À l’apparition de ce jeune homme, qui s’avançoit comme un esclave ivre, ces dames baissèrent promptement leurs voiles, et dirent à sa mère : « Comment, Madame, pouvez-vous laisser entrer ici cet insolent, au mépris de la pudeur et des lois sacrées du prophète ? »
« Mesdames, leur répondit-elle, ce jeune homme est mon fils ; c’est le fils de mon mari Schemseddin, syndic des marchands de cette ville. » « Mais, Madame, répliquèrent-elles, jamais nous ne vous avons connu d’enfants ! »
« Mon mari, répondit l’épouse du marchand, craignant pour son fils les regards funestes de l’envie, l’a fait élever, jusqu’à présent, dans un souterrain, d’où il vient de s’échapper je ne sais comment ; car notre intention était de l’y tenir renfermé, jusqu’à ce qu’il eût atteint l’âge viril. » Les dames satisfaites de cette réponse, la félicitèrent de tout leur cœur d’avoir un si bel enfant.
Le jeune homme étant sorti de l’appartement de sa mère, entra dans la cour intérieure de la maison, et ayant aperçu plusieurs esclaves qui menaient une mule à l’écurie, il leur demanda quelle était cette mule ? Un de ces esclaves lui dit que c’était la mule de son père, sur laquelle ils l’avoient conduit à son magasin, et qu’ils ramenaient à l’écurie.
Alaeddin demanda avec vivacité quel était l’état de son père ? Et le même esclave lui ayant appris qu’il était le syndic des marchands du Caire, il courut chez sa mère, et lui fit la même question.
« Mon fils, lui répondit-elle, votre père est le syndic des marchands du Caire, et le prince des arabes de ce pays. À la tête de son magasin est un esclave qui ne le consulte que sur le prix des marchandises qui excèdent la valeur de mille pièces d’or ; il a la liberté de vendre à sa fantaisie toutes celles qui sont d’un prix inférieur. Aucune marchandise étrangère, de quelque qualité qu’elle soit, ne peut entrer dans ce pays sans passer entre les mains de votre père ; c’est lui seul qui en règle la destination, et aucun ballot ne saurait sortir de cette ville sans sa permission. L’étendue de son commerce et la confiance dont il a su s’environner, lui ont procuré des richesses incalculables. »
« Dieu soit loué, s’écria Alaeddin, de m’avoir donné pour père un homme aussi distingué ! Mais, Madame, pourquoi donc m’avez-vous fait élever dans un souterrain, et m’y avez-vous laissé renfermé si long-temps ? »
« Nous ne vous y avons placé, mon cher fils, lui répondit sa mère, que pour vous soustraire à la maligne influence des regards des méchants ; car ce qu’on dit des funestes effets de cette influence n’est que trop véritable. C’est elle qui conduit tant de personnes au tombeau. »
« Ma mère, reprit Alaeddin, il n’y a point d’asile qui puisse soustraire les hommes aux décrets de la Providence, et ce qui est écrit dans le ciel doit nécessairement arriver. Nous sommes tous destinés à mourir. Mon père, plein de santé aujourd’hui, peut nous être enlevé demain ; et si je veux prendre sa place, les marchands pourront-ils ajouter foi à mes paroles quand je leur dirai : « Je suis Alaeddin, fils de Schemseddin. » Ne m’objecteront-ils pas, avec raison, que jamais ils ne lui ont connu d’enfant ? Et le trésor public ne viendra-t-il pas me dépouiller de tous les biens de mon père ? Promettez-moi donc, Madame, d’engager mon père à me prendre avec lui, à me lever une boutique, et à m’initier dans tous les détails du commerce. »
La mère d’Alaeddin promit à son fils d’employer le crédit qu’elle avait sur l’esprit de son mari, pour l’engager à souscrire à la demande qu’il venait de faire. Le marchand étant entré sur ces entrefaites, et ayant trouvé son fils dans l’appartement de sa femme, demanda à celle-ci pourquoi elle l’avait fait sortir du souterrain ?
« Ce n’est pas moi, répondit-elle, qui l’ai fait sortir ; l’esclave chargé de le servir, a oublié de fermer la porte. Votre fils est sorti, et est monté chez moi dans un moment où j’étais en grande compagnie. »
Après cette explication, la femme du marchand l’informa de la conversation qu’elle venait d’avoir avec son fils. Le marchand promit de l’emmener le lendemain avec lui, et lui recommanda de faire attention à la manière dont se traitent les affaires, et à étudier la politesse en usage parmi les marchands.
Alaeddin, au comble de la joie, attendit le lendemain avec impatience. Son père le conduisit au bain dès le matin, et lui donna un habillement magnifique. Après le déjeuner, il le fit monter sur une mule, et prit avec lui le chemin du quartier des marchands.
En voyant passer leur syndic, suivi d’un beau jeune homme qu’ils ne connaissaient pas, les marchands se mirent à jaser sur son compte, et à concevoir la plus mauvaise opinion de ses mœurs. « Notre syndic, disaient-ils, n’a-t-il pas de honte de se conduire ainsi à son âge ? » Le naquib, ou chef des marchands, qui jouissait d’une grande considération parmi eux, leur dit aussitôt : « Nous ne devons pas souffrir qu’un homme qui s’affiche ainsi publiquement soit désormais notre syndic. »
Les marchands avoient alors coutume de se réunir tous les matins dans le marché, où leur naquib leur lisait le premier chapitre de l’Alcoran, et de se rendre au magasin de leur syndic, auquel ils souhaitaient le bonjour après lui avoir fait une seconde lecture de ce même chapitre. Ils se séparaient ensuite, et chacun retournait à ses affaires.
Schemseddin étant entré dans son magasin, et ne voyant point venir les marchands comme à leur ordinaire, appela le naquib, et lui en demanda la raison. « Tous les marchands, lui répondit le naquib, sont décidés à vous déposer de votre charge de syndic ; et c’est pour cela qu’ils ne viennent pas vous lire le chapitre d’usage. « « Quelle raison, reprit vivement Schemseddin, peut les porter à me faire cet affront ? »
« Ce jeune homme qui vous accompagne, répondit le naquib, a blessé leurs regards. Vous êtes déjà sur l’âge, et vous occupez le premier rang parmi les marchands. Ce jeune homme n’est point un esclave, et n’appartient point à votre femme ; vous avez tort de lui marquer publiquement tant d’affection. »
« Que dis-tu, malheureux, s’écria Schemseddin, tu oses ainsi parler de mon fils ! » « Mais, dit le naquib, jamais nous ne vous avons connu d’enfant. »
« C’est, reprit Schemseddin, parce que je redoutais pour lui les regards funestes des envieux, et que je l’ai fait élever dans un souterrain. Mon intention n’était point de l’en faire sortir avant que sa barbe ne fût entièrement poussée ; mais sa mère n’a pas voulu l’y retenir davantage ; et hier elle m’a pressé de lui lever une boutique et de lui apprendre le commerce. »
Le naquib ayant entendu ces paroles, s’empressa de réunir les marchands, et de venir avec eux devant le syndic pour lui lire le chapitre d’usage. Ils le félicitèrent tous sur ce qu’ils venaient d’apprendre au sujet de ce jeune homme, et firent des vœux pour la prospérité du père et du fils. Un d’entr’eux s’adressant à Schemseddin, lui dit que les pauvres, à la naissance d’un garçon ou d’une fille, avoient coutume d’inviter, en signe de réjouissance, leurs parens et leurs amis à venir manger la bouillie avec eux. Schemseddin comprit ce que voulait dire le marchand, et répondit que son intention était aussi de les réunir tous dans un de ses jardins.
Il fit en conséquence meubler, le lendemain matin, une salle basse et un appartement au premier dans son jardin, où il fit porter tout ce qui était nécessaire pour un grand festin. Il ordonna de dresser deux tables, l’une dans la salle basse, et l’autre dans l’appartement du premier ; et ayant pris sa ceinture, et ordonné à son fils de prendre aussi la sienne, il lui dit : « À mesure que les vieillards entreront, je les recevrai, et je les ferai placer à la table qui est au premier : pour vous, mon fils, ayez soin de recevoir les jeunes gens à mesure qu’ils se présenteront ; faites-les placer à la table qui est dans la salle basse. »
« Pourquoi donc, mon père, dit Alaeddin, avez-vous fait préparer deux tables, l’une pour les pères, et l’autre pour les enfants ? » « C’est que les jeunes gens, répondit Schemseddin, seront plus libres étant seuls, et que les hommes seront bien aises de se trouver tous ensemble. » Alaeddin, satisfait de cette réponse, s’empressa d’exécuter les ordres de son père, et de faire les honneurs de la salle des jeunes gens.
