HISTOIRE DU PRINCE BEHEZAD
« Sire, continua le jeune intendant, un roi de Perse avait un fils d’une beauté si accomplie, qu’il passait pour un prodige, et que personne dans toute la Perse ne pouvait lui être comparé. Ce jeune prince, dont l’imagination était vive et l’esprit ardent, aimait le gens instruits, sur-tout ceux qui avoient parcouru divers pays. Il leur faisait toutes sortes de questions, et causait familièrement avec eux.
» Un jour qu’il avait réuni un grand nombre de négociants et de voyageurs, plusieurs d’entr’eux s’entretenaient près de lui de sa beauté. Il prêta l’oreille à leur conversation, et entendit ces paroles :
« Le prince Behezad est le plus bel homme de toute la Perse ; mais il y a dans le Turquestan[1]
une princesse qui passe pour la plus belle du monde. »
Pays d’Asie, dans la grande Tartarie.
» Ce peu de mots piqua vivement la curiosité de Behezad. Il se tourna du côté du marchand qui parlait ainsi, et lui demanda quelle était la princesse dont il venait de faire l’éloge ? « Prince, répondit le marchand, c’est la fille du roi du Turquestan. Tous ceux qui ont été dans ce pays ont entendu vanter comme moi sa beauté, et l’on dit que les qualités de son esprit ne le cèdent pas aux charmes de sa personne. »
» Ces paroles firent une telle impression sur le cœur du prince Behezad, qu’il conçut aussitôt une violente passion pour la princesse. Sa santé s’altéra, son visage devint pâle, et il tomba dans une mélancolie que rien ne pouvait dissiper. Le roi son père s’aperçut de ce changement, et lui en demanda la cause. Le prince se troubla, rougit, céda aux instances de son père, et lui fit l’aveu de sa passion.
« Pourquoi, lui dit alors le roi, t’abandonner à la tristesse, et te laisser ainsi consumer inutilement ? La princesse dont tu es amoureux peut devenir ton épouse. Je vais la demander pour toi au roi son père : ma puissance est égale à la sienne, et j’espère qu’il ne dédaignera pas notre alliance. »
» Dès que Behezad eut conçu l’espoir d’obtenir l’objet de sa passion, l’impatience succéda chez lui à l’abattement. Le roi de Perse envoya sur-le-champ des ambassadeurs au roi de Turquestan pour lui demander sa fille, en le priant de régler lui-même les conditions du mariage avec le prince de Perse. Le roi du Turquestan consentit à donner sa fille au prince, à condition qu’il recevrait six cent mille pièces d’or.
» Le roi de Perse envoya aussitôt tout ce qui se trouvait dans son trésor, et fit et fit dire au roi du Turquestan qu’il enverrait incessamment chercher la princesse, et qu’il lui ferait remettre alors le reste de la somme. Il fit part de tout cela au prince Behezad, et lui dit : « Tu es maintenant assuré de posséder la princesse : il ne reste plus qu’une somme assez modique à payer à son père ; je l’aurai bientôt rassemblée, et j’enverrai aussitôt chercher la princesse. »
» Ce retard rendit le jeune prince furieux. Il quitte brusquement son père, prend son épée, sa lance, monte à cheval, sort du palais, et s’éloigne de la capitale. Il marche ainsi pendant plusieurs jours, et quitte le royaume de son père, dans le dessein d’attaquer une caravane, et de se procurer ainsi plus promptement l’argent qui restait à payer pour compléter la dot de la princesse.
» Ce projet insensé eut l’issue qu’il devait naturellement avoir. Behezad, eu attaquant une caravane, éprouva une résistance à laquelle il ne s’était pas attendu. Il fut entouré, fait prisonnier, et conduit devant le roi du Khorassan. Ce roi, frappé de la bonne mine du prince, ne voulut pas croire que ce fût un voleur : il l’engagea d’avouer qui il était, et pourquoi il s’était porté à cet excès ? »
» Behezad eut honte de se faire connaître, et aimant mieux mourir que de déshonorer son nom, protesta au roi qu’il n’était qu’un voleur et un brigand. Le roi toujours persuadé, malgré cela, que ce jeune homme ne pouvait être un voleur, le fit conduire en prison, espérant découvrir un jour qui il était, et lui donna quelqu’un pour le servir.
» Quelque temps après, le bruit se répandit que le prince Behezad avait disparu. Le roi son père écrivit à tous ses voisins pour en apprendre des nouvelles, et leur fit en même temps la peinture du jeune prince. Le roi du Khorassan reconnut aussitôt que le jeune homme qu’on lui avait amené comme un voleur, et qu’il retenait en prison, était le prince Behezad. Il le fit venir, et lui montra la lettre du roi son père.
» Behezad parut confus, et raconta au roi du Khorassan son aventure. Le roi du Khorassan lui représenta le danger auquel il s’était exposé par une conduite aussi étourdie, et lui fit sentir combien il était heureux que lui-même se fût conduit avec autant de prudence, et ne lui eût pas fait subir sur-le-champ la punition qu’il semblait mériter. Il le fit ensuite revêtir d’un habillement magnifique, et lui offrit la somme qui manquait encore à la dot de la princesse. Behezad l’ayant acceptée, le roi du Khorassan lui dit qu’il allait envoyer des ambassadeurs au roi de Perse, pour l’informer de ce qui s’étoit passé, et calmer son inquiétude. Il lui demanda en même temps s’il voulait les accompagner, et retourner à la cour de son père. Behezad, trop empressé d’obtenir la princesse pour songer à retourner alors en Perse, pria le roi du Khorassan de mettre le comble à ses bontés, en lui permettant de se rendre directement à la cour du Turquestan.
