LE MÉDECIN ET LE JEUNE TRAITEUR DE BAGDAD
On raconte qu’un médecin persan voyageant de pays en pays, arriva dans la ville de Bagdad. Il se logea dans un des khans qui y sont en si grand nombre, et y passa la nuit. Le lendemain il se mit à parcourir la ville, à visiter les places, les marchés. Il admiroit la grandeur, la magnificence des édifices, et disait souvent en lui-même qu’il n’avait jamais vu une si belle ville.
Il remarquait sur-tout le Tigre, joint à l’Euphrate par un canal, et qui, traversant le milieu de la ville, la divise en deux parties, l’une à l’orient, l’autre à l’occident. Ces deux parties, ou plutôt ces deux villes, sont réunies par sept ponts formés de bateaux attachés les uns aux autres, tant à cause de la largeur ordinaire de la rivière, qu’à cause des crues auxquelles elle est sujette. Ils sont toujours couverts de personnes qui vont et viennent pour vaquer à leurs affaires. On passe, en plusieurs endroits de la ville, sous des allées de palmiers et d’arbres de toute espèce, et l’on entend autour de soi une multitude d’oiseaux qui, dans leurs concerts, semblent rendre hommage à leur Créateur, et chanter les louanges de l’Eternel.
En se promenant ainsi, le médecin persan passa devant la boutique d’un traiteur, dans laquelle étaient étalés des mets et des ragoûts de toute espèce. Le maître de cette boutique était un jeune homme d’environ quinze ans, dont le visage paraissait aussi beau que la lune dans son plein. Sa mise était simple, mais élégante. Il avait de jolis pendants d’oreille, et ses habits étaient si propres et si bien arrangés, qu’ils semblaient sortir des mains du tailleur. Le médecin, en le considérant plus attentivement, fut étonné de lui voir un teint jaune, des yeux languissants, un visage pâle et défait, qui portait l’empreinte du chagrin et de la tristesse : il s’arrêta et le salua. Le jeune homme lui rendit le salut de la manière la plus honnête et la plus distinguée, et l’engagea à dîner chez lui.
Le médecin persan étant entré dans la boutique du jeune traiteur, celui-ci prit deux ou trois plats plus clairs et plus brillants que l’argent, dressa dans chaque plat des mets différents, et les servit au médecin. « Asseyez-vous un moment près de moi, lui dit le médecin : il me semble que vous êtes incommodé, et que vous avez le teint bien pâle ? Quelle est votre maladie ? Sentez-vous des douleurs dans quelques parties du corps, et y a-t-il long-temps que vous êtes dans cet état ? »
Le jeune homme à ce discours poussa un profond soupir, et dit en pleurant : « Ne me demandez pas, Monsieur, quel est mon mal ? » « Pourquoi, répartit son hôte ? Je suis médecin, et assez habile, grâce à Dieu : je suis sûr que je vous guérirai, si vous voulez vous ouvrir à moi, et me faire connaître l’origine et les symptômes de votre maladie » Le jeune homme, après avoir gémi et soupiré de nouveau, répondit :
« Dans le vrai, Monsieur, je ne ressens aucune douleur, et je n’éprouve aucune incommodité ; mais je suis amoureux. » « Vous êtes amoureux ! » « Oui, Monsieur ; et non-seulement amoureux, mais amoureux sans espoir d’obtenir l’objet que j’aime. » « Et de qui êtes-vous amoureux ? Dites-moi cela ? » « Je vous en ai dit assez pour le moment, laissez-moi vaquer à mes affaires, et servir mes pratiques. Si vous voulez revenir cette après-midi, je vous exposerai plus au long mon état, et je vous conterai mon aventure. » « Fort bien. Allez à vos affaires, de peur qu’on ne s’ennuie en vous attendant : je reviendrai vous voir ce soir. »
Après cet entretien, le médecin persan se mit à dîner. Il alla ensuite se promener, s’amusa à voir les beautés de la ville, et revint le soir chez le jeune traiteur. Celui-ci fut bien aise de le revoir, et conçut l’espérance qu’il pourrait au moins soulager sa peine et son ennui. Il ferma sa boutique, et le conduisit dans la maison où il demeurait. Elle était belle et bien meublée ; car il avait hérité de ses parents une fortune assez considérable. Lorsqu’ils furent entrés, on servit un souper délicat et recherché. Après le repas, le médecin pria le jeune homme de lui raconter son aventure. Il le fit en ces termes :
«Le calife Motaded-billah[1]
a une fille dont la beauté peut passer pour un prodige. Elle réunit à une figure charmante, à des yeux tendres et vifs tout à-la-fois, une démarche noble, une taille fine et délicate. Enfin, c’est un assemblage de toutes les perfections ; et non-seulement on n’a jamais rien vu de pareil, mais même on n’a jamais entendu parler d’une beauté aussi extraordinaire. Plusieurs princes, plusieurs souverains l’ont demandée en mariage à son père, mais il l’a toujours refusée jusqu’à présent ; et il est vraisemblable qu’il ne trouvera personne digne d’une aussi belle alliance.