Le repas fut servi avec magnificence et profusion, et les convives s’y amusèrent infiniment. Après qu’on eut pris le sorbet et brûlé des parfums, les vieillards se mirent à converser sur divers sujets d’histoire et de littérature.
Pendant la conversation, un marchand, nommé Mahmoud Albalkhy, dévot à l’extérieur, mais impie et libertin au fond de l’âme, descendit dans la salle où étaient les jeunes gens. Il y vit Alaeddin, fut frappé de sa bonne mine, et conçut pour lui une passion honteuse. Il fit en même temps réflexion qu’il ne pourrait faire connaissance avec ce jeune homme tant qu’il serait chez son père, et résolut de lui inspirer le dessein de voyager, se promettant bien de suivre ses pas, et de chercher l’occasion de se lier avec lui.
Alaeddin avant été obligé de sortir pour quelques instans, Mahmoud Albalkhy profita de cette occasion, s’adressa aux jeunes gens, et leur dit que s’ils pouvaient déterminer Alaeddin à voyager avec lui, il ferait présent à chacun d’eux d’un habillement magnifique. Les jeunes gens ayant accepté sa proposition, il les quitta, et fut rejoindre sa compagnie.
Alaeddin étant rentré, tous les jeunes gens allèrent à sa rencontre ; et l’ayant fait asseoir au milieu d’eux, ils se mirent à parler de commerce. Un d’entr’eux adressant la parole à celui qui était assis à côté de lui, lui demanda comment il s’était procuré les fonds dont il était actuellement possesseur ?
« Lorsque j’eus atteint l’âge de puberté, répondit le jeune homme à qui cette question était adressée, je pressai mon père de m’acheter des marchandises ; mais comme il ne pouvait rien m’avancer, il me dit de m’adresser à un négociant de ses amis, de lui emprunter mille pièces d’or, de les convertir en marchandises, et de m’appliquer à acquérir toutes les connaissances qui peuvent faire réussir dans le négoce. Je suivis son conseil : je m’adressai à un marchand qui me prêta mille pièces d’or, avec lesquelles j’achetai des étoffes, et je partis pour la Syrie. J’y vendis mes marchandises avec assez de bonheur ; car je gagnai deux cents pour cent. Voyant mon capital doublé, je pris des marchandises de Syrie que je fus vendre à Halep, où je fis encore de bonnes affaires. J’ai continué mon commerce jusqu’à ce jour, et je suis parvenu, à force de soins, à me faire un capital de dix mille pièces d’or. »
Chacun des jeunes gens raconta une histoire à peu près pareille, jusqu’à ce qu’enfin le tour d’Alaeddin arrivât.
« Vous connaissez tous, leur dit-il, mon histoire. Elle n’est pas longue. Je ne suis sorti que de cette semaine du souterrain où j’ai été élevé, et je n’ai fait qu’aller et venir du magasin à la maison, et de la maison au magasin. »
« Vous devez, lui dit un des jeunes gens, avoir bien envie de voyager ? »
« Qu’ai-je besoin de voyager, reprit Alaeddin ? Ne puis-je pas rester tranquille chez moi sans me donner tant de peine ? »
Les jeunes gens se mirent à rire de sa réponse, et le taxèrent entr’eux, mais assez haut pour qu’il pût l’entendre, de couardise et de timidité. Il ressemble, disait l’un au poisson qui meurt hors de l’eau : il ne pourrait vivre s’il quittait la maison paternelle. Il ne sait pas, disait un autre, que ce sont les voyages qui forment les hommes, qu’on ne s’instruit qu’en voyageant, et qu’un marchand qui n’a pas parcouru les pays les plus éloignés ne peut pas savoir le commerce, ni jouir dans son état d’aucune considération.
Ces railleries piquèrent si vivement Alaeddin, qu’il sortit sur-le-champ, les larmes aux yeux, monta sur sa mule, et rentra chez lui le cœur serré. Sa mère l’aperçut, et voyant qu’il avait l’air chagrin, lui demanda ce qui lui était arrivé ?
Alaeddin rendit compte à sa mère de la conversation qu’il venait d’avoir avec les jeunes marchands, des railleries qu’ils s’étaient permises sur son compte, et lui témoigna qu’il voulait absolument voyager. Sa mère tâcha d’abord de le détourner de ce dessein ; mais voyant qu’elle ne pouvait réussir, elle lui demanda où il avait dessein d’aller ? « Je veux, répondit Alaeddin, me rendre à Bagdad, où, selon ce que je viens d’entendre, l’on pourrait facilement doubler son capital. »
Quoique sensiblement affligée de se séparer d’un fils qu’elle aimait tendrement, la mère d’Alaeddin lui promit de parler à son père, et de l’engager à lui donner une pacotille proportionnée à sa fortune. Alaeddin, déjà impatient de partir, conjura sa mère de lui donner elle-même des objets dont elle pouvait disposer, et de les faire emballer sur-le-champ. Elle y consentit, fit venir des esclaves, et les envoya chercher des emballeurs qui firent dix ballots des étoffes qu’elle leur donna.
Cependant Schemseddin étant entré dans la salle basse, et ne voyant pas son fils, demanda aux jeunes gens ce qu’il était devenu ; ayant appris qu’il les avait quittés brusquement, et était monté sur sa mule pour retourner au logis, il fit seller sur-le-champ sa monture, et courut après lui. Ayant aperçu en entrant les dix ballots, il demanda à sa femme à qui ils appartenaient ? Celle-ci lui raconta ce qui était arrivé à son fils avec les jeunes marchands, et le dessein où il était de voyager.
Schemseddin se tournant alors vers son fils, lui représenta les fatigues et les dangers des voyages, et lui dit que les sages conseillaient de ne pas même s’éloigner de chez soi à la distance d’un mille. Le jeune homme persista dans sa résolution, et alla jusqu’à dire, que si on ne voulait pas le laisser partir, il se ferait derviche, et irait demander l’aumône de contrée en contrée.
« Je ne m’opposerai pas davantage, mon fils, à votre désir, reprit Schemseddin ; je suis bien éloigné d’être pauvre, et de ne pouvoir vous fournir les moyens de voyager de la manière la plus agréable et la plus avantageuse. Je possède au contraire des richesses considérables. » Schemseddin conduisit son fils dans tous ses magasins, où il lui montra des étoffes précieuses et des marchandises propres à chaque pays. Elles étaient renfermées dans quarante ballots, sur chacun desquels était une étiquette, qui marquait que le prix de chaque ballot était de mille pièces d’or.
« Prends, mon fils, lui dit-il, ces quarante ballots, et les dix que ta mère t’a fait, et pars sous la sauvegarde et la protection de Dieu. Cependant je ne puis te dissimuler mes craintes. En allant à Bagdad, tu seras obligé de passer par la forêt du Lion, et de descendre dans la vallée de Benou Kelab. Ces endroits sont très-dangereux : on n’entend parler que des assassinats qu’y commettent tous les jours les Arabes Bédouins qui infestent toutes les routes. »
Alaeddin ne répondit autre chose, sinon qu’il s’en remettait à la volonté de Dieu par rapport à ce qui pourrait lui arriver. Son père le voyant absolument déterminé, l’emmena avec lui au marché où l’on vend les bêtes de somme.
Ils y rencontrèrent un akam, ou entrepreneur pour le transport des bagages, nommé Kemaleddin, qui n’eut pas plutôt aperçu Schemseddin, qu’il descendit de dessus sa mule, et vint le saluer. « Seigneur, lui dit-il, il y a long-temps que vous n’êtes venu nous voir, et que vous ne m’avez procuré l’occasion de vous offrir mes services. » « Chaque chose a son temps, répondit Schemseddin : celui des voyages est passé pour moi ; mais mon fils, que vous voyez, a l’intention de voyager, et je serais bien aise que vous voulussiez l’accompagner, et lui servir de père. »
L’akam ayant consenti volontiers à cette proposition, Schemseddin lui remit cent pièces d’or pour les distribuer à ses esclaves. Il acheta ensuite soixante mules, et fit l’emplette d’un cierge pour le déposer sur le tombeau du bienheureux Abdalcader Algilani
[2]
octeur Musulman, dont la sainteté est en grande réputation. Voyez la Bibliothèque Orientale de d’Herbelot, pag. 5.
