Le calife Haroun Alraschid étant sorti secrètement un soir de son palais, comme cela lui arrivait quelquefois, déguisé en marchand, et accompagné de Giafar et de Mesrour, qui avoient pris le même déguisement, parcourut avec eux plusieurs quartiers de Bagdad, et se trouva sur les bords du Tigre. Ayant aperçu un vieillard assis dans une barque, le calife s’approcha de lui, le salua très-poliment, et le pria, en lui présentant une pièce d’or, de les prendre dans sa barque et de les promener un moment sur le fleuve.
« Seigneurs, répondit le vieillard, en mettant dans sa poche la pièce d’or qu’on lui avait offerte, il m’est impossible de vous procurer ce plaisir ; car le calife Haroun Alraschid vient ici tous les soirs prendre le frais et se promener en gondole. Il est accompagné d’un héraut qui publie à haute voix : « Défenses à toutes personnes, de quelque rang et de quelque qualité qu’elles soient, grands ou petits, jeunes ou vieux, de traverser le Tigre, sous peine de perdre la tête, ou d’être attachées au mat de leur vaisseau. » Vous arrivez justement au moment où sa gondole va passer, et je vous conseille de vous retirer sur-le-champ. »
Le calife et Giafar, fort étonnés de ce qu’ils entendaient, présentèrent chacun une pièce d’or au vieillard, et le prièrent de les laisser entrer sous des planches qui formaient une espèce de cabane au milieu de son bateau, en attendant que la gondole fût passée. Le vieillard prit les deux pièces d’or en se recommandant à Dieu, fit entrer le calife et ses compagnons dans son bateau, et s’éloigna un peu du rivage. À peine avait-il donné quelques coups d’aviron, qu’ils virent s’avancer au milieu du Tigre une gondole décorée avec la plus grande magnificence, et éclairée par un grand nombre de torches et de flambeaux.
« Ne vous l’avais-je pas bien dit, s’écria le vieillard tout tremblant ? » Ayant aussitôt quitté son aviron, il fit passer les faux marchands sous les planches qui couvraient une partie de son bateau, et étendit à l’entour une toile noire, à travers laquelle ils pouvaient jouir de la vue du spectacle qui s’offrait à leurs regards.
Sur le devant de la gondole était un esclave tenant une cassolette d’or pur, où brûlait du bois d’aloès. Il était couvert d’une tunique de satin rouge, rattachée par une agrafe d’or sur une de ses épaules. Il avait sur sa tête un turban d’une mousseline extrêmement fine, et portait en bandoulière un petit sac de soie verte, brodé en or, où était renfermé le bois d’aloès qu’il mettait dans sa cassolette. Un autre esclave, vêtu de la même manière, et chargé d’une fonction pareille, était assis à l’autre extrémité de la gondole.
À droite et à gauche étaient rangés deux cents esclaves couverts d’habits magnifiques, et au milieu d’eux s’élevait un trône d’or, sur lequel était assis un jeune homme dont la grâce et la beauté effaçaient l’éclat dont il était environné. Il était vêtu d’une robe noire, brodée d’or et de diamants. Il avait au-dessous de lui un homme qui ressemblait parfaitement au grand visir Giafar ; derrière lui, un esclave debout, l’épée nue à la main, jouait, à s’y méprendre, le rôle de Mesrour, chef des eunuques. Autour de lui paraissaient rangés ses courtisans et ses favoris, au nombre de vingt.
Le calife, extrêmement surpris d’un pareil spectacle, dit à son grand visir ; « Que penses-tu de cette aventure ? » « Souverain Commandeur des croyants, répondit Giafar, je ne reviens pas de mon étonnement, et je ne conçois rien à une pareille rencontre. » « C’est, sans doute, reprit le calife, un de mes fils, Almamoun ou Alamin, qui veut s’amuser. » Comme la barque passait dans ce moment à peu de distance de l’endroit où ils se trouvaient, le calife fixa avec plus d’attention le jeune homme assis sur le trône d’or. Ses traits et sa beauté, sa taille et son maintien, une certaine dignité répandue sur toute sa personne, et le cortège dont il était entouré, le charmèrent au point qu’il ne put s’empêcher de dire à Giafar :
« En vérité, visir, il me semble voir la pompe et la magnificence qui m’environne au milieu de ma cour ; il n’y manque absolument rien. Ne dirait-on pas que c’est toi-même que voilà (en montrant le personnage qui était en face du jeune homme) ? Ne prendrait-on pas cet esclave pour Mesrour ; et ces courtisans ne ressemblent-ils pas exactement à ceux qui m’entourent ? Je l’avoue franchement, ce que je vois ici embarrasse mon esprit, et je ne sais si je rêve ou si je suis éveillé. »
« Je suis dans la même perplexité, répondit le visir, et mes idées se confondent tellement, que si je ne me trouvais pas auprès de votre Majesté, je serais tenté de douter en ce moment si je suis le véritable Giafar. »
La barque s’étant éloignée, et ayant bientôt disparu à leurs yeux, le vieillard, qui était resté muet et tout tremblant pendant qu’elle passait, s’écria en reprenant son aviron : « Dieu soit loué, heureusement personne ne nous a aperçus, et nous sommes maintenant hors de danger ! »
« Vieillard, reprit Haroun, ne nous as-tu pas dit que le calife vient prendre le frais tous les soirs sur le Tigre ? « « Oui, Seigneur, répondit le vieillard, et depuis un an il n’a jamais manqué d’y venir exactement. « « Eh bien, bonhomme, continua le calife, si tu veux nous faire le plaisir de nous attendre ici demain à pareille heure, nous te donnerons cinq pièces d’or pour ta peine. Comme nous sommes étrangers dans ce pays, nous ne serons pas fâchés de jouir des plaisirs et des divertissements qu’il pourra nous procurer, et sur-tout nous serons flattés de pouvoir nous promener sur le canal. »
Le vieillard, entraîné par l’appât du gain, promit au calife, qu’il prenait ainsi que ses compagnons pour des marchands étrangers, de se trouver le lendemain au même endroit à l’heure convenue, et il les mit à terre en les comblant de bénédictions.