Seizième calife de la dynastie des Abbassides, qui régna depuis l’an 892 jusqu’en 902 de l’ère chrétienne.
» Tous les vendredis, lorsque le peuple se rassemble dans les mosquées, que tous les marchands et les artisans quittent leurs boutiques qu’ils ne se donnent pas souvent la peine de fermer, cette belle personne sort du palais, et se plaît à se promener dans la ville ; ensuite elle se rend aux bains, et rentre dans le sérail.
» Un jour j’eus envie de ne point aller à la mosquée avec les autres, mais de tâcher de voir la princesse. L’heure de la prière étant venue, et tout le monde étant à la mosquée, je me cachai dans ma boutique. Je vis bientôt paraître la princesse. Elle était entourée de quarante esclaves, toutes plus belles les unes que les autres, et brillait au milieu d’elles comme le soleil en son midi. Les esclaves qui se pressaient autour de leur souveraine, et soutenaient les bords de ses vêtements avec de longues baguettes d’or et d’argent, arrêtaient mes regards curieux, et m’empêchaient de la contempler à mon aise. Enfin je l’aperçus un seul instant, et sur-le-champ je sentis s’allumer dans mon cœur la passion la plus vive, et couler de mes yeux quelques larmes. Depuis ce temps j’éprouve une langueur qui me consume, et mon mal s’accroît de jour en jour. »
En achevant ces mots, le jeune homme poussa un soupir si long, que le médecin crut qu’il allait expirer. « Que me donnerez-vous, lui dit-il, si je viens à bout de vous unir à celle que vous aimez ? » Le jeune homme l’ayant assuré que sa fortune, sa vie même seraient à sa disposition, le médecin continua ainsi :
« Levez-vous, apportez-moi une petite bouteille, sept aiguilles, un morceau de bois d’aloès, un autre de bitume de Judée, un peu de terre sigillée, deux palettes[2]
de mouton, un morceau d’étoffe de laine, et des soies de sept différentes couleurs. »
Os large et mince qui tient à l’épaule, omoplate ; en arabe, louhh al ganam.
Le jeune homme ayant été chercher tout cela, le médecin prit les deux palettes de mouton, traça dessus des signes et des formules magiques, les enveloppa dans le morceau d’étoffe de laine, et les lia avec les soies de sept couleurs différentes. Il prit ensuite la petite fiole, enfonça les sept aiguilles dans le morceau de bois d’aloès, le mit dans la fiole avec le bitume de Judée, la luta avec la terre sigillée, et récita ces paroles magiques :
« J’ai frappé à la porte des dernières régions terrestres : les génies ont appelé les génies et le prince des Démons. Aussitôt j’ai vu paraître le fils d’Amran[3]
, tenant un serpent, et portant, en guise de collier, un dragon entortillé à l’entour de son cou. »
Moïse.
« Quel est, s’est-il écrié, le téméraire qui frappe la terre, et nous fait venir ce soir ? »
Je lui ai répondu :
« Je suis amoureux d’une jeune personne ; j’ai recours à vos enchantements, esprits puissants et terribles : prêtez-moi votre secours, et faites-moi réussir dans mon entreprise. Vous voyez comme une telle, fille d’un tel, rejette et dédaigne mes vœux, rendez-la sensible à mon amour. »
Les esprits m’ont répondu :
« Fais ce qui t’a été enseigné : place-les sur un feu vif et ardent, et prononce sur eux ces paroles : « Quand une telle, fille d’un tel, serait dans Caschan, dans Ispahan, ou dans le pays des sorciers et des enchanteurs, que rien ne puisse la retenir, qu’elle se rende ici, et dise, en se livrant elle-même entre mes mains : Vous être le maître, et je suis votre esclave. »
Le médecin répéta trois fois ces paroles ; ensuite il se tourna vers le jeune homme, et lui dit : « Parfumez-vous, et revêtez-vous de vos plus beaux habits : dans l’instant vous allez voir près de vous la personne que vous aimez. » En même temps il mit la fiole sur le feu.