. Il recommanda à son fils d’obéir exactement à l’akam, et de le regarder désormais comme son père. Étant rentré chez lui, suivi de ses esclaves et des mules qu’il avait achetées, il fit préparer un grand festin, et voulut que cette soirée-là se passât dans la joie.
Le lendemain matin il fit présent à son fils de dix mille pièces d’or, et lui dit de s’en servir dans le cas où, en arrivant à Bagdad, il ne trouverait pas l’occasion de vendre ses marchandises d’une manière avantageuse. Quand les mules furent chargées, Alaeddin dit adieu à ses parens, et sortit du Caire avec l’akam.
Mahmoud Albalkhy, qui épiait tout ce qui se passait, avait aussi disposé de son côté tout ce qui était nécessaire pour voyager ; et le jour même du départ d’Alaeddin, il avait fait partir ses bagages, et dresser ses tentes hors des murs de la ville. Schemseddin, qui ne se doutait pas de ses desseins perfides, lui avait fait présent d’une bourse de mille pièces d’or, dès qu’il avait appris qu’il se disposait à aller à Bagdad, et lui avait recommandé son fils d’une manière particulière.
Alaeddin et Mahmoud se rencontrèrent à quelque distance du Caire. Mahmoud avait fait dire adroitement au cuisinier d’Alaeddin de ne rien apporter pour son maître. Il profita de la circonstance pour offrir au jeune homme, et à ceux qui l’accompagnaient, les rafraîchissements qu’il avait lui-même fait apporter en abondance.
La petite caravane s’étant mise en marche, traversa heureusement le désert, et déjà s’approchait de Damas. Mahmoud, outre la maison qu’il avait au Caire, en avait une à Damas, une troisième à Halep, et une quatrième à Bagdad.
Comme la caravane était campée sous les murs de Damas, Mahmoud envoya un de ses esclaves à Alaeddin, pour l’inviter à venir manger chez lui. L’esclave trouva le jeune homme assis dans sa tente, et occupé à lire. S’étant avancé, et l’ayant salué respectueusement, il lui dit que son maître le priait de lui faire l’honneur de venir se rafraîchir chez lui. Alaeddin ne voulut point se rendre à cette invitation, sans avoir auparavant consulté l’akam Kemaleddin qui lui tenait lieu de père. Celui-ci lui conseilla de n’en rien faire, et de ne point interrompre leur voyage. Le docile Alaeddin partit sur-le-champ, et arriva bientôt à Halep avec tous ses gens.
Mahmoud Albalkhy, ayant rejoint la caravane, fit préparer à Halep un grand festin, et envoya prier Alaeddin de s’y rendre. Le jeune homme consulta encore son guide ; mais en homme prudent, il ne voulut point qu’on s’arrêtât. Ils partirent aussitôt d’Halep, et marchèrent à grandes journées vers Bagdad. À quelque distance de cette ville, Mahmoud envoya encore une fois un esclave à Alaeddin pour l’inviter à venir dîner chez lui. Le jeune homme en demanda la permission à son guide, qui la lui refusa positivement.
Alaeddin, piqué de ce refus, voulut se rendre à une invitation réitérée tant de fois ; il s’arma de son cimeterre, et s’avança vers la tente de Mahmoud. Le vieux marchand le reçut de la manière la plus polie et la plus amicale, et lui fit servir les mets les plus délicats.
Lorsque le repas fut fini, et qu’on se fut lavé les mains, Mahmoud se pencha vers Alaeddin et voulut l’embrasser. Le jeune homme le repoussa, et lui demanda avec surprise l’explication d’une pareille conduite. Celui-ci balbutia quelques mots, et voulut une seconde fois l’embrasser. Alaeddin, rempli d’indignation, tira son cimeterre, et adressa les reproches les plus sanglants au vieillard : « Scélérat, lui dit-il, j’avais tant de confiance en toi que les marchandises que j’aurais vendues à un autre au poids de l’or, je te les aurais données presque pour rien ; mais dorénavant je ne veux plus avoir aucun commerce avec toi. »
En finissant ces mots, Alaeddin s’éloigna de la tente de Mahmoud, et revint vers Kemaleddin, à qui il raconta ce qui venait de se passer. Il lui dit ensuite qu’il ne voulait plus voyager de compagnie avec cet odieux vieillard.
« Mon fils, lui dit Kemaleddin, je vous avais bien dit de ne point vous rendre à son invitation ; mais la résolution que vous prenez de vous séparer de lui si brusquement n’est pas sage ; car, si vous le quittez, notre caravane deviendra trop peu nombreuse pour pouvoir nous rendre sans danger jusqu’à Bagdad. »
« N’importe, répartit Alaeddin, je ne veux jamais le revoir. » Et aussitôt il fit charger les bagages, et voulut qu’on se remit en route.
Lorsque la petite caravane fut descendue dans la vallée de Benou Kelab, Alaeddin donna l’ordre d’y dresser les tentes. En vain Kemaleddin lui représenta le danger qu’il y avait à s’arrêter dans cet endroit, et l’assura qu’ils avoient encore assez de temps devant eux, s’ils faisaient diligence, pour arriver à Bagdad avant qu’on en fermât les portes ; car, ajouta-t-il, on les ferme tous les soirs au coucher du soleil, et on ne les ouvre qu’au grand jour, parce que les habitants craignent sans cesse que les Persans ne viennent surprendre la ville, et ne jettent dans le Tigre tous les livres qui traitent des sciences.
Alaeddin s’obstina à rester, et répondit qu’il n’était point venu dans ces contrées simplement pour commercer, mais pour s’y amuser et voir du pays. Comme son guide lui peignait vivement tout ce qu’il avait à craindre de la part des Arabes Bédouins, il lui répondit avec fierté : « Lequel est le maître, de vous ou de moi ? Je ne veux entrer dans Bagdad qu’en plein jour, afin de me faire connaître des habitants, et d’étaler à leurs yeux mes marchandises et mes richesses. » Kemaleddin ne crut pas devoir insister davantage, et dit à Alaeddin : « Conduisez-vous maintenant comme vous voudrez ; je vous ai fait les représentations qu’il était de mon devoir de vous faire : je crains que vous ne reconnaissiez trop tard la sagesse de mes conseils. »
Alaeddin ordonna de décharger les mules, et de dresser les tentes. Vers le milieu de la nuit, il fut obligé de se lever, et aperçut quelque chose qui brillait dans le lointain. Il vint aussitôt en informer son guide, et lui demanda ce que ce pouvait être ? Kemaleddin se leva ; et en examinant attentivement, il vit que cette lumière était produite par l’éclat des lances et des cimeterres dont une troupe d’Arabes Bédouins était armée.
Ils se virent bientôt investis par les brigands, qui fondirent sur eux en criant : « Ô fortune ! Ô butin ! » Kemaleddin leur cria de son côté : « Retirez-vous, fuyez loin d’ici, infâmes voleurs, les plus vils et les plus méprisables des Arabes ! » Et en même temps il s’avança à leur rencontre ; mais le chef de la troupe, nommé le Scheikh Aglan Abou Nab, lui porta un si rude coup de lance, que le fer traversa sa poitrine de part en part, et le renversa mort à l’entrée de sa tente. Le sacca
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, ou serviteur, chargé d’abreuver les animaux, s’étant ensuite présenté devant les brigands, en criant pareillement, et en faisant éclater son mépris pour eux, un Arabe le frappa sur le cou avec son cimeterre, et l’étendit mort à ses pieds.
Alaeddin, saisi de teneur à ce spectacle, resta immobile dans un coin de sa tente, et échappa ainsi à la fureur des brigands. Les Bédouins massacrèrent impitoyablement tous ses gens, rechargèrent promptement les mules, les attachèrent à la queue l’une de l’autre, et s’éloignèrent.
Alaeddin ayant repris ses esprits, dit en lui-même : « Les brigands peuvent revenir, et ne m’épargneront pas s’ils m’aperçoivent. » Il ôta donc son habit, ne garda que sa chemise et son caleçon, et se jeta ainsi par terre, au milieu du sang et des cadavres dont la terre était jonchée.
