Tome N°8 - Chapitre 2 : - LE BIMARISTAN - (Mille et une nuits)



LE BIMARISTAN[1]

Mot persan, qui signifie hôpital. Il est dérivé du mot bimar, malade. La terminaison istan indique le lieu, le pays, etc.

OU HISTOIRE DU JEUNE MARCHAND DE BAGDAD ET DE LA DAME INCONNUE







Le calife Haroun Alraschid étant un jour fatigué du poids des affaires, et voulant prendre quelque dissipation, envoya chercher le visir Giafar, et lui dit : « Sortons ensemble de mon palais : je voudrois me mêler parmi le peuple de Bagdad, savoir quels sont ses entretiens, connoître les injustices qui peuvent se commettre, venir au secours des opprimés, et punir les oppresseurs. « Aussitôt ils se déguisèrent, prirent des habits de derviche, et sortirent secrètement du palais, accompagnés de Mesrour, chef des eunuques. Après avoir parcouru plusieurs rues de la ville, ils se trouvèrent vis-à-vis la porte d’un hôpital.
« Quelle est cette maison, dit le calife à son visir ; elle me paraît vaste et spacieuse ? » « Seigneur, répondit Giafar, c’est une maison de santé, où l’on reçoit les pauvres malades, et dans laquelle sont renfermés quelques fous. » « Entrons, dit le calife, pour voir si l’on a soin de ces malheureux, et si les administrateurs ne mangent pas les revenus de cette maison, et ne laissent pas manquer ceux qui y sont des choses qui leur sont nécessaires. »
Ils entrèrent, et visitèrent d’abord l’infirmerie. Ils traversèrent plusieurs salles, et les trouvèrent toutes bien nettoyées ; les lits étaient propres, et tous les malades avaient auprès d’eux leurs sirops, leurs potions, et toutes les choses dont ils avaient besoin.
Ils visitèrent ensuite les fous. Le calife dit à Giafar : « Il faut que tu entres dans la loge d’un de ces fous ; Mesrour entrera ensuite dans un autre, et moi dans une troisième. » Mesrour, empressé de remplir la commission, dit qu’il allait commencer, et entré aussitôt dans la première loge qui se présente à lui.
Il trouva le fou qui s’amusait à couper l’habit qu’il avait sur lui, en criant : « Beaux fruits d’Irak, beaux fruits d’Irak[2]

L’Irak Arabi, dont il s’agit ici, est le nom de la province dans laquelle est située la ville de Bagdad.