Le jeune homme alla aussitôt se parer, sans cependant ajouter beaucoup de foi à ce que lui disait le médecin. À peine était-il de retour, qu’il vit paraître un lit sur lequel était endormie la princesse, plus belle dans son sommeil, que le soleil à son lever. « Que vois-je ! Quel prodige, s’écria-t-il tout interdit ! »
« Ne vous ai-je pas promis, dit le médecin, de vous faire obtenir l’objet de vos vœux. Vous voyez l’accomplissement de mes promesses. » « En vérité, reprit le jeune homme, vous êtes un mortel extraordinaire, et jamais le ciel n’a donné à personne le pouvoir d’opérer de tels prodiges. » Il baisa ensuite les mains du médecin, et lui témoigna la plus vive reconnaissance de ce qu’il venait de faire pour lui. « Je me retire, lui dit le médecin en l’interrompant : celle que vous aimez est entre vos mains, c’est à vous seul qu’il appartient de lui faire agréer votre amour. »
Lorsque le médecin fut sorti, le jeune amant s’approcha de la princesse. Elle ouvrit les yeux, et voyant un jeune homme à côté d’elle, lui demanda qui il était ? « L’esclave de vos beaux yeux, répondit-il, le malheureux qui meurt pour vous, et qui jamais n’aimera d’autre personne que vous. » Flattée de ce langage, elle regarda le jeune homme, fut frappée de la beauté de ses traits, et sentit son cœur s’enflammer pour lui.
« Êtes-vous, lui dit-elle en soupirant, un mortel, ou un génie ? Qui m’a transportée ici ? » « Je suis, répondit-il, le plus heureux des mortels, et je ne changerais pas ma condition pour celle des génies dont la puissance vous a transportée ici à ma prière. » « Eh bien, reprit-elle, jurez-moi, mon ami, que vous leur ordonnerez de me transporter ici toutes les nuits ! » « Madame, répondit-il, c’est mettre le comble à mes vœux que d’assurer la durée de mon bonheur. » Les deux amants également épris l’un de l’autre, s’entretinrent long-temps de leur aventure, et passèrent ensemble les moments les plus délicieux.
Comme l’aurore était prête à paraître, le médecin entra dans la chambre, appela doucement le jeune homme, et lui demanda en riant comment il avait passé la nuit ? « Dans un paradis de délices, répondit-il, et au milieu des houris. » Le médecin lui ayant ensuite proposé de le mener au bain, il lui demanda ce qu’allait devenir la princesse, et comment elle s’en retournerait à son palais ? « Ne vous inquiétez de rien, répondit le médecin, elle s’en retournera comme elle est venue, et personne ne saura ce qui s’est passé. » En effet, la princesse s’endormit, et se retrouva, en s’éveillant, dans son palais. Elle se garda bien de rien dire de ce qui lui était arrivé, et attendit la nuit avec impatience. Elle fut encore transportée près du jeune homme, comme elle l’avait été la veille, et ce prodige se renouvela les jours suivants.
Au bout de quelques mois, la princesse étant un matin avec la sultane sa mère sur la terrasse du palais, resta quelque temps le dos tourné au soleil. La chaleur lui ayant échauffé les reins, elle laissa échapper, malgré elle, plusieurs vents. Sa mère, étonnée, lui demanda ce qu’elle avait. La princesse ayant répondu qu’elle ignorait la cause de cet accident, sa mère la considéra plus attentivement, porta la main sur son ventre, et s’aperçut qu’elle était enceinte. Aussitôt elle poussa un cri, se frappa le visage, et lui demanda comment elle se trouvait dans cet état. Les femmes du palais étant accourues au cri de la sultane, elle leur ordonna d’aller chercher le calife.
À peine le calife eut-il appris la cause du désespoir de la sultane, qu’il entra dans une grande colère, tira son poignard, et dit à sa fille : « Malheureuse, je suis Commandeur des croyants ; tous les rois de la terre m’ont demandé votre main ; j’ai dédaigné leur alliance, et c’est ainsi que vous me déshonorez ? J’en jure par le tombeau de mon père, et par ceux de tous mes aïeux : si vous me découvrez la vérité, je vous ferai grâce de la vie ; mais si vous ne me dites à l’instant ce qui vous est arrivé, quel est l’auteur du crime, et comment il est venu à bout de le commettre, je vous plonge moi-même ce poignard dans le sein. »
La princesse effrayée raconta à son père qu’elle était enlevée toutes les nuits dans son lit, et transportée dans une maison qu’elle ne connaissait pas, près d’un jeune homme plus beau que le jour ; qu’elle était ensuite rapportée dans sa chambre au lever de l’aurore ; mais qu’elle ne savait comment cela s’opérait.