Le calife, Giafar et Mesrour reprirent le chemin du palais, et y rentrèrent aussi secrètement qu’ils en étaient sortis. Ils quittèrent le costume de marchands, et reprirent chacun leurs vêtements ordinaires. Le lendemain le divan s’étant assemblé, les visirs, les émirs, les gouverneurs des provinces et tous les grands de l’empire vinrent rendre leurs hommages ordinaires au calife, qui prolongea la séance jusqu’à la fin du jour.
Lorsque chacun se fut retiré, le calife dit à Giafar : « Allons, visir, je suis impatient de voir l’autre calife. » « Mesrour et moi, répondit le visir en riant, nous sommes prêts à aller présenter nos respects à sa Majesté. » S’étant alors déguisés tous les trois en marchands, comme la veille, ils sortirent du palais par une petite porte secrète qui donnait sur le Tigre, et s’approchèrent gaiement de la rive, où ils trouvèrent le vieillard qui les attendait dans sa barque.
À peine y étaient-ils entrés, qu’ils aperçurent de loin la gondole du faux calife, qui s’avançait vers eux. L’ayant considérée avec attention, ils virent, quand elle s’approcha d’eux, qu’elle était bordée de deux cents esclaves différents de ceux de la veille, et ils entendirent le héraut publier à haute voix la défense accoutumée. « Parbleu, dit le calife, je n’aurais jamais pu croire une pareille chose, si je n’en avais été moi-même témoin, et si je n’avais entendu cette proclamation de mes propres oreilles. » « Vieillard, ajouta-t-il ensuite en s’adressant au patron, tiens, prends ces dix pièces d’or, et conduis-nous derrière eux. Tu n’as rien à craindre ; car l’éclat des flambeaux qui éblouissent leurs regards, les empêchera de nous distinguer dans l’obscurité à une certaine distance d’eux, et nous pourrons aisément les observer sans qu’ils s’en aperçoivent. »
Le vieillard prit les dix pièces d’or, détacha sa barque, et la dirigea dans l’ombre produite par la gondole que montait le faux calife. Lorsqu’ils furent hors de la ville, et qu’ils eurent gagné les maisons de plaisance et les jardins qui sont aux environs, la gondole s’approcha du rivage, et aborda au fond d’un golfe qui formait un bassin naturel au-devant d’une terrasse magnifique, éclairée, ainsi que les jardins qui étaient au-delà, par une multitude infinie de feux de diverses couleurs.
Le faux calife ayant sauté légèrement à terre, monta sur une mule qu’on lui tenait toute prête, et s’avança au milieu de deux files d’esclaves qui portaient des flambeaux, et qui faisaient retentir l’air des cris de « Vive le souverain Commandeur des croyants ! Que Dieu prolonge son règne et le comble de ses bénédictions ! »
Haroun Alraschid, Giafar et Mesrour étant descendus à quelque distance sur le rivage, s’approchèrent du cortège, et se mêlèrent dans la foule. Quelques esclaves ayant aperçu trois personnages qu’ils ne connaissaient pas, et qui paraissaient être des marchands, les arrêtèrent, et les conduisirent sur-le-champ au faux calife.
« Qui êtes-vous, leur demanda-t-il en les fixant attentivement ? Comment êtes-vous venus jusqu’ici, et quelle affaire peut vous y amener à l’heure qu’il est ? »
« Seigneur, répondit Giafar, nous sommes des marchands étrangers qui retournons dans notre pays. Nous sommes partis ce soir de Bagdad, dans l’intention de marcher toute la nuit ; nous suivions notre chemin, lorsque vos gens nous ont rencontrés. Ils se sont saisis de nous, et nous ont amenés devant vous. »
« Rassurez-vous, leur dit le faux calife avec bonté, vous n’avez rien à craindre, puisque vous êtes étrangers ; mais si par malheur vous eussiez été de Bagdad, je vous aurais fait trancher la tête sur l’heure. » Se tournant ensuite vers son grand visir : « Chargez-vous de ces messieurs, lui dit-il, car je les invite ce soir à souper avec moi. »
Le grand visir ayant fait une profonde inclination en signe d’obéissance, fit placer les trois marchands à ses côtés, et le cortège continua de s’avancer vers un superbe palais dont le faîte se perdait dans les nues, et que sa structure et son élégance auraient fait prendre pour la demeure d’un des plus puissants monarques de la terre.
La porte principale était de bois d’ébène recouvert de lames d’or. Au-dessus de cette porte on lisait ces deux vers gravés en lettres d’or :
VERS.
« Salut et bénédiction à ce palais : c’est le séjour du bonheur et des plaisirs.
» Toutes les merveilles de l’art et de la nature s’y trouvent réunies ; en vain on tenterait de les décrire. »[1]
Casroun âlayhi tahhiyatoun wa salamoun etc.
Cette porte donnait entrée dans un vestibule soutenu par des colonnes de marbre, au milieu duquel était un bassin aussi de marbre, d’où s’élevaient plusieurs jets-d’eau. On passait de là dans différents appartements décorés de tapis et de rideaux d’un travail achevé ; et l’on parvenait ensuite dans une vaste salle où étaient rangés des sièges d’or massif, recouverts de coussins de brocard d’or et de soie.
Le cortége étant entré dans cette salle, le faux calife se plaça sous un dais de soie verte, brodé de perles et de diamants, au-dessous duquel était un trône d’ivoire rehaussé d’or, dont l’éclat et la magnificence le disputaient à ceux des Cosroès et des Césars. Le dais était entouré de rideaux de soie jaune relevés avec grâce, et qui se baissaient à volonté avec une promptitude merveilleuse.
