Le prince tout bleui


Le prince tout bleui




C’était un prince très puissant, le plus puissant de ce pays. De quelque endroit où l’on était, on ne voyait que son château, mais lui ne se montrait jamais et si on l’avait rencontré on l’aurait vite regretté tant il était affreux à voir. Son corps était presque entièrement bleu, recouvert on ne sait comment de fers, de bois ou bien de pierres, comme si on l’avait frappé, battu, lapidé, torturé puis réparé en toute hâte car à force de coups donnés on l’avait fait devenir bleu. Et c’est pourquoi cette laideur que certains avaient entrevue et les mensonges qui disaient qu’il assassinait ses épouses, l’avaient fait nommer Barbe bleue.
Pourtant en ce corps monstrueux régnait une grande bonté. Il avait plaisir à donner.
On le savait, et très nombreux étaient ceux qui en profitaient. Ils ne s’en vantaient pas souvent. Mais chaque fois que les ennuis recommençaient, c’était vers lui qu’on revenait. Et que ce soit vrai ou mensonge ce prince réparait les peines.
Un homme était venu le voir et par trois fois l’avait prié de lui apporter son secours. Le prince le connaissait bien lui et ses trois si belles filles. Il avait des besoins d’argent, toujours d’argent et toujours plus et toujours un peu plus encore.
Il se plaignait de ses trois filles. Il ne pouvait plus les nourrir pas plus que se nourrir lui-même. Elles étaient si dépensières!
Le prince pouvait-il l’aider puisqu’il en aidait beaucoup d’autres ?
- Moi-même je vous aiderai, vous êtes si seul désormais. J’ai trois filles, vous le savez! Elles sont belles et dociles, je pourrais vous en laisser une. Votre vie serait plus facile. En contrepartie il me faut de quoi m’occuper des deux autres.
Le prince en avait convenu mais l’avait aussi prévenu des dangers que pouvaient connaître celles qui entraient au château. L’homme n’avait pas écouté. Il avait déjà entendu que le marché était conclu. Et il sut convaincre sa fille, sa fille ainée à accepter: la fille était comme le père, elle était aussi dépensière, et l’un et l’autre étaient partis vers le château.
En chemin, ils avaient croisé une très vieille lavandière. Les linges qu’elle allait lavés étaient si sales, si pesants qu’elle avait demandé de l’aide. La fille s’était indignée:
- Je vais bientôt être princesse!
Et elle s’en était allée.
Ils étaient entrés au château. Le père en était ressorti avec beaucoup à dépenser.
Quant à sa fille, on n’en avait jamais plus entendu parler.
Les peines d’argent se réparent mais repoussent rapidement comme repousse le chiendent.
Le père avait re-proposé le marché à son bienfaiteur ainsi qu’à sa fille cadette. Et, comme la fois précédente, l’échange s’était déroulé comme il avait été prévu. Le père avait beaucoup reçu.
Quant à la fille, on n’en avait plus jamais entendu parler.
Il ne restait que la dernière pour réparer les grosses dettes de son père. Et ce fut pour cette raison que la benjamine accepta.
En chemin, elle rencontra cette si vieille lavandière que ses sœurs avaient délaissée.
Elle l’aida à transporter son linge si sale et si lourd. Et elle reçut en cadeau, dans une noix, trois robes magiques à porter si elle se trouvait en danger.
Elle entra dans le grand château et laissa son père emmener l’argent qu’il s’en était venu chercher.
Le prince accueillit sa nouvelle épouse. Il redoutait son arrivée. Il lui fit visiter les pièces que cette maison contenait et il lui en donna les clés. Mais pour la dernière d’entre elles, il la pria, la supplia de ne jamais l’utiliser, cette clé était une fée. Puis il partit. Il le fallait.
Et tout en partant se cacher dans une secrète caverne, il revoyait en son esprit ce qui s’était déjà passé et allait se renouveler. Elle utiliserait la clé, ouvrirait la porte interdite. Y découvrirait le secret qui avait assombri sa vie et qui l’assombrirait encore. Elle découvrirait les corps de ses deux imprudentes sœurs, et ceux des femmes précédentes meurtris, battus, et torturés, devenus bleus comme lui-même. Elle les verrait entassés dans ce puits au cœur du château. Elle allait entendre des cris, des hurlements de toute part. Ce serait les cris de la clé, ceux de la hache et de la meule qui, depuis sa plus tendre enfance, jalousement le torturaient.
C’étaient les fées de ce palais, jalouses, cruelles, furieuses. Elles le tenaient enfermé dans ses vêtements de tortures de pierre, de bois, de fer pour qu’il ne leur échappe pas.
Et cette si gentille épouse que le sort lui avait donnée, si jeune, si douce, si bonne, elle aussi serait condamnée comme l’avaient été les autres.
Mais voilà que, dans sa poitrine, le prince se sentit gagné par une très grande espérance. Ce qui s’était toujours passé n’allait pas se renouveler, il en était presque assuré et un doux sommeil le prit.
Pourtant tout se passa ainsi que ce que le prince avait craint jusqu’au moment où les trois fées se jetèrent sur la nouvelle. Elle chercha comment s’enfuir. Elle découvrit une porte, que les autres n’avaient pas vue, une autre porte mais sans serrure, une toute petite porte. Elle l’ouvrit, passa derrière et la referma derrière elle. Les cris cessèrent. Elle était sauve.
Devant elle, dormait le Prince sans sursaut, très paisiblement. Mais son corps était gigantesque, aussi grand et aussi paisible que le pays qui entourait son château extraordinaire. Et ce château était son cœur. Et sa poitrine la forêt qui respirait comme la mer. La rivière le traversait. Et au bord de cette rivière se trouvait une lavandière qui faisait blanchir des chemises qui, toutes, étaient tâchées de sang.
L’une des chemises tomba dans la rivière. La mariée poussa un cri et le prince se réveilla.
Aussitôt, il redevint monstre, aussitôt reprirent les cris de la clé, la hache et la meule. La jeune fille se souvint des robes cachées dans la noix. Elle les mit l’une après l’autre.
La première de ses parures était tissée de rayons de lune argentée. Les méchantes fées reculèrent. La deuxième de ses parures était tissée de rayons ensoleillés d’or. Les fées reculèrent encore. Et la dernière était tissée de lumière d’étoiles brillantes. Les dents des fées s’entrechoquèrent.
L’épouse était devenue fée. Elle se tourna vers le prince et ordonna:
- Enlève ton manteau de pierre!
Le prince enleva ce manteau, elle ôta sa robe de lune. La meule tomba en poussière.
- Enlève ton manteau de bois!
Le prince enleva ce manteau, elle ôta celle de soleil. La hache se désintégra.
- Enlève ton manteau de fer!
Le prince enleva ce manteau, elle ôta sa robe d’étoiles. La clé se tordit, s’effaça.
Tout était désensorcelé.
Classification AaTh: 312 (The Giant-Killer and his Dog (Bluebeard




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