Le calife fut on ne peut pas plus étonné de l’aveu que lui faisait sa fille. Il envoya chercher son visir, homme d’esprit, habile et intelligent, et en qui il avait beaucoup de confiance. Il lui fit part de ce qu’il venait d’apprendre, et lui demanda ce qu’il croyait à propos de faire dans cette circonstance.
Le visir ayant réfléchi quelque temps, dit au calife : « Prince, ce n’est qu’en employant la ruse que vous pourrez découvrir le lieu dans lequel votre fille est ainsi transportée. J’imagine un moyen simple, mais qui doit réussir. Qu’on prenne un petit sac, et qu’on l’emplisse de millet ; qu’on l’attache au lit de votre fille, près de la tête, et qu’on le place convenablement, en le laissant entr’ouvert, afin que, lorsque le lit de votre fille sera enlevé cette nuit, le millet se répande tant en allant qu’en revenant, et nous trace ainsi le chemin qui conduit de votre palais à la maison que vous cherchez. »
Le calife loua beaucoup la sagacité du visir, trouva l’expédient excellent, et ne douta pas du succès. Il en confia l’exécution à une personne intelligente, qui eut soin que la jeune princesse ne fût instruite de rien.
La nuit étant arrivée, le lit fut transporté comme à l’ordinaire. Le lendemain au lever de l’aurore, le médecin conduisit le jeune homme au bain, suivant leur usage, et lui dit qu’on avait reconnu que la princesse était enceinte, qu’on avait fait usage d’une ruse pour découvrir sa maison, et qu’on se préparait à lui faire un mauvais parti.
Le jeune homme, sans s’effrayer, témoigna au médecin qu’il était satisfait d’avoir obtenu le bonheur auquel il aspirait, et qu’il était résigné à la mort. Il le remercia de nouveau de ses bienfaits, lui souhaita toutes sortes de prospérités, et lui conseilla de s’éloigner, et de ne pas s’exposer lui-même au danger. « Laissez le calife, lui dit-il en finissant, disposer de ma vie comme il voudra. » « N’ayez aucune inquiétude pour votre vie, lui dit le médecin : il ne vous arrivera, non plus qu’à moi, aucun mal. Je vais vous faire voir de nouvelles merveilles, et des prodiges d’un autre genre. « Ces paroles tranquillisèrent le jeune homme, et lui causèrent une joie infinie. Ils sortirent ensemble du bain, et regagnèrent la maison.
Le calife et son visir étant entrés de grand matin dans la chambre de la princesse, la trouvèrent de retour, et virent que le sac de millet était vuide. « Assurément, dit le visir, nous tenons le coupable. » Ils montèrent aussitôt à cheval, accompagnés d’une troupe nombreuse de soldats, et suivirent les traces du millet. Lorsqu’ils furent près de la maison, le jeune homme entendant le bruit des hommes et des chevaux, avertit le médecin, qui lui dit : « Prenez une cuvette, emplissez-la d’eau, montez sur la terrasse, versez l’eau tout autour de la maison, et descendez. » Le jeune homme fit ce que le médecin lui avait ordonné.
Le calife et le visir étant arrivés avec les soldats, trouvèrent la maison environnée d’une large rivière dont les flots agités s’entre-choquaient avec un bruit horrible. « Que veut dire ceci, dit le calife au visir, et depuis quand cette rivière coule-t-elle ici ? » « Je n’ai jamais vu de rivière ici, répondit le visir, et je n’en connais pas d’autre dans Bagdad que le Tigre, qui coule au milieu de la ville. Il faut absolument que celle-ci soif l’effet de quelque enchantement. »
Prévenus ce cette idée, le calife et son visir assurèrent aux soldats que l’eau qu’ils voyaient devant eux n’était qu’une illusion, une vaine apparence, et leur commandèrent de passer outre sans rien craindre. Une partie de l’armée voulut s’avancer ; mais elle fut aussitôt submergée. Le visir, reconnaissant alors son erreur, dit au calife que le parti le plus sage était d’engager ceux qui étaient dans la maison à dire qui ils étaient, en leur promettant qu’on ne leur ferait aucun mal.