Le faux calife s’étant assis sur son trône, on plaça devant lui l’épée royale, et tous les courtisans se rangèrent au-dessous. On apporta ensuite plusieurs tables couvertes des mets les plus recherchés. Après que chacun eut mangé, on desservit, et on présenta à laver dans des bassins d’or. On apporta ensuite à boire : l’on mit sur la table une multitude de vases de toute espèce, plus riches et plus précieux les uns que les autres, et on servit à la ronde les vins les plus exquis.
L’esclave qui versait à boire aux convives, étant parvenu au calife Haroun, voulut remplir sa coupe ; mais ce prince la retira avec précipitation, et attira par-là sur lui les regards du faux calife.
« Pourquoi donc votre camarade ne veut-il pas boire, demanda-t-il à Giafar ? » « Il y a long-temps, Seigneur, répondit Giafar, qu’il n’a fait usage de cette boisson. » « Eh bien, reprit le faux calife, il ne faut pas le gêner. Il y a ici toutes sortes de liqueurs ; qu’il demande librement celle qu’il a coutume de boire. » Haroun Alraschid ayant demandé une autre liqueur, le faux calife l’invita obligeamment à vouloir bien lui faire raison toutes les fois que son tour de boire arriverait.
Ils passèrent ainsi une partie de la soirée à boire et à se divertir. Lorsque le vin eut commencé à échauffer les têtes, Haroun AIraschid dit à Giafar : « Mon étonnement augmente de plus en plus. Jamais on n’a servi dans mon palais un festin aussi somptueux ni aussi magnifique que celui où nous assistons ce soir. Je voudrais bien savoir, dès à présent, quel est ce jeune homme. »
Le faux calife voyant Haroun et Giafar s’entretenir tous deux à voix basse, dit à Giafar : « Vous devez savoir, mon hôte, que parler bas avec ses voisins est, dans les assemblées, le défaut ordinaire de la malignité. »
« La malignité, répartit aussitôt Giafar, ne peut trouver à s’exercer ici. Mon camarade me disait qu’il avait parcouru beaucoup de pays, qu’il avait été admis à la cour des plus puissants monarques, et vécu familièrement avec les grands ; mais que nulle part il n’avait reçu d’accueil aussi flatteur ni aussi distingué que celui que votre Majesté a daigné lui faire ce soir, et que jamais tant de grandeur et de magnificence n’avoient frappé ses regards. Il observe seulement qu’il a entendu répéter souvent à Bagdad : Rien de plus agréable en buvant, que d’entendre de la musique. »
Le discours de Giafar fit sourire le faux calife, qui frappa aussitôt sur la table. La porte de la salle s’étant ouverte sur-le-champ, on vit paraître un esclave noir qui portait un siège d’ivoire incrusté d’or. Il était suivi d’une jeune esclave d’une beauté parfaite, qui tenait entre ses mains un luth fabriqué dans les Indes. La jeune esclave s’étant assise sur le siège d’ivoire qu’on avait mis au milieu de la salle, accorda son instrument ; et après avoir préludé dans vingt-quatre tons, elle rentra dans celui par lequel elle avait débuté, et chanta les paroles suivantes :
VERS.
« L’amour vous parle par ma bouche, et vous dit que je vous aime.
» Tout atteste la violence de ma passion : mon cœur est blessé, et les larmes coulent en abondance de mes yeux.
» Avant de vous voir, je ne connaissais pas l’amour : tôt ou tard il faut succomber à son destin. »[2]
Lesano’lhawa fi mohgeti laka nathicoun, etc.
Le faux calife parut fort agité, et comme hors de lui-même, tandis que la jeune esclave chantait. À peine eut-elle achevé, qu’il poussa un grand cri, et déchira sa robe du haut en bas. Les rideaux suspendus autour de lui se baissèrent aussitôt, et on lui apporta une autre robe plus riche que la première. Le jeune homme s’en étant revêtu, se remit comme il était auparavant, et l’on continua à se divertir et à boire à la ronde.
Lorsque le tour du faux calife fut venu, et qu’on lui eut présenté la coupe, il frappa, comme la première fois, sur la table. La porte s’ouvrit, et l’on vit entrer un esclave noir, portant un siège d’or massif, accompagné d’une jeune esclave plus belle que la précédente. Elle s’assit sur le siège qu’on lui présenta, accorda le luth qu’elle tenait entre ses mains, et se mit à chanter ces paroles :
VERS.
« Comment supporter l’état où je suis ? Le feu de l’amour me consume, et mes larmes forment un déluge perpétuel.
» La vie n’a plus de charmes pour moi. Quel plaisir peut goûter un cœur navré de tristesse ? «[3]
Keïf istibari wanaro’lshouci fi kebdi, etc.
Ces vers firent sur le faux calife le même effet que les premiers. Il poussa un grand cri, et déchira sa robe du haut en bas : les rideaux suspendus autour du trône s’abaissèrent ; il se revêtit d’une autre robe, reprit sa place comme auparavant, et invita les convives à boire de nouveau. Lorsque son tour fut venu, il frappa pour la troisième fois sur la table. La porte s’ouvrit comme à l’ordinaire. Une jeune esclave dont la beauté surpassait celle des deux précédentes, s’avança le luth à la main, précédée d’un esclave noir, s’assit au milieu de la salle, et chanta ces vers :
VERS.
« Cessez vos vains reproches, et traitez-moi avec plus de justice : mon cœur ne peut renoncer à vous aimer.
» Ayez pitié d’un malheureux dévoré d’ennui, que vous avez réduit en esclavage.
» Je succombe à la violence du mal qui me consume : vous seule pouvez m’arracher à la mort.
» Ô beauté dont l’image remplit mon cœur, comment vous oublier pour m’attacher à une autre ! »[4]
Ocsorou hograkoum wa callou giafakoum, etc.