Comme les Bédouins s’éloignaient avec leur butin, Abou Nab leur demanda si la caravane qu’ils venaient d’attaquer venait d’Égypte, ou si elle sortait de Bagdad ? Quand ils lui eurent dit qu’elle venait d’Égypte, il les invita à retourner sur le champ de bataille : « Car, dit-il, je soupçonne fort que le chef de cette caravane n’est pas mort. »
Les Bédouins revinrent aussitôt sur leurs pas, et se mirent à retourner et à frapper les cadavres avec la pointe de leurs lances. Quand ils arrivèrent auprès d’Alaeddin, un d’eux, qui s’aperçut qu’il était en vie, s’écria : « Ah, ah, tu contrefais donc le mort ; mais attends, je vais bientôt t’expédier ! » En disant cela, il se mit en devoir de lui enfoncer sa lance dans la poitrine.
Dans cet instant critique, Alaeddin ayant adressé une fervente prière au bienheureux Abdalcader Algilani, aperçut une main qui détournait la lance du Bédouin de sa poitrine sur celle de son guide Kemaleddin alakam. Le Bédouin retira sa lance avec violence, et revint sur Alaeddin ; mais la même main dirigea le coup sur la poitrine du sacca ; et le brigand croyant avoir frappé sa victime, rejoignit ses camarades, qui s’éloignèrent au plus vite.
Alaeddin avant levé la tête, et voyant que les Arabes avoient disparu avec leur butin
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Mot à mot : que les oiseaux s’étoient envolés avec leur proie.
, se leva, et se mit à courir de toutes ses forces. Abou Nab s’étant retourné dans ce moment, s’écria : « Camarades, je vois quelqu’un s’enfuir ! » Un des brigands se détacha aussitôt de la bande, et cria de toutes ses forces : « Tu as beau fuir, je t’aurai bientôt attrapé. » En même temps il piqua son cheval, et courut à toute bride sur Alaeddin.
Alaeddin aperçut alors devant lui un réservoir d’eau, près duquel était une citerne. Il grimpa vivement sur le mur de cette citerne, s’y étendit de tout son long, et fit semblant de dormir. Il se recommanda à Dieu, et le supplia de le dérober à tous les regards. Le Bédouin s’étant approché de lui, et s’étant dressé sur ses étriers pour le saisir, Alaeddin fit une seconde prière semblable à celle qu’il venait de faire. Aussitôt un scorpion sortit de son trou, et piqua si vivement la main du Bedouin, qu’il se mit à appeler ses camarades, et à leur crier qu’il était mort. Les brigands étant accourus, et l’ayant trouvé étendu par terre, le remirent sur son cheval, et s’informèrent de l’accident qui venait de lui arriver.
Ayant appris qu’il avait été piqué par un scorpion, ils craignirent que cet endroit n’en fût rempli, et ne songèrent qu’à s’enfuir. Ils emmenèrent promptement leur camarade, et rejoignirent le reste de la troupe qui disparut bientôt. Pour Alaeddin, comme il était accablé de fatigue, il s’endormit profondément sur le mur de la citerne.
Cependant Mahmoud Albalkhy, après le brusque départ d’Alaeddin, avait fait charger ses bagages, et avait continué sa route vers Bagdad. Arrivé dans la forêt du Lion, il éprouva un sentiment de joie à la vue des cadavres dont il vit la terre couverte. Comme il approchoit du réservoir et de la citerne, sa mule, pressée par la soif, se pencha pour boire ; mais voyant dans l’eau l’ombre d’Alaeddin, elle recula tout effrayée. Mahmoud ayant levé les yeux, aperçut Alaeddin en chemise et en caleçon, qui dormait sur le bord de la citerne. L’ayant réveillé, il lui demanda qui pouvait l’avoir réduit dans un si triste état ? Alaeddin lui ayant dit que c’étaient les Arabes Bedouins, le vieux marchand le consola, l’invita à descendre, et le fit monter sur une de ses mules. Ils prirent ensemble le chemin de Bagdad, où ils arrivèrent d’assez bonne heure. Mahmoud conduisit Alaeddin à sa maison, et le fit entrer dans une salle de bain. Au sortir du bain il l’introduisit dans un appartement, où l’or brillait de tous côtés, et qui était meublé d’une manière magnifique. « Les Arabes vous ont tout pris, lui dit-il ; vous avez perdu vos richesses et vos bagages ; mais si vous voulez être docile, je vous donnerai plus de richesses que vous n’en possédiez. »
On servit un souper délicat ; Mahmoud et Alaeddin se mirent à table. Après le repas, le vieux marchand s’approcha du jeune homme, et voulut l’embrasser ; mais celui-ci le repoussa et lui dit avec fermeté :
« Je croyois vous avoir fait assez connaître l’horreur que m’inspirent de pareils sentiments, pour vous obliger à y renoncer. » Mahmoud, sans se rebuter encore, crut pouvoir profiter de l’état malheureux où était Alaeddin, et lui fit entendre que les habillements, la mule, les marchandises qu’il devait lui donner, méritaient de sa part quelque reconnaissance. « Garde tes vêtements, ta mule et tes marchandises, répondit fièrement Alaeddin, et fais-moi ouvrir la porte pour que je m’éloigne à jamais de ta présence. » Mahmoud, déconcerté par la résolution d’Alaeddin, lui fit ouvrir les portes.
Alaeddin ayant fait quelques pas dans la rue, se trouva près d’une mosquée, et se retira sous le vestibule. Au bout de quelque temps, il aperçut de loin une lumière qui paraissait se diriger vers l’endroit où il était. Il reconnut bientôt que cette lumière était produite par les flambeaux qu’on portait devant deux marchands, dont l’un était un vieillard d’une figure majestueuse, et l’autre un jeune homme.
« Mon cher oncle, disait le jeune homme au vieillard, au nom de Dieu, rendez-moi ma cousine ! » « Je vous ai déjà dit plusieurs fois, lui répondit le vieillard, que cela était impossible : n’avez-vous pas vous-même fait prononcer le divorce ? »
Le vieillard ayant aperçu en ce moment Alaeddin, fut surpris de sa beauté et de sa bonne grâce, et le salua d’une manière gracieuse. Alaeddin lui ayant rendu très-poliment son salut, le vieillard lui demanda qui il était ?
« Je me nomme Alaeddin, répondit-il ; je suis fils de Schemseddin, syndic des marchands du Caire. Ayant fait connaître à mon père l’envie que j’avais de faire le commerce, il m’a fait préparer cinquante ballots de marchandises et d’étoffes précieuses, et m’a donné dix mille pièces d’or. J’ai quitté le Caire, et j’ai dirigé ma route vers ces contrées ; mais à peine suis-je entré dans la forêt du Lion, qu’une troupe d’Arabes Bedouins est venue attaquer ma petite caravane, et m’a enlevé tout ce que je possédais. Je viens d’entrer dans cette ville ne sachant où passer la nuit ; j’ai aperçu cette mosquée, et suis venu me mettre à l’abri sous le vestibule. »
« Que diriez-vous, dit le vieillard qui l’avait écouté attentivement, si je vous donnais un habit complet du prix de mille pièces d’or, une mule qui en vaudrait autant, et une bourse garnie d’une pareille somme ? »
« Quel serait le but d’une pareille générosité, demanda Alaeddin ? »
« Vous voyez ce jeune homme, reprit le vieillard en montrant le jeune marchand, c’est le fils de mon frère dont il était l’idole. J’ai une fille que j’aime aussi avec passion, nommée Zobéïde, qui, outre sa grande beauté, possède au suprême degré le talent de la musique. Je l’ai mariée à mon neveu, qui en est devenu passionnément amoureux ; mais elle n’a jamais pu le souffrir. Piqué de son indifférence, il a demandé trois fois le divorce, et l’a quittée. Maintenant il veut la reprendre, et me fait supplier par tout le monde de la lui rendre. Je lui ai répété déjà plusieurs fois que cela était impossible tant qu’un autre homme ne l’aura pas épousée et répudiée ; et je me suis engagé à chercher un étranger pour lui rendre ce service, afin qu’on glose moins sur son compte. Puisque le hasard nous fait vous rencontrer ici, et que vous êtes étranger, venez avec nous chez le cadi, nous dresserons le contrat de votre mariage avec ma fille ; vous passerez la nuit avec elle ; et demain matin quand vous l’aurez répudiée, je vous donnerai tout ce que je vous ai promis. »
Alaeddin dit en lui-même : « Ne vaut-il pas mieux passer la nuit dans un bon lit, auprès d’une jolie femme, que de la passer dans la rue ou sous un vestibule ? » En conséquence il accepta la proposition, et se rendit avec eux chez le cadi, qui, charmé de sa bonne mine, prit aussitôt le plus vif intérêt à ce qui le regardait. « Que voulez-vous, dit le cadi en s’adressant au vieillard ? » « Je veux, répondit celui-ci, marier ma fille avec ce jeune homme ; mais à condition qu’il la répudiera demain matin, et la rendra à son premier mari. Pour cela, je veux qu’il s’engage à payer demain à ma fille une dot de cinquante mille pièces d’or. L’impossibilité où il est de payer cette somme le forcera de remplir la convention ; et alors je m’engage à lui donner un habillement complet du prix de mille pièces d’or, une mule de la même valeur, et une bourse qui renferme une pareille somme. »
Comme ils étaient tous d’accord sur ces articles, le cadi passa le contrat, et remit entre les mains du père de la jeune fille l’obligation d’Alaeddin. Le vieillard emmena avec lui son nouveau gendre, lui fit présent d’un habillement magnifique, et le conduisit à sa maison. Il entra d’abord chez sa fille pour la prévenir, et lui dit, en lui montrant l’obligation qu’il avait à la main, qu’il venait de la marier à un jeune homme charmant, nommé Alaeddin Aboulschamat. Après lui avoir recommandé de le bien recevoir, il la quitta, et se retira dans son appartement.