Le calife ayant approuvé ce conseil, fit crier à haute voix que ceux qui étaient dans la maison n’avoient qu’à se faire connaître, et qu’on ne leur ferait aucun mal. Le médecin laissa long-temps crier les gens du calife, et dit ensuite au jeune homme : « Montez sur la terrasse, et assurez le calife que s’il veut s’en retourner à son palais, nous irons aussitôt nous présenter devant lui. »
Le jeune homme monta sur la terrasse, et annonça à haute voix ce que le médecin venait de lui dire. Le calife ayant entendu cette proposition, eut honte de ne pouvoir venger sur-le-champ l’enlèvement de sa fille, et de se voir encore repoussé, après avoir perdu une partie de son armée. Il voulait rester, et chercher quelque moyen de pénétrer dans la maison. Le visir lui fit observer qu’elle était habitée par des magiciens, ou des génies malfaisants ; qu’il était inutile de vouloir se mesurer contre ces gens-là, et que s’ils venaient eux-mêmes se remettre entre ses mains, il pourrait les faire punir comme ils le méritaient. Le calife, malgré ces réflexions, s’en retourna triste et mécontent.
Il y avait à peine une heure qu’il était rentré dans son palais, lorsque le médecin et le jeune homme vinrent se présenter à la porte. Il commanda qu’on les laissât entrer ; et dès qu’ils furent en sa présence, il envoya chercher le bourreau, et lui ordonna de couper la tête au jeune homme. Le bourreau lui déchira le bas de sa robe, lui en banda les yeux, et tourna trois fois autour de lui en tenant le glaive levé sur sa tête, et demandant s’il devait frapper. « Cela devrait être fait, répondit le calife à la dernière fois. »
Aussitôt le bourreau leva le bras, et frappa le coup mortel ; mais son bras ayant tourné malgré lui, le coup tomba sur son compagnon, qui se tenait derrière lui, et fit voler sa tête aux pieds du calife. « Maladroit, s’écria-t-il, peux-tu être assez aveugle pour frapper ton compagnon, au lieu de frapper le coupable qui est devant toi ! Regarde-le bien, et prends garde à ce que tu vas faire. » Le bourreau leva une seconde fois le bras, et fit voler la tête de son fils qui était à ses côtés. Tous ceux qui étaient présents furent saisis d’effroi.
Le calife, ne pouvant revenir de sa surprise, demanda à son visir ce que cela signifiait ? « Grand prince, répondit celui-ci, toute votre puissance seroit ici inutile. Quels moyens opposer à des prestiges et à des enchantements ? Celui qui enlève votre fille avec son lit, qui fait tout-à-coup de sa maison une isle environnée d’abymes, ne pourrait-il pas vous ôter l’empire et la vie ? Je vous conseille d’aller au-devant du médecin, de le traiter honorablement, et de le prier de vouloir bien ne nous faire aucun mal. »
Le calife vit bien qu’il n’avait rien de mieux à faire que de suivre le conseil du visir. Il ordonna qu’on fît relever le jeune homme, et qu’on lui ôtât le bandeau de dessus les jeux. Ensuite il se leva de son trône, alla trouver le médecin, et lui dit en lui baisant la main : « Ô le plus savant de tous les hommes, j’étais loin de soupçonner votre mérite, et je ne savais pas posséder dans ma capitale un tel trésor ! Mais si vos vertus et votre générosité égalent, comme j’aime à le croire, votre puissance, pourquoi avez-vous ainsi disposé de ma fille, et fait périr une partie de mon armée ? »
« Puissant prince, image de Dieu sur la terre, répondit le médecin, je suis étranger. J’ai fait connaissance avec ce jeune homme en arrivant dans cette ville. Nous avons mangé ensemble : l’état de maladie, de langueur, dans lequel je l’ai vu son amour pour votre fille, dont il m’a fait confidence, ont excité ma compassion et m’ont engagé à m’intéresser à lui. J’ai été bien aise aussi de vous faire connaître qui je suis, et la puissance que le ciel m’a accordée ; mais je ne veux me servir de ses dons que pour faire le bien. J’ai recours maintenant à vos bontés, et vous supplie d’accorder votre fille à ce jeune homme : elle est née pour lui, et il est digne de la posséder. » « Cela me paraît juste, dit le calife, et nous devons d’ailleurs vous obéir. » Aussitôt il fit revêtir le jeune homme d’une robe d’un prix inestimable, le fit asseoir à côté de lui, et fit apporter pour le médecin un trône de bois d’ébène.