On pourroit lire hagrakoum, et alors le sens seroit : Cessez de me fuir.
Le jeune homme habillé en calife, parut, tandis qu’on chantait ces vers, plus violemment agité qu’il ne l’avait encore été. Il poussa, lorsqu’ils furent achevés, des cris si lamentables, que le calife et Giafar furent touchés de compassion. Il se calma néanmoins bientôt après, et l’on continua de verser à boire. Une quatrième chanteuse ayant paru au signal du jeune homme, fit entendre ces paroles :
VERS.
« Quand finira cet éloignement et cette injuste haine ? Quand pourrai-je retrouver le bonheur dont j’ai trop peu joui ?
» N’avons-nous pas vécu ensemble dans la plus douce union, et fait envier à d’autres notre félicité ?
» La fortune cruelle nous a séparés ; mais mon cœur est toujours près de vous.
» Quand les liens qui nous attachent l’un à l’autre seraient anéantis, jamais je ne cesserais de vous aimer. »
Le jeune homme ne put résister à l’impression que firent sur lui ces vers, en lui rappelant vivement un amour malheureux. Après avoir jeté un grand cri, et déchiré ses habits comme auparavant, il s’évanouit, et se laissa tomber à la renverse. Ses esclaves étant accourus pour le secourir, et ayant oublié de baisser le rideau, dans le trouble que cet événement leur causa, Haroun Alraschid s’aperçut que son corps était tout couvert de marques de coups de fouet. « Visir, dit-il tout bas à Giafar, après avoir considéré quelque temps ce spectacle, qu’est-ce que cela veut dire ? Ce jeune homme si aimable et si intéressant en apparence, ne serait-il qu’un infame brigand, et personne ne pourra-t-il ici m’instruire de ses aventures ? »
Le jeune homme étant revenu de son évanouissement, et s’étant revêtu d’autres habits, s’assit sur son trône, et se mit à converser avec les convives comme auparavant. Ayant par hasard jeté les yeux sur Haroun et Giafar, et les voyant causer ensemble, il leur demanda ce qu’ils pouvaient avoir de si important à se communiquer pour se parler ainsi continuellement à l’oreille ?
« Sire, répondit Giafar, ce que me disait mon camarade peut sans crainte, se répéter tout haut. En qualité de marchand il a parcouru les principales villes du monde ; il a fréquenté les cours des rois et des souverains ; mais jamais il n’a vu chez aucun prince une prodigalité semblable à celle dont vous venez de nous rendre témoins en déchirant successivement plusieurs robes, dont la moindre vaut plus de cinq cents pièces d’or. »
« Chacun, reprit le faux calife, peut disposer à son gré de ses richesses et de ce qui lui appartient. Ce que vous venez de voir est une des manières dont je témoigne ma libéralité à ceux qui m’entourent. Chaque robe que je déchire est pour quelqu’un des convives, qui reçoit, s’il veut, en échange, cinq cents pièces d’or. »
Giafar répondit aussitôt par ces deux vers :
« Tout ce que vous possédez est au reste des hommes ; les Bienfaits ont bâti leur palais dans le creux de votre main.
» S’ils fermaient ailleurs leurs portes, vos doigts sauraient aisément les ouvrir. »[5]
Banat almakarimou wasla kaffika mauzilan, etc.
Le compliment du grand visir charma tellement le faux calife, qu’il le fit revêtir à l’instant même d’un riche caftan, et lui fit donner une bourse de mille pièces d’or.
On recommença ensuite à boire et à se divertir. Haroun AIraschid prenait cependant peu de part à la joie qui animait tous les convives, et était toujours occupé du spectacle qui avait frappé ses regards. Ne pouvant plus réprimer sa curiosité, il ordonna à Giafar de demander au jeune homme pour quel motif on l’avait ainsi déchiré à coups de fouet ? Le visir ayant représenté à son maître qu’une pareille demande pouvait être déplacée dans ce moment, et qu’il devait attendre au lendemain pour s’instruire de ce qu’il desirait savoir : « J’en jure par ma tête, lui répondit Haroun, et par le tombeau d’Abbas[6]
Oncle de Mahomet, dont descendoient les califes Abbasside.
, si tu n’interroges à l’instant ce jeune homme, tu ressentiras bientôt les effets terribles de mon courroux. »
Le faux calife ayant en ce moment regardé Haroun et Giafar, leur demanda quel était le sujet de leur altercation ? « Ce n’est rien, Sire, répondit Giafar en tâchant d’éluder la question. » « Je veux absolument le savoir, reprit le faux calife, et je vous conjure de ne me rien cacher. »
« Mon camarade, dit alors Giafar, croit avoir aperçu sur votre corps des marques de coups de fouet. Cette vue l’a singulièrement étonné. « Comment, m’a-t-il dit, un calife peut-il avoir été ainsi maltraité ? » Mon camarade desirerait connaître la cause d’un événement aussi extraordinaire, et j’espère que votre Majesté voudra bien lui pardonner sa hardiesse et sa curiosité. »
Le faux calife, loin de paraître offensé d’une pareille question, dit en souriant : « Je vois bien, Seigneurs, que vous êtes des personnages d’un rang supérieur à celui que votre extérieur annonce, et je soupçonne fort que celui d’entre vous qui manifeste une curiosité si vive, est le calife Haroun Alraschid lui-même, qui pour s’amuser a quitté son palais, déguisé en marchand, ainsi que son grand visir Giafar, et Mesrour, le chef de ses eunuques. »
« Bannissez, Seigneur, une pareille pensée de votre esprit, s’écria vivement Giafar en l’interrompant. De pauvres marchands comme nous ne méritent pas qu’on les honore d’un pareil soupçon. »
« Si mon soupçon est bien fondé, reprit le jeune homme, cette rencontre est ce que je desirois le plus, et j’espère qu’elle mettra fin à mon malheur. Quoi qu’il en soit, continua-t-il en souriant, je commencerai par vous dire que je ne suis point le souverain Commandeur des croyants ; je ne me fais ainsi appeler, et je ne prends tous les soirs ce costume que pour me distraire, et charmer les tourments que me fait éprouver une personne plus belle que les astres. Quoique séparé d’elle, ses grands yeux noirs, ses joues de rose, les arcs de ses sourcils sont toujours présents à mon esprit ; mais avant de vous parler d’elle, je dois vous faire connaître qui je suis.