« Si je retourne auprès de mon père, ajouta-t-il, il me faudra attendre qu’il envoie chercher la princesse, et que les envoyés soient de retour. Tout cela demandera bien du temps. Je suis ici sur la route du Turquestan, j’y serai bientôt arrivé, et je recevrai sa main à la cour du roi son père. »
« Le roi du Khorassan se mit à rire, et fut étonné de l’humeur vive, et de l’impatience du jeune prince. « Je crains pour vous, lui dit-il, les suites de cette vivacité. Prenez garde qu’elle ne soit un obstacle à votre bonheur, et ne vous empêche d’obtenir l’objet de vos vœux. » Il lui fit ensuite remettre l’argent dont il avait besoin pour son voyage, le chargea de lettres de recommandation pour le roi du Turquestan, et lui donna une suite digne de son rang et de la circonstance.
» Le prince, transporté de joie, se mit aussitôt en chemin. Il faisait la plus grande diligence, marchait nuit et jour, et ne s’arrêtoit que le temps nécessaire pour laisser prendre de la nourriture aux hommes et aux chevaux. Quelque court que fût ce temps, Behezad le trouvait encore trop long.
» Le roi du Turquestan, prévenu de l’arrivée du prince Behezad, envoya au-devant de lui les principaux seigneurs de sa cour, le fit loger dans un magnifique palais qui touchait au sien, et ordonna qu’on préparât tout pour le mariage de sa fille. Deux jours paraissent indispensables pour les préparatifs ; mais ce délai semble un siècle à l’amoureux Behezad : il veut absolument voir la princesse, et cherche tous les moyens de satisfaire son ardeur impatiente ; mais les usages de la cour du Turquestan, la vigilance de la reine, qui ne quitte pas la princesse et la tient soigneusement renfermée, rendent inutiles les diverses tentatives du prince.
» Le troisième jour, qui avait été fixé pour la cérémonie du mariage, étant enfin arrivé, le prince apprend que son appartement n’est séparé de celui de la princesse que par un mur. Il l’examine avec attention, aperçoit une légère ouverture, et y applique ses yeux.
» On était alors occupé de la toilette de la mariée. Sa mère s’étant aperçue que quelqu’un la regardait, prit deux fers chauds des mains des femmes qui arrangeaient ses cheveux, les introduisit dans l’ouverture, et creva les yeux du prince. La douleur lui fit pousser un cri perçant ; il tomba sans connaissance. Ses gens accourent à son secours, le relèvent, le rappellent à la vie, et lui demandent quel accident l’a réduit dans cet état ? Son malheur lui fait alors reconnaître son défaut. « C’est mon impatience, répondit-il en soupirant. Dans quelques instants j’allais posséder et contempler à mon aise celle qui devait me rendre heureux. Je n’ai pu attendre quelques instants ; mes yeux ont voulu jouir d’avance du plaisir de la voir : ils en sont punis par la privation de la lumière. »
» C’est ainsi, ô Roi, ajouta le jeune intendant, que l’impatience de Behezad lui lit perdre l’espoir d’être heureux au moment où il allait le devenir, et que la précipitation de celle qui devait être sa belle-mère, la rendit elle-même l’instrument du malheur de ce prince. Considérez donc les funestes conséquences de ces défauts, et ne vous hâtez pas de me faire mourir. »
Azadbakht ayant entendu l’histoire de Behezad, ou du prince impatient, parut réfléchir profondément. Il congédia l’assemblée, et fit reconduire en prison le prévenu.
Le cinquième visir, nommé Geherbour, se présenta le lendemain devant le roi, se prosterna humblement, et lui dit : « Sire, si vous aviez vu un de vos sujets porter un œil indiscret dans l’intérieur de votre palais, ou si seulement vous entendiez dire que quelqu’un eut eu cette audace, vous croiriez devoir lui faire arracher les yeux : quel traitement devez-vous donc faire éprouver à celui que vous avez trouvé au milieu de votre appartement, couché sur votre lit royal, à un vil esclave qui a voulu attenter à l’honneur de la reine ? Comment pouvez-vous différer de punir un tel crime, et laisser vivre un instant le coupable ? Hâtez-vous de laver cet affront dans son sang. Ce conseil, Sire, m’est dicté par l’amour de mon devoir, et par mon attachement pour vous. Il s’agit de maintenir le respect qui vous est dû, et d’assurer la tranquillité de l’état. Prolonger plus long-temps l’existence d’un tel criminel, c’est porter atteinte à l’un et à l’autre. »
Azadbakht sentit alors se réveiller en lui le ressentiment de l’affront qu’il croyait avoir reçu, et se reprocha de n’être pas encore vengé. Il ordonna qu’on préparât tout pour le supplice, et qu’on amenât le jeune homme. « Malheureux, lui dit-il en le voyant, j’ai trop long-temps différé ta punition. Ce retard compromet ma tranquillité et celle de l’état. Tu vas subir le châtiment que tu as mérité par ton crime. »
« Je n’ai pas commis de crime, répondit le jeune intendant avec assurance, et ne crains pas pour ma vie. Cette crainte est faite pour le coupable : lui seul doit redouter la punition ; et quoiqu’il ait long-temps survécu à son crime, il éprouve enfin le sort du roi Dadbin et de son visir. »
« Je ne connais pas cette histoire, dit Azadbakht. »