Tandis qu’ils s’entretenaient ensemble, le médecin, en se retournant, vit un rideau de soie sur lequel étaient représentés deux grands lions. Il leur fit un signe de la main, et aussitôt ces deux lions se jetèrent l’un sur l’autre, en poussant des rugissements semblables au bruit du tonnerre. Un moment après, il fit un nouveau signe, et l’on ne vit plus que deux chats qui jouaient ensemble.
« Que penses-tu de cela, dit le calife à son visir ? » « Prince, répondit-il, je crois que Dieu vous a envoyé ce sage pour vous faire voir des prodiges. » « Eh bien, reprit le calife, dis-lui de m’en faire voir encore d’autres. » Le visir ayant témoigné le désir du calife au médecin, celui-ci demanda qu’on lui apportât un bassin plein d’eau, et proposa au visir d’ôter ses habits, de se couvrir d’un grand voile, et d’entrer dans le bassin, lui promettant de lui faire voir des choses merveilleuses et qui le divertiraient beaucoup.
Le visir y consentit ; mais à peine fut-il assis dans le bassin, qu’il se trouva transporté au milieu d’une mer immense et horriblement agitée : il se mit aussitôt à nager en s’abandonnant au gré des flots, qui le poussaient tantôt d’un côté tantôt d’un autre. Les forces commençaient à lui manquer, et il se croyait perdu, lorsqu’une vague s’éleva tout-à-coup, l’entraîna avec elle, et le porta avec la rapidité de l’éclair, sur un rivage inconnu.
À peine fut-il sorti de l’eau, qu’il sentit flotter sur son dos une épaisse chevelure qui lui descendait jusqu’aux talons. Étonné de ce phénomène, il jette un regard sur toute sa personne, et s’aperçoit qu’il est totalement métamorphosé en femme. « Peste soit du divertissement, dit-il en lui-même ! Un visir changé en femme est certainement une chose fort extraordinaire ; mais qu’avais-je besoin de voir s’opérer en moi pareille merveille ? Toutefois rien n’arrive en ce monde que par la permission de Dieu : nous lui devons l’être, et nous retournerons un jour en lui[4]
. »
Formules tirées du Coran, dons les Mahométans se servent ordinairement pour s’exhorter à la résignation.
Tandis que le visir réfléchissoit ainsi à son aventure, un pêcheur s’avança, et lui mettant la main sur l’épaule : « Heureuse journée, dit-il ; je ne m’attendais pas à une pareille capture ! La charmante personne ! C’est une fille de la mer, et le ciel me l’envoie tout exprès pour que je la donne en mariage à mon fils : un pêcheur ne peut trouver une femme qui lui convienne mieux. »« Quoi, dit le visir, ayant entendu ces paroles, après avoir été visir je deviendrais la femme d’un pêcheur ! Est-ce là le sort auquel je devais m’attendre. Qui donnera maintenant des conseils au calife ? Qui gouvernera son empire ? Mais Dieu est le maître des événements ; il faut se résigner à sa volonté. »
Le pêcheur était si content de la rencontre, qu’il ne songea pas à pêcher selon sa coutume. Il emmena avec lui la fille de la mer, et la conduisit à sa cabane, qui était peu éloignée du rivage. « Bonne fortune, dit-il à sa femme en entrant ; depuis long-temps je fais le métier de pêcheur, et jamais je n’ai été aussi heureux qu’aujourd’hui ! Je viens de prendre une fille de la mer. Où est notre enfant ? Cette femme est faite exprès pour lui, et je veux la lui donner en mariage. » « Il est allé mener paître la vache et la faire labourer, dit la femme du pêcheur. Dans un moment il sera ici. » Le jeune homme arriva effectivement peu après.
« Peste soit de l’aventure, dit tout bas le visir, en le voyant ! Cette nuit même je vais devenir l’épouse de ce manant ; et j’aurais beau dire à ces gens-là : Que faites-vous ? Vous êtes dans l’erreur, je suis le visir du calife ; ils ne me croiraient pas, car j’ai l’apparence d’une femme. Ah, ah ! à quoi me suis-je exposé ? Qu’avais-je besoin de ce divertissement ? »
« Garçon, dit le pêcheur à son fils, il faut que tu sois né sous une heureuse étoile. Le ciel t’envoie ce qu’il n’a jamais envoyé à personne avant toi, et ce qu’il n’enverra vraisemblablement jamais à d’autres après toi. Voici une fille de la mer que je t’amène. Tu es jeune, tu n’es pas marié, fais-en ta femme dès ce soir. »
Le jeune homme fut si content de la proposition, qu’il avait peine à croire que son bonheur ne fût pas un songe. Il épousa sa femme dès le soir, et la rendit enceinte. Au bout de neuf mois, elle accoucha d’un gros garçon qu’il fallut nourrir, se trouva de nouveau enceinte peu de temps après, et mit au monde successivement sept garçons.