» Je m’appelle Aly, fils de Mohammed le joaillier. Mon père, qui était un des plus riches marchands de Bagdad, me laissa à sa mort maître d’une fortune immense, consistant en or et argent, en pierreries, en rubis, en émeraudes et en diamants de toute espèce. Je possédais de vastes jardins et des terres d’un revenu considérable, et j’avais à mon service un grand nombre d’esclaves de l’un et de l’autre sexe.
» Un jour que j’étais dans mon magasin, occupé à régler mes comptes avec mes commis et mes serviteurs, une jeune dame, montée sur une mule, et accompagnée de trois jeunes esclaves d’une grande beauté, s’arrêta devant ma porte, descendit légèrement à terre, entra dans mon magasin, et s’assit. « N’êtes-vous point, me dit-elle, le seigneur Aly, fils de Mohammed le joaillier ? » « Prêt à vous obéir, Madame, lui répondis-je. Qu’y a-t-il pour votre service ? »
« Auriez-vous, reprit-elle, un collier de diamants qui pût me convenir ? » « Madame, lui dis-je, je vais vous faire apporter tous ceux que j’ai chez moi. Si quelqu’un d’eux vous convient, votre esclave s’estimera trop heureux ; si au contraire il n’en est aucun qui soit de votre goût, ce sera pour votre esclave un malheur bien sensible. »
» J’avais dans mon magasin cent colliers de diamants. Je les fis apporter les uns après les autres, et je les étalai devant elle. Lorsqu’elle les eut tous bien considérés, elle me dit qu’elle n’en trouvait aucun à son goût, et qu’elle en désirait un plus riche et plus beau que ceux qu’elle venait de voir.
» Je possédais encore heureusement un petit collier que mon père avait acheté cent mille pièces d’or, et qui surpassait en éclat tout ce que les plus puissants monarques avoient de plus précieux. « Je suis désolé, Madame, lui dis-je, qu’aucun des objets que je vous ai montrés ne puisse vous convenir : il ne me reste plus qu’un petit collier de perles fines et de diamiants, mais si beau et d’un travail si achevé, que je ne crois pas qu’aucun grand de la terre en possède un pareil. » « Voyons-le, me dit-elle avec empressement. »
» La jeune dame n’eut pas plutôt vu le petit collier que j’avais été chercher, qu’elle s’écria : « Voilà justement le collier que j’ai toujours désiré. De quel prix est-il ? » « Mon père, lui dis-je, l’a payé cent mille pièces d’or. » « Eh bien, je vous en offre cinq mille de plus : êtes-vous content, me dit-elle ? » « Madame, m’écriai-je, le collier et son maitre sont entièrement à votre disposition. » « Vous êtes trop galant, Seigneur, dit-elle en se levant : si vous voulez me faire l’honneur de m’accompagner jusque chez moi, je vous ferai compter le prix de votre collier, et peut-être ne vous repentirez-vous pas de votre complaisance. »
» Je me levai aussitôt, transporté de joie ; et ayant ordonné à mes esclaves de fermer mon magasin, je présentai la main à la jeune dame, pour l’aider à remonter sur sa mule, et je l’accompagnai jusqu’à la porte d’une maison de grande apparence, où elle descendit, en me priant d’attendre un moment, jusqu’à ce qu’elle eût fait avertir son banquier. À peine était-elle entrée dans la maison, qu’une jeune esclave vint m’inviter à entrer sous le vestibule, en me disant qu’il ne convenait pas qu’une personne comme moi restât à attendre à la porte. Un moment après une autre esclave vint me dire que sa maîtresse me priait de passer dans le salon pour recevoir mon argent. J’entrai dans la maison, précédé de l’esclave qui me conduisit dans le salon, et me fit asseoir.
» Au milieu du salon était un trône d’or, surmonté d’un dais, et entouré de rideaux de soie. J’étais à peine assis, que les rideaux s’ouvrirent, et me laissèrent voir la jeune dame, qui parut, à mes yeux éblouis, comme un astre rayonnant de lumière. Sa beauté était encore relevée par l’éclat d’une parure magnifique, et sur-tout par la richesse du collier que je lui avais vendu. La vue de tant d’attraits fît sur moi une impression si vive, que je parus un moment interdit et immobile.
» Aussitôt que la jeune dame m’aperçut, elle se leva de dessus son trône, et s’avança vers moi d’un air riant. « Seigneur Aly, me dit-elle, votre douceur et votre honnêteté me plaisent infiniment. » « Madame, lui répondis-je, enhardi par un accueil aussi gracieux, c’est à vous seule qu’il appartient de plaire ; car vous réunissez tout ce qui peut captiver les cœurs, et il est impossible de vous voir sans éprouver l’effet de vos charmes. »
» La jeune dame parut plus sensible à mon compliment que je n’aurais osé l’espérer. Je crus reconnaître qu’elle ne m’avait pas vu d’un œil indifférent, et elle m’en donna bientôt elle-même l’assurance. « Il est inutile, me dit-elle, de vous cacher plus long-temps les sentiments que vous m’avez inspirés ; la manière dont je vous reçois vous montre assez à quel point vous m’intéressez. »
» Ces mots furent comme un trait de feu qui pénétra jusqu’au fond de mon cœur. J’eus peine à contenir mes transports, et je lui peignis avec vivacité tout l’amour dont je me sentais de plus en plus embrasé.