Le cousin de cette jeune dame avait mis dans ses intérêts une vieille intrigante qui allait souvent la voir. Il fut trouver cette vieille, et l’engagea à employer quelque ruse pour empêcher sa cousine de recevoir Alaeddin. « Car, disait-il, dès qu’elle aura jeté les yeux sur ce beau jeune homme, elle ne voudra plus me revoir. »
La vieille rassura le cousin, et lui promit d’éloigner Alaeddin. En effet, elle fut trouver sur-le-champ ce dernier, et lui tint ce discours :
« L’intérêt, que m’inspirent votre jeunesse et votre bonne mine, m’engage à vous donner, mon fils, un conseil dont je désire que vous fassiez votre profit. La jeune dame que vous venez d’épouser a un extérieur qui peut séduire, mais je vous conseille de ne pas l’approcher. Je vous dirai plus : votre santé court le plus grand risque, si vous avez quelque commerce avec elle. Laissez-la, croyez-moi, se coucher seule, et gardez-vous de vouloir partager son lit. »
« Pourquoi donc, demanda Alaeddin surpris, et quel danger ma santé peut-elle courir auprès d’une jeune dame ? »
« Tout son corps, reprit la vieille, est couvert d’une lèpre dégoûtante, qu’elle vous communiquerait infailliblement, si vous aviez l’imprudence de la toucher le moins du monde. » « Je puis bien vous assurer, dit vivement Alaeddin, que je me tiendrai à une telle distance de cette belle, qu’elle ne pourra me rien communiquer. »
La vieille ayant laissé Alaeddin dans une disposition si favorable à ses intentions, alla trouver la jeune dame, et lui fit le même conte qu’elle venait de faire à Alaeddin. « Soyez bien tranquille, ma bonne, lui dit Zobéïde, je profiterai de votre avis. Ce monsieur pourra coucher seul, s’il veut, et demain matin il aura la complaisance de s’en aller comme il est venu. » La jeune dame ayant ensuite appelé une de ses esclaves, lui ordonna de mettre le couvert, et de faire souper Alaeddin.
Après avoir mangé avec appétit, Alaeddin fut s’asseoir dans un coin de l’appartement, et lut à haute voix le chapitre du Coran, intitulé Yas.
[5]
C’est le trente-sixième chapitre du Coran. Ce chapitre traite principalement de la résurrection ; et celui qui le lit dévotement, mérite autant que s’il avait lu vingt-deux fois le Coran tout entier.
La jeune dame l’ayant écouté attentivement, trouva qu’il avait la voix fort belle, et dit en elle-même :
« La vieille a été vraisemblablement induite en erreur par ceux qui lui ont dit que ce jeune homme était attaqué de la lèpre. Ceux qui sont atteints d’une telle maladie n’ont assurément pas une voix aussi pure et aussi fraîche que la sienne. Tout ce qu’elle est venue me conter à son sujet n’est que mensonge et fausseté. »
La jeune dame sentant alors moins d’éloignement pour Alaeddin, voulut l’engager à s’approcher d’elle. Elle prit une guitare fabriquée dans les Indes, et, déployant une voix si harmonieuse que les oiseaux même s’arrêtaient au milieu des airs pour l’écouter, elle chanta ces deux vers :
VERS.
« J’aime un faon au regard tendre, à la démarche légère, qui tantôt me fuit, et tantôt me poursuit. Qu’on est heureuse de posséder un tel faon !
[6]
Taâshactou dhabyan naîs altarf ahwara, etc.
»
Alaeddin, charmé au-delà de toute expression, répondit aussitôt par ce vers :
VERS.
« Que j’aime cette taille élégante, et ces roses qui brillent sur ses joues ! »
La jeune dame, sensible à ces compliments, leva son voile, et laissa voir les traits les plus réguliers, et la figure la plus séduisante. Comme Alaeddin paraissait frappé de sa beauté, elle s’avança vers lui ; Alaeddin la repoussa doucement. Elle découvrit alors, à ses yeux, deux bras aussi blancs que la neige, aussi polis que l’ivoire. Alaeddin, de plus en plus transporté, voulut à son tour s’approcher de la jeune dame : elle le pria de s’éloigner, en lui disant que, comme il était attaqué de la lèpre, son voisinage pouvait être dangereux pour elle.
Alaeddin, tout étonné, demanda à la jeune dame quelle était la personne qui avait pu lui faire un pareil conte ? « C’est, lui dit-elle, une vieille femme qui vient souvent ici. » « Bon, reprit Alaeddin, c’est sûrement elle qui m’a dit aussi que vous étiez attaquée de la même maladie. » Les deux époux reconnurent alors le stratagème, et ne craignirent plus de se donner mutuellement des marques de la tendresse qu’ils avoient conçue l’un pour l’autre.
Le lendemain matin, Alaeddin trouva que son bonheur avait passé avec la rapidité de l’oiseau qui fend l’air, et se plaignit de la nécessité ou il se trouvait de se séparer de son épouse. « Je n’ai plus que quelques moments à jouir de votre présence, lui dit-il, les larmes aux yeux. » La jeune dame l’ayant prié de s’expliquer :
« Votre père, dit-il, m’a fait contracter une obligation de cinquante mille pièces d’or pour votre dot. Si je ne le paie pas, il me fera conduire en prison ; et maintenant je ne possède pas la moindre partie de cette somme. »
« Vous avez cependant des moyens de défense, lui dit Zobéïde. » « Cela est vrai, répondit Alaeddin ; mais comment faire sans argent ? »
« Cela est moins difficile que vous ne pensez, reprit Zobéïde. Rassurez-vous, et montrez de la fermeté. Prenez toujours ces cent pièces d’or : si j’en avais davantage, je vous les offrirais de tout mon cœur ; mais mon père, qui affectionne beaucoup son neveu, m’a pris tout ce que je possédais, pour me forcer à retourner avec lui. L’huissier du tribunal va sans doute venir vous trouver de leur part dans le courant de la matinée. Si mon père ou le cadi voulaient vous forcer à prononcer le divorce, demandez-leur hardiment quelle est la religion qui peut contraindre celui qui se marie le soir à répudier sa femme le lendemain matin ? En même temps faites un petit présent à chacun des juges ; approchez-vous respectueusement du cadi ; mettez-lui dix pièces d’or dans la main, et soyez sûr qu’ils prendront tous vivement vos intérêts. Si on vous demande pourquoi vous ne voulez pas accepter les mille pièces d’or, la mule et le vêtement stipulés dans le contrat que vous avez passé hier, répondez que chaque cheveu de la tête de votre femme est plus précieux pour vous que mille pièces d’or ; que vous avez pris la ferme résolution de ne jamais vous séparer d’elle, et que vous ne voulez recevoir ni mule, ni vêtement. Et si mon père exigeait le paiement de la dot, dites-lui que vous vous trouvez trop gêné dans ce moment pour le satisfaire. »
Pendant qu’ils s’entretenaient ainsi, ils entendirent frapper assez fort à la porte de la rue. Alaeddin étant descendu pour ouvrir, aperçut l’huissier du tribunal qui venait l’inviter, de la part de son beau-père, à se rendre à l’audience. Alaeddin lui demanda, en lui mettant cinq pièces d’or dans la main, s’il y avait une loi qui le forçât à répudier le matin la femme qu’il avait épousée la veille ? L’huissier lui répondit qu’il n’existait aucune loi de cette espèce, et s’offrit poliment à lui servir de défenseur, dans le cas où il ne serait pas en état de se défendre lui-même.