Le visir, fatigué de ce genre de vie, dit alors en lui-même : « Jusqu’à quand durera cette maudite et pénible métamorphose ? Ne pourrai-je sortir de cet état, dans lequel je suis tombé par un excès de complaisance et de curiosité ? Il faut que j’aille sur le rivage où j’ai abordé, et que je me jette dans la mer. J’aime mieux périr que de supporter plus long-temps tant de misère. » Le visir ayant pris cette résolution, se rendit sur le bord de la mer, et s’élança dans l’eau. Il fut aussitôt soulevé par une vague, et entraîné au milieu des flots. Levant alors la tête, il se trouva assis dans le bassin, et vit devant lui le calife, le médecin, et toute l’assemblée qui le regardait attentivement.
Le calife ayant demandé à son visir ce qu’il avait vu, celui-ci se mit à rire, et lui dit : « Prince, le médecin a des secrets étonnants. J’ai vu des paradis délicieux, des houris, de jeunes garçons, des merveilles que personne n’a jamais vues. Si vous voulez en juger par vous-même, vous conviendrez que rien n’est à la fois plus charmant et plus extraordinaire. »
Ce peu de mots excita la curiosité du calife. Il se déshabilla, se ceignit le corps d’un linge, et entra dans le bassin. Le médecin lui dit de s’asseoir ; et aussitôt qu’il l’eut fait, il se trouva au milieu d’une mer d’une immense étendue, se mit à nager, et fut porté par une vague sur un rivage éloigné. Ayant pris terre et se voyant nu, n’ayant qu’un linge autour du corps, il dit en lui-même : « Je vois le but de ces artifices. Mon visir et le médecin se sont entendus pour me dépouiller de mon empire. Ils donneront ma fille au jeune homme, et le médecin va se faire reconnaître calife à ma place. Malheureuse curiosité ! »
Tandis que le calife faisait ces réflexions, il vit une troupe de jeunes filles qui venaient puiser de l’eau à une fontaine voisine de la mer. Il s’adressa à l’une d’entr’elles, lui dit qu’il était étranger, qu’il venait de faire naufrage, et lui demanda dans quel pays il se trouvait ? Elle lui dit qu’il était près de la ville d’Oman[5]
; qu’il n’avait qu’à monter la montagne qui était devant lui, et qu’il verrait la ville, qui était située au bas de la montagne.
Ville d’Arabie sur la mer des Indes, près du golfe Persique.
Le calife s’achemina de ce côté, et entra dans la ville. Les habitants le prirent pour un marchand qui venait de faire naufrage, et quelqu’un lui donna par charité un habit. Lorsqu’il en fut revêtu, il se promena dans la ville. En passant dans le marché, la faim qui le pressait fit qu’il s’arrêta devant la boutique d’un traiteur. Celui-ci le prit aussitôt pour un étranger qui venait de faire naufrage, et lui proposa d’entrer à son service, en lui promettant deux drachmes par jour et la nourriture. Le calife, ne pouvant mieux faire, accepta la proposition. Dès qu’il eut mangé et qu’il fut installé dans le métier, il se dit à lui-même :
« Quelle étrange situation ! Quel changement ! Après avoir été calife, avoir joui d’une autorité sans bornes, avoir vécu dans la magnificence et les plaisirs, je suis aujourd’hui réduit à lécher des plats ! J’ai voulu voir des choses extraordinaires : assurément rien n’est plus extraordinaire que mon aventure ; de calife, je suis devenu le valet d’un traiteur. Mais c’est ma faute. Qu’avois-je besoin de vouloir éprouver moi-même la puissance de ce magicien ? »
Au bout de quelques jours, le calife passa dans le marché des joailliers. Ils étaient en grand nombre et faisaient un grand commerce dans cette ville, parce qu’on péchait dans la mer qui en est proche beaucoup de perles, de diamans et de corail. Tandis qu’il était dans ce marché, il lui prit envie de se faire courtier plutôt que de continuer à servir un traiteur. Le lendemain il vint au marché de grand matin, et s’annonça comme courtier. Un homme vint à lui, tenant à la main un diamant dont l’éclat égalait celui des rayons du soleil, et dont le prix devait surpasser les revenus de l’Égypte et de la Syrie.