« Savez-vous, me dit alors la jeune dame, à qui vous adressez ce langage ? » « Madame, lui répondis-je, cette connaissance ne pourrait rien changer à mon amour. » « Apprenez, reprit-elle, que ma naissance et mes sentiments ne me permettent d’écouter d’autre amour qu’un amour honnête et légitime. Je suis la princesse Dounia, fille d’Iahia Ebn Khaled al Barmaki, et sœur du grand visir Giafar. »
» Ce discours me causa une surprise extrême ; je fis quelque pas en arrière, et tâchai de m’excuser en disant : « Pardonnez, Madame, mon indiscrétion ; pardonnez un aveu que j’aurais pour jamais renfermé dans mon âme, si j’avais connu plus tôt le haut rang dans lequel vous êtes née. Les bontés que vous avez daigné me témoigner m’ont aveuglé, je l’avoue ; elles seules peuvent me servir d’excuse. »
« Ne cherchez pas à vous excuser, reprit en riant la princesse ; je ne vous aurais pas fait la première l’aveu de mes sentiments, si je n’avais dessein de vous prendre pour époux. Puisque nos deux cœurs s’entendent si bien, rien ne saurait s’opposer à notre union. Je puis disposer de ma personne, et le cadi ne me refusera pas son ministère. » En achevant ces mots la belle Dounia commanda qu’on allât chercher le cadi et des témoins.
» Lorsque le cadi et les témoins furent arrivés, Dounia leur dit : « Le seigneur Aly, ici présent, fils de Mohammed le joaillier, m’a demandé ma main ; je la lui ai accordée, et j’ai reçu en dot le collier que voici. » Le contrat étant dressé, le cadi se retira, et l’on servit un repas composé des mets les plus exquis et les plus délicats. Dix jeunes esclaves, toutes d’une rare beauté, vêtues de la manière la plus élégante, s’empressaient de prévenir nos moindres volontés.
» Sur la fin du repas, la princesse Dounia ordonna aux jeunes esclaves de chanter. L’une d’elles commença ainsi :
VERS.
« Mon cœur et mes vœux sont soumis à votre empire ; je ne desire autre chose au monde que de vous plaire.»
« Qu’il est doux de passer sa vie près de l’objet qu’on aime, de le voir, de l’entendre, et de pouvoir sans cesse lui dire tout ce que sa beauté nous inspire ! »[7]
Calbi wa amali bibabi ragiakoum, etc.
» Les autres esclaves célébrèrent pareillement dans leurs chants notre union et mon bonheur. Lorsqu’elles eurent fini, la princesse Dounia prit elle-même un luth, et chanta ces vers :
VERS.
« J’en jure par le plaisir qu’on goûte auprès de vous, mon amour est égal à l’ardeur brûlante du midi. Ayez pitié d’une esclave aux yeux de laquelle vous effacez le reste des hommes. »
« Le reflet de la liqueur contenue dans ce verre, donne à votre visage l’éclat de la rose mêlé à la beauté du mirte. »[8]
Ocsimou bilaïni cawamikoum al moyasi, etc.
» Lorsqu’elle eut achevé, elle me présenta l’instrument. Je le pris, et je répondis par ce compliment à celui qu’elle m’avait adressé :
VERS.
« Le ciel vous a donné en partage la beauté tout entière : qui pourrait vous être comparé ?
» Vos yeux sont faits pour enchaîner tous les mortels : j’ai ressenti leur pouvoir magique.
» Vos joues rassemblent le feu et l’eau, et les roses y croissent naturellement. »[9]
Sebhhaaou rabbi giami alhhosni ataki, etc.
» Je vivais ainsi depuis un mois, renfermé avec la belle Dounia, uniquement occupé du bonheur de la posséder, et oubliant auprès d’elle mon magasin, mes esclaves, mes connaissances, et le soin de mes affaires. « Mon cher Aly, me dit un jour la princesse, il faut nécessairement que je sorte aujourd’hui pour aller au bain ; mais j’exige de vous la promesse de rester sur ce sofa, ou du moins de ne pas sortir de ce salon avant mon retour. Comme c’était un bonheur pour moi de satisfaire ses moindres désirs, je lui jurai, sans peine, de lui obéir à cet égard. Sur cette assurance elle partit, accompagnée de toutes ses esclaves.
» À peine était-elle au bout de la rue, que la porte du salon s’ouvrit. Une vieille femme s’avança vers moi, et me dit en s’inclinant profondément : « Seigneur Aly, la sultane Zobéïde, ma maîtresse, desire vous entretenir un moment. Elle a entendu parler de votre mérite, sur-tout de votre talent pour la musique, et elle brûle d’envie de vous entendre chanter. » « Il m’est impossible de sortir, répondis-je à la vieille, avant le retour de ma chère Dounia. » « Y pensez-vous, Seigneur, reprit la vieille, et voulez-vous, en vous refusant aux désirs de la sultane Zobéïde, exciter sa colère, et vous exposer aux effets de son ressentiment ? Vous connaissez sa puissance, et le crédit qu’elle a sur l’esprit du calife ; votre refus peut avoir les plus dangereuses conséquences pour vous et pour votre épouse. Venez, croyez-moi, parler à la sultane ; vous serez de retour dans un moment. »
» Je me levai aussitôt, quoiqu’avec répugnance, pour suivre la vieille qui marchait à grands pas devant moi. Elle me conduisit au palais de la sultane, et me fit entrer dans son appartement.