Ils se rendirent ensuite tous deux à la salle d’audience. Le cadi exigea d’Alaeddin le paiement de la dot, puisqu’il refusait de répudier la jeune dame. Celui-ci, sans se déconcerter, demanda qu’on le fit jouir du délai accordé par la loi. Le juge lui fit l’observation que ce délai n’était que de trois jours.
« Trois jours ne me suffiront pas, dit Alaeddin, j’en demande dix. » Comme cette demande était raisonnable, on la lui accorda, mais sous la condition qu’à l’expiration de ce terme, il payerait la dot, ou qu’il répudierait sa femme.
Alaeddin ayant accepté l’alternative, sortit de l’audience, se pourvut de viande, de riz, de beurre et des autres provisions nécessaires pour le souper. Étant rentré chez lui, il raconta à la jeune dame ce qui venait de se passer. Zobéïde lui dit qu’il arrivait des choses bien étonnantes dans l’intervalle du soir au matin, et qu’en attendant elle allait donner ses ordres pour le souper. En effet, elle fit bientôt servir une table chargée des mets les plus délicats, et des liqueurs les plus exquises.
Sur la fin du repas, Alaeddin pria Zobéïde de lui chanter un air en s’accompagnant de la guitare. La jeune dame s’empressa de le satisfaire ; elle prit l’instrument, et en tira des sons si harmonieux, que les murs même de l’appartement parurent sensibles à ses accords.
Tout-à-coup ils entendirent heurter assez rudement à la porte de la rue. Alaeddin alla ouvrir, et aperçut quatre derviches dans une attitude suppliante. Leur ayant demandé ce qu’ils voulaient, un d’entr’eux lui répondit :
« Seigneur, nous sommes des derviches étrangers dans cette ville, et nous désirerions passer la nuit chez vous. Dès le point du jour nous reprendrons notre route. Vous attirerez sur vous les bénédictions de Dieu en nous accordant cette faveur : et peut-être n’en sommes-nous pas indignes ; car il n’y a pas un seul d’entre nous qui ne sache par cœur les poëmes et les vers les plus fameux, et qui ne soit amateur passionné de la musique et des instruments. »
« Je suis obligé de consulter quelqu’un sur la demande que vous me faites, leur dit Alaeddin. » Et sur-le-champ il vint informer Zobeïde de ce qui se passait. Zobéïde lui dit de les laisser entrer.
Alaeddin les ayant introduits, il les fit asseoir, et les traita avec beaucoup de politesse. « Seigneur, lui dirent-ils, notre état ne nous empêche pas de jouir des plaisirs de la société, et il ne faut pas que nous interrompions vos plaisirs. En passant auprès de votre maison, une musique délicieuse se faisait entendre, et quand nous sommes entrés, elle a cessé tout-à-coup. Oserions-nous vous demander si la personne qui l’exécutait est une esclave blanche ou noire, ou quelque jeune dame de distinction ? »
« C’est mon épouse, répondit Alaeddin. » Aussitôt il leur raconta son aventure, la manière dont son beau-père lui avait fait contracter une obligation de cinquante mille pièces d’or, et l’embarras où il se trouvait pour les payer, n’ayant pu obtenir qu’un délai de dix jours.
« N’ayez aucune inquiétude, lui dit un des derviches. Je suis le chef de quarante derviches sur lesquels j’exerce une puissance absolue. Je les engagerai facilement à me procurer les cinquante mille pièces d’or dont vous avez besoin. Je vous les remettrai, et vous pourrez remplir l’engagement que vous avez contracté avec votre beau-père ; mais si c’était un effet de votre complaisance de nous faire entendre la voix de la jeune dame, vous nous procureriez une jouissance bien douce ; car la musique est, pour de certaines personnes, aussi agréable que les mets les plus exquis, et, pour d’autres, c’est un délassement qu’ils préfèrent à tout. »
Le derviche qui faisait de si belles promesses, était bien en état de les réaliser ; car c’était le calife Haroun Alraschid lui-même, accompagné du visir Giafar, du Scheikh Mohammed Abou Naouas
[7]
Poète célèbre sous le règne du calife Haroun, qui lui avoit donné un appartement dans son palais.
, et de Mansour, exécuteur de ses jugements. Le calife ayant ce soir-là l’esprit fatigué, avait fait venir ces personnages pour se distraire, et parcourir avec eux les rues de Bagdad. Ils s’étaient déguisés en derviches ; et en passant auprès de la maison d’Alaeddin, ils avoient entendu l’air qu’exécutoit Zobéïde. Le calife, enchanté de la beauté de la voix, et des sons harmonieux de l’instrument, avait été curieux de connaître et d’entendre à loisir la personne qui possédait à un si haut degré le talent de la musique.
Alaeddin avant consenti à la demande des derviches, ils passèrent toute la nuit à s’amuser, et à converser de la manière la plus spirituelle. Le lendemain matin le calife glissa sous le coussin sur lequel il était assis, une bourse de cent pièces d’or, et se retira avec ses compagnons. Zobéïde ayant aperçu, en levant le coussin, la bourse qui était dessous, la porta à son mari, et lui dit qu’elle soupçonnait un des derviches de l’avoir glissée, à leur insu, avant de s’en aller, sous le coussin où elle venait de la trouver. Alaeddin la prit, et fut acheter la viande, le riz, et les autres provisions nécessaires pour passer cette seconde soirée.
Quand on eut allumé les bougies, il dit à sa femme qu’il croyait que les derviches lui en avoient imposé, et qu’ils ne lui apporteraient pas les cinquante mille pièces d’or. Pendant qu’il parlait encore, les derviches vinrent frapper à la porte. Zobéïde lui dit d’aller ouvrir ; et lorsqu’il les eut fait monter dans son appartement, il leur demanda s’ils venaient remplir la promesse qu’ils lui avoient faite ?
« Nos confrères, lui dirent les derviches, n’ont pas voulu se prêter à ce que nous désirions ; mais ne craignez rien, demain, dans la matinée, nous ferons une opération de chimie pour nous procurer cet argent. Laissez-nous seulement jouir, ce soir, du plaisir d’entendre chanter votre épouse ; car la complaisance qu’elle a eue pour nous hier, nous fait désirer vivement de l’entendre encore. »
Zobéïde ayant pris sa guitare, s’empressa de les satisfaire, et les charma par les sons qu’elle tira de cet instrument. Ils passèrent la nuit dans la joie et le plaisir ; et au point du jour, le calife ayant mis une seconde bourse de cent pièces d’or sous le coussin, s’en retourna au palais avec ses compagnons.
Les derviches continuèrent à venir ainsi passer la soirée chez Alaeddin, et le calife ne manqua jamais de déposer une bourse de cent pièces d’or sous le coussin.
Le dixième jour le calife envoya chercher un des plus fameux marchands de Bagdad, et lui ordonna de préparer sur-le-champ cinquante ballots des plus riches étoffes et des marchandises qui viennent ordinairement d’Égypte, et de mettre sur chaque ballot une étiquette qui indiquât que le prix en était de mille pièces d’or. Ce prince manda ensuite un de ses esclaves auquel il fit remettre un vêtement magnifique et une cuvette d’or avec son aiguière. Il lui confia le soin des cinquante ballots, et lui donna en même temps une lettre adressée à Alaeddin, en lui commandant de se rendre avec les ballots, dans une rue qu’il lui désigna, et de s’informer où était la maison du syndic des marchands, qui était en même temps le beau-père d’Alaeddin. « Quand tu auras trouvé la maison, ajouta le calife, tu demanderas au syndic où demeure le seigneur Alaeddin ton maître ? » Le calife informa ensuite l’esclave des autres choses qu’il devait dire pour bien jouer son rôle, et s’acquitter habilement de sa commission.