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» Mesrour lui dit : « Vendez-moi de ces fruits, afin que j’en fasse goûter à mes camarades. » « Approchez et prenez, lui dit le fou. » Mesrour s’étant approché comme pour prendre les prétendus fruits, le fou le saisit au collet, ramassa de l’ordure, et lui en frota le visage. Il se mit ensuite à rire, et se laissa tomber à la renverse en continuant ses éclats. Mesrour, tout confus, courut aussitôt se laver à la fontaine.
Le calife dit alors à Giafar d’entrer à son tour dans une loge : il y entra, et vit un fou qui était assis tranquillement. « Bonjour, lui dit Giafar. » « Bonjour, répondit le fou. Que la paix et la bénédiction de Dieu soient sur vous ! » « Vous me paraissez un homme de bon sens, reprit Giafar. Pourquoi êtes-vous ici ? » « J’y suis répartit le fou, parce qu’un certain jour je dis à mes parens et à mes concitoyens que j’étais un prophète envoyé de Dieu. Ils ne m’ont point cru, se sont soulevés contre moi, se sont emparés de ma personne, et m’ont amené ici. »
À ce discours, Giafar s’enfuit, et alla retrouver le calife. « Pourquoi l’as-tu quitté si promptement, lui dit celui-ci ? » « Seigneur, lui dit Giafar, c’est un impie, un imposteur : il dit qu’il est un prophète envoyé de Dieu. » « Cela n’est point impossible, dit le calife : Dieu a créé beaucoup de prophètes qu’il a envoyés aux hommes en différens temps ; mais tout prophète doit prouver sa mission par des miracles évidents : va donc lui demander cruels sont les miracles qu’il a faits ? »
Giafar rentra dans la loge du fou, et lui dit : « Les prophètes qui vous ont précédé, ont fait des miracles évidents : quels sont ceux que vous avez faits ? » « Si vous voulez un miracle, répondit le fou, je vais vous en faire un tout-à-l’heure, afin que vous croyez en moi. » « Choisissez vous-même le miracle, et faite-le devant nous, reprit Giafar. » « Allez, dit le fou, montez sur ce bâtiment élevé, précipitez-vous en bas du haut de la terrasse, vous tomberez par terre, et vous vous romprez le cou. J’irai aussitôt à vous, je vous dirai : Levez-vous, et vous vous relèverez sain et sauf. »
« Je vois que vous êtes vraiment prophète, dit Giafar, et je crois de tout mon cœur à votre mission. » Il retourna près du calife, et lui raconta ce que lui avait dit le fou. « À ce que je vois, lui dit le calife, tu n’as pas envie d’éprouver sa puissance. Cependant c’est à l’épreuve, comme dit le proverbe, qu’on connaît le mérite des hommes. »
Le calife entra ensuite lui-même dans la troisième loge. Il y vit un jeune homme qui n’avait point encore de barbe, d’une figure intéressante ; devant lui était un livre qu’il lisait. lue calife le salua : il lui rendit le salut. « Pourquoi êtes-vous ici, lui dit le calife ; car vous me paraissez avoir toute votre raison » ? Le jeune homme lui dit, en poussant un profond soupir :
« Asseyez-vous tous ici, respectables derviches, afin que je vous ouvre mon cœur, et que je vous raconte la cause de ma détention. Chaque jour je demande à Dieu qu’il fasse venir ici notre souverain, pour lui raconter la manière dont on m’a traité par ordre de son visir Giafar ; je suis sûr que s’il pouvait m’entendre, il me rendrait la liberté et punirait son visir d’avoir signé si légèrement l’ordre de me renfermer. J’espère que vous joindrez vos prières aux miennes pour obtenir du ciel la grâce que je lui demande. »
Le calife à ces mots regarda Giafar. Celui-ci fort étonné cherchait en lui-même quel était ce jeune homme, et sur quoi étaient fondées ses plaintes ; mais faisant réflexion qu’il était fou, et qu’il ne faut pas faire attention à ce que disent les fous, il sourit, et leva les épaules.
Le calife, jaloux de découvrir la vérité de cette affaire, dit au jeune homme : « Je consens volontiers à entendre le récit de votre histoire, et je vous promets que nous prierons le ciel de vous envoyer le calife, afin qu’il vous fasse rendre justice. » « Dieu vous entende, répondit le jeune homme : asseyez-vous. » Le prince s’assit, et le jeune homme commença ainsi son histoire :
« Mon père est syndic des marchands de Bagdad. Il invita un soir à souper plusieurs négociants de la ville. Chacun deux avait amené son fils aîné. Après un repas splendide, auquel on fit honneur, et où l’on s’amusa beaucoup, la conversation tomba sur l’établissement des enfants. Ceux-ci profitant de la gaieté et de la bonne humeur, témoignaient librement leur goût pour telle ou telle partie du commerce, et pressaient leurs parents de les y placer. L’un disait : « Mon père, je voudrais que vous me fissiez voyager. » Un autre : « Mon père, je voudrais que vous me donnassiez une boutique. » Un troisième : « Mon père, je voudrais faire la commission. » Enfin, tous les enfants qui étaient présents demandoient à faire, les uns une chose, les autres une autre, et leurs pères promettoient de les satisfaire incessamment.
» J’écoutais attentivement tous ces discours, et je portais secrètement envie à ces jeunes gens. Lorsque je fus seul avec mon père, je lui dis : « Vous avez entendu comme tous ces jeunes gens demandaient à leurs pères de leur donner un état ? Jusqu’à quand me laisserez-vous sans m’établir ? » Mon père me dit : « La plupart de ces marchands seront obligés d’emprunter pour donner un état à leurs enfants. Pour moi, grâce à Dieu, j’ai chez moi de quoi t’établir. Après demain, tu auras une boutique, un fonds de commerce, et je te mettrai en état de vendre et d’acheter. »
» Le lendemain, mon père alla au quartier des marchands : il me loua une boutique, et la garnit de marchandises de toutes espèces pour la valeur de deux mille piastres[3]