« C’est donc vous, dit la sultane en me voyant, qui avez su fixer le cœur de la princesse Dounia ? » « Madame, lui répondis-je, votre esclave a été assez heureux pour attirer sur lui les regards de la princesse. » « Je n’en suis pas surprise, reprit la sultane, j’ai beaucoup entendu parler de votre bonne mine et de vos talents. Votre extérieur ne dément pas l’éloge qu’on m’a fait de vous, en vous peignant sous les traits les plus aimables : je désirerais pareillement connaître vos talents pour la musique, et vous entendre chanter seulement un air. »
Je m’inclinai profondément en signe d’obéissance. On m’apporta aussitôt un luth, et je chantai ce couplet, que j’avais composé pour ma princesse :
VERS.
« Le cœur d’un amant est dévoré par son amour, et son corps est en proie à la langueur qui le consume.
» Le ciel a remis entre mes mains un astre que j’adore, lors même qu’il se couvre de nuages.
» Je suis soumis à toutes ses volontés, et je chéris dans toutes ses actions celle qui m’est chère. »[10]
Calboa al mohhibbi ma alihhbabi matouboun, etc.
» Zobéïde trouva les vers fort à son gré, et m’adressa des compliments très-flatteurs sur la beauté et la pureté de ma voix. « Je ne veux pas vous retenir plus long-temps, me dit-elle ensuite, votre épouse peut rentrer pendant votre absence, et je serais désolée que votre complaisance pour moi vous brouillât avec elle. » Je pris donc congé de la sultane en faisant des vœux pour son bonheur ; et, précédé de la vieille, je me hâtai de regagner le palais de la princesse.
Malheureusement pour moi, mon épouse était déjà de retour. J’entrai, en tremblant, dans ce salon dont je ne devais pas sortir, et je la trouvai couchée sur le sofa, paraissant dormir profondément. Je m’approchai doucement, et m’assis auprès d’elle ; mais, malgré toutes les précautions que je prenais pour ne pas la réveiller, elle ouvrit les yeux, et m’ayant aperçu, elle me donna un si furieux coup de pied qu’elle me jeta par terre. « Perfide, me dit-elle, c’est donc ainsi que tu tiens tes promesses ! Tu as été chez la sultane Zobéïde, malgré le serment que tu m’avais fait de ne pas sortir ? Si je n’écoutais que mon ressentiment et ma jalousie, je ferais mettre le feu au palais de la sultane, et je l’ensevelirais sous ses débris.
» Dounia se leva ensuite d’un air furieux, et appela Sawab. Je vis aussitôt paraitre un grand esclave noir, tenant une épée nue à la main. « Sawab, lui dit-elle, saisis ce traître, ce perfide, et tranche-lui la tête sur-le-champ. »
» Sawab se mit aussitôt en devoir d’exécuter cet ordre barbare. Il me saisit au collet d’une main vigoureuse, me banda les yeux, et était prêt à me faire voler la tête de dessus les épaules, lorsque toutes les jeunes esclaves se précipitèrent aux pieds de leur maîtresse, et la supplièrent de ne pas me faire périr. « Madame, lui disaient-elles, il ne connaissoit pas encore votre caractère. Sa faute n’a point été préméditée ; c’est une faute involontaire dans laquelle il a été entraîné, et qui ne mérite pas la mort. » « Je veux bien, dit la princesse après s’être long-temps fait prier, ne pas verser son sang ; mais il faut qu’il soit puni, et qu’il porte des marques de ma vengeance, qui lui rappellent sans cesse son crime et sa trahison. Dépouille-le, dit-elle à l’esclave noir, et donne-lui sur-le-champ cent coups de fouet. »
» L’esclave ne s’acquitta que trop bien de l’ordre qu’il venait de recevoir : il me déchira les flancs et les épaules de la manière la plus barbare, et me mit dans un état capable de toucher de pitié le cœur le plus cruel ; mais la princesse, insensible à mes cris, lui ordonna de me mettre à la porte, et me signifia de ne plus reparaître chez elle. Comme j’étais étendu par terre, baigné dans mon sang, et qu’il m’était impossible de me lever seul, deux esclaves robustes me prirent entre leurs bras, me portèrent dans la rue, où ils me laissèrent étendu, presque sans connaissance, et refermèrent la porte sur eux.
» Je repris peu à peu mes esprits ; je me levai avec beaucoup de peine, et je marchai, ou plutôt je me traînai jusqu’à ma maison. Je fis venir un chirurgien qui pansa mes plaies, et les guérit ; mais il ne put faire disparaître les traces des coups que vous avez aperçues sur mon corps.
» Lorsque je fus parfaitement rétabli, et que j’eus pris plusieurs bains, je me rendis à mon magasin, et je vendis toutes mes marchandises. J’achetai quatre cents esclaves si bien choisis, que les plus grands princes n’en possèdent pas de plus beaux et de mieux faits. Deux cents de ces esclaves devaient m’accompagner un jour, et les autres le lendemain. Je leur distribuai les divers emplois de la cour, et je leur assignai des pensions.
» Je fis ensuite construire la gondole dans laquelle vous m’avez vu, qui me coûta douze cents pièces d’or, et j’imaginai de venir me promener tous les soirs sur le Tigre, en me faisant passer pour le calife. J’espérais que ce stratagème venant bientôt à la connaissance du grand Haroun Alraschid, exciterait sa curiosité, et me procurerait bientôt l’occasion de lui raconter ma funeste aventure. Depuis près d’un an j’attends cette heureuse occasion ; et pendant tout cet espace de temps je n’ai appris aucune nouvelle de celle qu’il m’est impossible d’oublier, et sans laquelle je ne puis plus vivre. »
Le jeune homme, en achevant ces mots, répandit un torrent de larmes, et récita des vers qui peignaient fortement la violence de son amour.