Ce jour-là même le cousin de Zobéïde était venu trouver le père de cette jeune dame, et l’avait invité à se rendre avec lui chez Alaeddin, pour le forcer à répudier sa cousine. Comme ils s’y rendoient tous deux, ils aperçurent un esclave monté sur une mule, qui conduisait cinquante autres mules chargées de ballots d’étoffes riches et précieuses. Ayant demandé à l’esclave pour qui étaient ces ballots, il leur répondit qu’ils appartenaient à son maitre Alaeddin Aboulschamat ; et aussitôt il ajouta :
« Le père de mon maître lui avait donné des marchandises, et l’avait envoyé à Bagdad ; mais des voleurs Arabes l’ont attaqué dans la forêt du Lion, et lui ont enlevé tout ce qu’il possédait. Cette funeste nouvelle étant parvenue à son père, il m’a envoyé vers lui avec ces cinquante mules, et m’a chargé de lui remettre une somme de cinquante mille pièces d’or, un paquet qui renferme un habillement complet, aussi riche que celui dont les voleurs l’ont dépouillé, une pelisse de martre zibeline, et une cuvette d’or avec son aiguière. »
Le père de la jeune dame, étonné de cette rencontre, et émerveillé du détail de tant de richesses, s’empressa de dire à l’esclave qu’il était le beau-père d’Alaeddin, et lui proposa de le conduire à la maison qu’il cherchait.
Dans ce moment, Alaeddin, renfermé avec son épouse, se livrait aux plus cruelles réflexions, et était en proie au plus violent désespoir. Ayant entendu tout-à-coup un grand bruit à la porte de la rue, il s’écria : « Ma chère Zobéïde, c’est assurément ton père qui envoie ici les archers et les gens de justice, pour me forcer à me séparer de toi ! » « Voyez, lui dit Zobéïde, quels peuvent être ces gens-là ? »
Alaeddin descendit les degrés à pas lents, et ouvrit tristement la porte. Il fut d’abord étonné de voir son beau-père à pied, accompagné d’un esclave abyssin, monté sur une mule ; mais il le fut encore bien davantage, quand cet esclave, dont la figure, quoique noire, ne laissait pas d’avoir quelque chose d’agréable, sautant légèrement à terre, vint lui baiser la main.
« Que veux-tu, lui demanda Alaeddin ? » « Seigneur, répondit l’esclave, je suis le serviteur de mon maître Alaeddin Aboulschamat, fils de Schemseddin, syndic des marchands du Caire. Son père m’a envoyé vers lui avec cette lettre de créance. En même temps, il présenta une lettre à Alaeddin, qui la reçut avec empressement, l’ouvrit et y lut ce qui suit :
« Schemseddin, syndic des marchands du Caire, à son fils bien-aimé Alaeddin Aboulschamat,
SALUT :
» Je viens d’apprendre, mon cher fils, la funeste nouvelle du combat où tous tes gens ont péri, et dans lequel on t’a ravi tout ce que tu possédais ; mais console-toi, je t’envoie cinquante autres ballots des plus riches étoffes de mon magasin, une mule, une pelisse de martre zibeline, et une cuvette d’or avec son aiguière. Bannis donc de ton cœur les inquiétudes que tu peux avoir conçues ; les richesses qu’on t’a enlevées t’ont servi de rançon. Ta mère et tous les gens de la maison jouissent d’une parfaite santé, et te font bien leurs compliments. J’ai appris aussi, mon cher fils, qu’on venait de te faire épouser une jeune dame, nommée Zobéïde, habile musicienne, à condition que tu la répudierais, et que, dans le dessein seulement de t’y contraindre, on t’avait fait contracter une obligation de cinquante mille pièces d’or pour la dot. J’ai confié cette somme à ton fidèle esclave Selim, qui doit te la remettre entre les mains, ainsi que les cinquante ballots de marchandises. »
Schemseddin.
Après avoir lu cette lettre, Alaeddin se tourna vers son beau-père, et lui dit : « Prenez les cinquante mille pièces d’or stipulées pour la dot de Zobéïde, et négociez à votre profit les cinquante ballots de marchandises, en me tenant compte seulement du capital. » Le père de Zobéïde, sensible à la générosité d’Alaeddin, ne voulut pas néanmoins en profiter. « Je ne puis rien accepter de ce que vous m’offrez, lui dit-il. Quant à la dot, elle appartient à ma fille, et vous pouvez en faire tous les deux ce que bon vous semblera. »
Comme Alaeddin et son beau-père étaient occupés à faire entrer les ballots, Zobéïde demanda à son père à qui ils appartenaient ?
« Ma chère fille, répondit le vieillard, ils appartiennent à Alaeddin ton époux. Son père vient de les lui envoyer pour le dédommager de la perte de ceux que les Arabes lui ont enlevés. Il lui a envoyé en outre une somme de cinquante mille pièces d’or, un paquet renfermant des objets précieux, une pelisse de martre zibeline, une mule, et une cuvette d’or avec son aiguière de même métal. Vous pouvez tous les deux disposer de ces objets à votre fantaisie ; et la dot en particulier est entièrement à ta disposition. »
Alaeddin ouvrit aussitôt la cassette, et en tira les cinquante mille pièces d’or qu’il remit à son épouse.
Le cousin de la jeune dame, stupéfait et confondu de ce qui venait d’arriver, et voyant toutes ses espérances renversées, demanda avec humeur à son oncle, s’il n’était plus disposé à forcer Alaeddin à lui rendre sa femme ?
« Cela est maintenant impossible, répondit le vieillard ; car la loi est tout en faveur d’Alaeddin, qui, comme vous le voyez, a rempli ses engagements. »
Le cousin, atterré par cette réponse, s’en retourna chez lui, le désespoir dans l’âme. Il tomba bientôt malade, et mourut de chagrin au bout de quelque temps.
Après avoir fait entrer les ballots, Alaeddin alla faire les provisions nécessaires pour un repas semblable à ceux des soirées précédentes. Étant de retour, il dit à Zobéïde : « Je ne m’étais pas trompé dans mes conjectures. Ces derviches sont des imposteurs qui m’ont fait des promesses en l’air. Vous voyez comment ils ont tenu leur parole ! »
« Cessez d’avoir une aussi mauvaise opinion d’eux, lui répondit sa femme. Vous êtes le fils du syndic des marchands du Caire, et cependant hier encore vous ne possédiez pas la plus petite pièce de monnaie. Dans quel embarras ces derviches, pauvres comme ils sont, ne doivent-ils donc pas être pour se procurer cinquante mille pièces d’or ? »
« Dieu merci nous n’avons plus besoin d’eux, reprit Alaeddin : ils n’ont qu’à venir maintenant, je leur fermerai la porte au nez. »
« Pourquoi donc, dit Zobéïde ? Je suis persuadée au contraire que c’est leur présence qui nous a porté bonheur ; et chaque soir ne glissoient-ils pas, à notre insu, une bourse de cent pièces d’or sous un coussin ? »
À la fin du jour, quand les bougies furent allumées, Alaeddin pria son épouse de prendre son luth, et de jouer un de ses airs favoris. Zobéïde, qui se plaisait à prévenir ses moindres désirs, s’empressa de le satisfaire. Elle accorda son instrument, et se mit à chanter. Dans ce moment, on frappa assez rudement à la porte de la rue. Zobéïde pria son mari d’aller voir ce que c’était. Lorsqu’il eut ouvert, et qu’il eut aperçu les derviches : « Ah, ah, s’écria-t-il en riant, entrez, messieurs les imposteurs, entrez ! »
Les derviches s’étant assis, Alaeddin fit servir la collation. « Seigneur, lui dit l’un d’eux, l’impossibilité où nous nous sommes trouvés de faire ce que nous voulions, n’empêche pas que nous ne prenions le plus vif intérêt à ce qui vous regarde : racontez-nous donc, de grâce, ce qui vous est arrivé avec votre beau-père ? »
« Dieu, répondit Alaeddin, nous a comblés de plus de faveurs que nous n’avions osé l’espérer ! »
« Nous en sommes charmés, reprit le faux derviche ; car nous étions fort inquiets par rapport à vous ; et vous devez être persuadé que si nous avions pu rassembler la somme que nous vous avions promise, nous l’aurions fait de tout notre cœur. »
« Dieu m’a procuré les moyens de me tirer d’affaire, dit Alaeddin. Mon père vient de m’envoyer cinquante mille pièces d’or, et cinquante ballots des étoffes les plus précieuses, chacun de la valeur de mille pièces d’or, comme le porte l’étiquette qui est dessus. Il m’a aussi envoyé un habillement complet fort riche, une pelisse de martre zibeline, une mule, un esclave, et une cuvette d’or avec son aiguière. En outre, je viens de me réconcilier avec mon beau-père ; et ce qui met le comble à ma félicité, c’est de posséder une femme charmante, dont je suis tendrement aimé. Vous voyez donc que Dieu ne m’a pas abandonné dans cet instant critique. »
Alaeddin ayant achevé ces paroles, le calife fit semblant d’avoir besoin de sortir un moment. Le visir Giafar, se penchant alors vers Alaeddin, l’avertit de ne rien dire qui pût blesser ses hôtes, et sur-tout celui qui venait de sortir. Alaeddin lui demanda pourquoi il lui donnait un pareil avis ? « Il me semble, ajouta-il, que je vous ai témoigné à tous autant d’égards et de politesse que j’en pourrais témoigner au calife. »
« La personne qui vient de sortir, reprit Giafar, est le calife lui-même. Je suis le visir Giafar, et l’un des deux personnages que vous voyez à côté de moi, est le Scheikh Mohammed Abou Naouas, et l’autre est Mansour, exécuteur des jugements de sa Majesté. »
Alaeddin parut fort étonné de cette aventure, et ne savait que penser.