Le calife, étonné de la beauté de ce diamant, demanda s’il était à vendre ! On lui dit que oui : il le prit, et le porta chez plusieurs marchands. Tous furent étonnés de sa beauté. On en offrit d’abord cinquante mille sequins ; ensuite l’on augmenta, et l’on alla jusqu’à cent mille sequins. Le calife vint trouver celui à qui appartenait le diamant, et lui demanda s’il voulait le donner pour ce prix ! Il y consentit, et dit au calife de recevoir l’argent. Le calife retourna chez le marchand qui avait offert cent mille sequins du diamant, et lui dit de lui remettre cette somme, parce que celui à qui appartenait le diamant l’avait chargé de la recevoir pour lui.
Le marchand dit que cela n’était pas régulier ; qu’il ne voulait payer qu’à celui qui vendoit, et non au courtier. Le calife alla pour chercher le propriétaire ; mais ne l’ayant pas trouvé, il revint chez le marchand, lui dit qu’il était lui-même le propriétaire. Le marchand allait lui compter le prix ; mais ayant regardé de nouveau ce diamant, il vit qu’il était faux[6]
. « Comment, coquin, dit-il aussitôt, tu es assez hardi pour vouloir tromper en plein marché ! Tu ne sais donc pas que les fripons sont ici punis de mort ? »
C’étoit, selon le texte arabe, de la sandaraque noire, sindarousa souda.
Les autres marchands accoururent en entendant ces paroles, se jetèrent sur le calife, le lièrent et le conduisirent au roi d’Oman. Ce prince ayant entendu l’accusation et l’attestation des témoins, condamna l’accusé à être pendu sur-le-champ. On lui mit d’abord une chaîne au cou, on lui découvrit la tête, et on le promena par la ville, accompagné d’un officier qui criait : « Ce traitement n’est que le commencement de la punition de ceux qui trompent le peuple et les marchands dans la place publique et sous les yeux du roi. » Le calife, réfléchissant sur son sort, disait en lui-même :
« Je n’ai pas voulu rester au service d’un traiteur : je me suis fait courtier, et pour ma peine, je vais être pendu ! Mais je ne dois pas m’en prendre à moi : tout ceci n’est que l’accomplissement de mon destin. »
Lorsqu’on fut arrivé à l’endroit où devait se faire l’exécution, on attacha la corde au cou du calife, et l’on commença à tirer. En montant, il ouvrit les yeux et se trouva prêt a sortir du bassin, en présence du médecin, du jeune homme et du visir qui le regardaient. Le visir s’avança aussitôt en riant pour lui donner la main.
« Pourquoi ris-tu, lui demanda le calife ? » « Je ris de mon aventure, répondit le visir ; car j’ai été femme, je me suis marié, et j’ai eu sept enfants. » « Eh bien, reprit le calife, tu aimais tes enfants, et tu en étais aimé. Tu as éprouvé des peines et des plaisirs ; mais moi je descends à l’heure même de la potence. » Le calife et le visir se racontèrent ensuite leurs aventures. Tous ceux qui étaient présents en rirent beaucoup, et s’étonnèrent de la puissance du médecin. Le calife l’invita à rester près de lui, et le combla d’honneurs et de biens. Il envoya chercher ensuite un cadi pour dresser le contrat de mariage de sa fille.
On célébra cette union par des fêtes et des réjouissances publiques. Le médecin, et le jeune homme auquel il avait rendu de si grands services, furent toujours étroitement unis, et jouirent toute leur vie du bonheur le plus parfait.
Scheherazade, en finissant l’histoire du médecin persan et du jeune traiteur de Bagdad, s’aperçut que le jour commençait à paraître. « Sire, ajouta-t-elle, les choses singulières que je viens de vous raconter me rappellent un prodige d’un autre genre, opéré autrefois aux yeux de toute l’Égypte, par l’adresse et l’habileté d’un visir de l’empire d’Assyrie. Je vous la raconterai demain, si votre Majesté veut bien me le permettre. » Le sultan des Indes témoigna qu’il serait bien aise d’entendre cette histoire. Scheherazade la commença le lendemain en ces termes :