Le calife Haroun Alraschid fut vivement touché de cette aventure, et se promit bien de faire en cette occasion un acte de justice, et de rendre au jeune homme le seul bien qui pouvait faire son bonheur. Il lui témoigna l’intérêt que son récit lui avait inspiré, et lui demanda la permission de se retirer, ainsi que ses compagnons. Le jeune homme ne voulut pas les laisser partir sans qu’ils eussent accepté quelques présents, qui devaient, disait-il, leur rappeler le souvenir de ses malheurs, et de la soirée qu’ils avoient passée ensemble. Ils les acceptèrent, prirent congé de lui, et rentrèrent secrètement au palais. Avant de se retirer dans son appartement, le calife donna ordre à Giafar de lui amener le jeune homme dès qu’il ferait jour.
Le visir se transporta le lendemain de grand matin chez Aly, et le prévint que le calife désirait lui parler. Le jeune homme, entendant prononcer le nom du calife, fit l’éloge de ses vertus, et témoigna beaucoup de joie de paraître en sa présence. Il partit aussitôt avec Giafar, qui le fit entrer dans l’appartement où Haroun les attendait. Le jeune homme reconnut aussitôt le calife, qu’il avait rencontré la veille, déguisé en marchand. Il ne parut aucunement déconcerté de cette découverte, se prosterna la face contre terre, et adressa au prince un compliment très-agréable, qui finissait par ces vers.
« Votre cour est un temple[11]
Il s’agit ici de la Kaaba, ou maison carrée de la Mecque, où tous les Mahométans doivent aller une fois en pélerinage.
qu’on visite sans cesse : le sol en est plus foulé que celui qui entoure le puits de Zemzem[12]
Nom d’un puits près de la Kaaba, dont les pélerins doivent boire de l’eau.
.
» Pourquoi ne pas faire publier partout : C’est ici le séjour d’Abraham[13]
Les Mahométans croient que la Kaaba a été construite par Abraham et Ismaël. Voyez le Coran, surate 2, verset 126.
, Haroun est un autre Abraham ? »
Haroun Alraschid ne put s’empêcher de sourire. Il reçut fort bien le jeune homme, le fit asseoir à ses côtés, et lui témoigna qu’il était très-sensible à ses malheurs. Le jeune homme rougit, et pria le calife de lui pardonner le stratagème dont il s’était servi pour les lui faire connaître. « Voulez-vous, lui dit alors le calife, que je vous réunisse à votre épouse ? » « Ô ciel, s’écria le jeune homme en versant des larmes de joie, et pouvant à peine contenir ses transports, je serai aujourd’hui le plus heureux des hommes, si la princesse Dounia veut bien consentir à me recevoir pour époux ; et je tâcherai, par tous les moyens possibles, d’effacer de sa mémoire le souvenir de la faute que j’ai commise en contrevenant à ses ordres ! »
Le calife, de plus en plus convaincu de l’extrême passion que le jeune homme avait conçue pour la princesse, se tourna vers Giafar, et lui dit : « Allez, visir, chercher votre sœur, et me l’amenez sur-le-champ. » Le visir obéit, et rentra bientôt après, accompagné de sa sœur. « Belle Dounia, lui dit le calife, reconnaissez-vous ce jeune homme ? » « Sire, répondit en souriant Dounia, comment pourrais-je le connaître ? » « Il est inutile de feindre, reprit le calife, je suis informé de tout, et je sais toutes les circonstances de cette aventure, depuis la première jusqu’à la dernière. » « Ce qui s’est passé, repartit Dounia en rougissant, était écrit dans le livre des destinées. J’en demande pardon à Dieu et à votre Majesté. » « Puisque vous convenez de vos torts, dit le calife en souriant, le cadi va prononcer votre sentence, et vous condamner à la peine que vous avez méritée. »
Le cadi et les témoins étant arrivés, Aly reçut des mains du calife la princesse Dounia, et l’épousa une seconde fois. Ils passèrent le reste de leurs jours dans une union parfaite, et le calife mit Aly au nombre de ses plus intimes confidents.
[14]
Le dénouement des Mille et une Nuits qu’on a fait connoître dans la préface, à la tête de la continuation (tom. VIII), ne pouvant être placé qu’à la fin d’une traduction complète de l’ouvrage, on a cru devoir conserver et transposer ici celui qu’avoit adopté M. Galland.
Le sultan des Indes ne pouvait s’empêcher d’admirer la mémoire prodigieuse de la sultane son épouse, qui ne s’épuisait point, et qui lui fournissait toutes les nuits de nouveaux divertissements par tant d’histoires différentes.
Mille et une nuits s’étaient écoulées dans ces innocents amusements ; ils avoient même beaucoup aidé à diminuer les préventions fâcheuses du sultan contre la fidélité des femmes ; son esprit était adouci ; il était convaincu du mérite et de la grande sagesse de Scheherazade ; il se souvenait du courage avec lequel elle s’était exposée volontairement à devenir son épouse, sans appréhender la mort à laquelle elle savait qu’elle était destinée le lendemain, comme les autres qui l’avoient précédée.
Ces considérations, et les autres belles qualités qu’il connaissait en elle, le portèrent enfin à lui faire grâce. Je vois bien, lui dit-il, aimable Scheherazade, que vous êtes inépuisable dans vos petits contes, il y a assez longtemps que vous m’en divertissez ; vous avez apaisé ma colère ; et je renonce volontiers en votre faveur à la loi cruelle que je m’étais imposée : je vous remets entièrement dans mes bonnes grâces, et je veux que vous soyez regardée comme la libératrice de toutes les filles qui devaient être immolées à mon juste ressentiment. »
La princesse se jeta à ses pieds, les embrassa tendrement, en lui donnant toutes les marques de la reconnoissance la plus vive et la plus parfaite.
Le grand visir apprit le premier cette agréable nouvelle de la bouche même du sultan. Elle se répandit bientôt dans la ville et dans les provinces : ce qui attira au sultan et à l’aimable Scheherazade son épouse, mille louanges et mille bénédictions de tous les peuples de l’empire des Indes.
FIN DU TOME DERNIER.
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