« Seigneur Alaeddin, poursuivit le visir, faites-moi le plaisir de réfléchir un moment, et de me dire combien il y a de journées de chemin entre le Caire et Bagdad ? » Alaeddin répondit qu’il y en avait quarante-cinq. « Comment donc, reprit Giafar, vos marchandises ont-elles pu faire ce trajet en dix jours ? Comment est-il possible que votre père ait été informé de votre désastre, qu’il ait fait emballer les étoffes que vous avez reçues, et qu’elles vous soient parvenues dans l’espace de dix jours, lorsqu’il en faut quarante-cinq pour les apporter seulement du Caire ici ? »
« Vous avez raison, Seigneur, s’écria Alaeddin, mon erreur était grossière. Je me perds maintenant dans tout ceci, et je n’y connais rien. »
« Tout cela, dit le visir, s’est fait par ordre du souverain Commandeur des croyants. C’est lui-même qui vous a fait tous ces présents, par l’affection extrême qu’il a conçue pour vous. »
Le calife étant rentré sur ces entrefaites, Alaeddin se jeta à ses pieds, et lui témoigna sa vive reconnaissance. « Dieu prolonge les jours de votre Majesté, s’écria-t-il, et répande à jamais ses bienfaits sur elle pour la générosité dont elle a usé envers son esclave ! »
Le calife ayant fait relever Alaeddin, le pria de lui faire entendre encore une fois la voix de Zobéïde, pour le récompenser de ce qu’il venait de faire pour eux. Zobéïde s’empressa de répondre à une invitation aussi flatteuse. Elle prit son luth, et chanta d’une manière si ravissante, que le calife ne pouvait se lasser de l’entendre. Il passa une partie de la nuit dans cet amusement, et il invita Alaeddin, en se retirant, à se rendre le lendemain au divan.
Alaeddin se rendit donc le lendemain au divan, accompagné de dix esclaves qui portaient chacun sur leurs têtes un bassin rempli des objets les plus précieux. En entrant, il se prosterna le visage contre terre ; et s’étant relevé, il adressa un compliment très-flatteur au calife, qui était assis sur son trône, environné de toute sa cour. Il le supplia ensuite d’accepter les présents qu’il venait lui offrir.
Le calife fit à Alaeddin l’accueil le plus gracieux, et reçut avec plaisir ce qu’il lui présentait. Il le fit revêtir d’une robe d’honneur, le nomma sur-le-champ syndic des marchands de Bagdad, et lui fit prendre place au divan en cette qualité.
Dans ce moment, le beau-père d’Alaeddin, qui était auparavant revêtu de cette charge, étant entré dans la salle, et ayant aperçu son gendre assis à sa place, et couvert d’une robe d’honneur, prit la liberté de demander au calife ce que cela signifiait ?
« Je viens de nommer Alaeddin, répondit ce prince, syndic des marchands. Les charges et les dignités n’appartiennent pas exclusivement et pour toujours à ceux qui en sont revêtus, et j’ai jugé à propos de vous déposer. »
« Votre Majesté a très-bien fait, dit le vieillard. Au surplus, l’honneur qu’elle vient de faire à mon gendre, rejaillit sur moi ; et c’est Dieu même qui a dirigé son choix : il élève, quand il lui plaît, les petits aux plus grands honneurs. Combien de fois n’a-t-on pas vu les grands venir baiser la main de celui qu’ils dédaignaient la veille ! »
Le calife ayant confirmé, par un ordre exprès, l’élection d’Alaeddin, et ayant remis cet ordre entre les mains du lieutenant de police pour le faire exécuter, celui-ci le donna à un de ses officiers, qui publia dans le divan, que désormais on eût à reconnaître Alaeddin Aboulschamat comme syndic des marchands, et à lui rendre les honneurs et l’obéissance qu’on lui devait en cette qualité.
Vers la fin du jour, lorsque le divan fut congédié, le lieutenant de police, précédé d’un crieur, et marchant devant Alaeddin, parcourut en grande pompe les rues de Bagdad. Le crieur publiait dans tous les carrefours, que le calife venait de nommer syndic des marchands le seigneur Alaeddin Aboulschamat, et que lui seul maintenant pouvait remplir les fonctions de cette place.
Le lendemain, Alaeddin leva une superbe boutique, à la tête de laquelle il mit un de ses esclaves qu’il chargea des détails du commerce. Pour lui, il ne s’occupait que du soin d’assister régulièrement au divan. Un jour qu’il venait de s’y rendre, comme à son ordinaire, un des officiers du calife vint annoncer à ce prince la mort soudaine d’un de ses conseillers intimes.
Le calife envoya aussitôt chercher Alaeddin, le fit revêtir d’un caftan
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, et lui donna la place de celui qui venait de mourir, avec une pension de mille pièces d’or. Alaeddin, attaché de plus près à la personne du calife, s’avança de plus en plus dans ses bonnes grâces.
Un jour qu’il était au divan, un émir, tenant une épée à la main, vint annoncer au calife la mort du chef du conseil suprême des Soixante. Ce prince fit aussitôt revêtir Alaeddin d’un superbe caftan, et le nomma chef de la cour des Soixante. Comme le personnage qui venait de mourir ne laissait après lui ni femme ni enfants, Alaeddin, par ordre du calife, hérita de tous ses esclaves et de tous ses trésors, à condition seulement qu’il prendrait soin de ses funérailles. Le calife ayant agité son mouchoir, le divan se sépara.
En sortant de la salle du divan, Alaeddin trouva une compagnie de quarante hommes des gardes du corps du prince, qui se disposaient à l’escorter par honneur, et dont le chef, nommé Ahmed Aldanaf, vint se placer à ses côtés. Alaeddin, qui connaissait le pouvoir de cet officier, et la confiance que le calife avait en lui, profita de cette occasion pour l’engager à se lier étroitement ensemble, et à vouloir bien le regarder comme son fils. Ahmed Aldanaf, qui s’était senti de l’inclination et de l’attachement pour Alaeddin du moment qu’il l’avait vu paraître à la cour, fut flatté de sa demande, et y consentit volontiers. Il lui promit même, pour lui donner une marque éclatante de l’intérêt qu’il prenait à lui, de le faire escorter par ses soldats toutes les fois qu’il se rendrait au divan, ou qu’il en sortirait.
Alaeddin, comblé d’honneurs à la cour du calife, se rendit tous les jours près de ce prince, avec lequel il vivait dans la plus étroite intimité. Un soir qu’étant rentré chez lui, et ayant congédié les soldats d’Ahmed Aldanaf, il était assis près de son épouse, elle le quitta, en disant qu’elle allait revenir dans l’instant. Peu après un cri perçant se fit entendre. Alaeddin sortit pour voir d’où partait ce cri, et trouva sa chère Zobéïde étendue par terre. Il s’approcha d’elle pour la relever ; mais quelles furent sa surprise et son horreur, quand il s’aperçut qu’elle était déjà privée de sentiment !
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