La piastre vaut environ trois francs.

. Le surlendemain, je me rendis à ma boutique, et j’en fis l’ouverture : je vendis, j’achetai, je reçus, je donnai ; j’étais fort content de moi-même et de mon nouvel état. Les voisins vinrent me voir, et me souhaitèrent toutes sortes de prospérités.
» J’allais ainsi tous les matins à mon magasin, et je commençais, au bout de quatre mois, à faire d’assez bonnes affaires ; j’étais connu de beaucoup de monde. Mon père venait dans la journée me voir, me recommandait à tous mes voisins, et était fort aise de me voir ainsi réussir.
» Un jour que j’étais occupé à montrer des marchandises à quelques pratiques, plusieurs dames entrèrent dans la boutique, suivies de leurs esclaves. Parmi ces dames, je remarquai sur-tout une jeune personne qui me parut d’une beauté extraordinaire. Les personnes qui étaient alors avec moi se levèrent, et me dirent qu’elles reviendraient lorsque ces dames auraient fait leurs emplettes.
» Les dames s’assirent dans la boutique, et me dirent : « Nous voudrions acheter de belles étoffes pour la valeur d’environ cinq cents piastres. » « Je leur en fis voir plusieurs : elles les prirent toutes jusqu’à la concurrence de la somme. Je calculai en moi-même, et je vis que je gagnais sur ce marché près de cent piastres. Je fis six paquets de toutes les étoffes, et je leur présentai le compte.
« Je n’ai point d’argent sur moi, me dit la jeune personne, et je n’aime point à acheter à crédit : dans quelques jours nous viendrons prendre ces marchandises, nous vous en payerons le montant, et nous vous en achèterons encore d’autres. » « Comment, Madame, lui dirent les esclaves, vous ne connaissez donc pas ce jeune marchand, et pour qui le prenez-vous ? C’est le fils du syndic des marchands de Bagdad. Le croyez-vous homme à vous dire : « Je ne donne pas ma marchandise sans argent, ou bien, je n’ai pas l’honneur de vous connaître ? » En parlant ainsi, les esclaves s’emparèrent des marchandises, les dames se levèrent, prirent congé du marchand, et s’en allèrent.
» Je n’osai pas demander à ces dames chez qui elles demeuraient, et je les laissai partir sans leur dire un seul mot. Je ne tardai pas à m’en repentir. « Pourquoi, me disais-je à moi-même, ne leur ai-je pas seulement demandé leur adresse ? » J’attendis jusqu’au soir, sans voir venir personne de leur part. Je me levai fort affligé, disant en moi-même : « Plût à Dieu que je ne leur eusse rien vendu ! Ne vaudrait-il pas mieux encore que je n’eusse gagné que la moitié de ce que j’ai gagné, et que j’eusse reçu l’argent ? Ah, si j’avais retenu les marchandises ! Ces femmes m’ont attrapé, je le vois. Jamais elles ne reviendront ici. »
» Plein de ces réflexions, je fermai ma boutique, et je m’en retournai à la maison, fort embarrassé de ce que je dirais à mon père, lorsqu’il apprendrait mon aventure. À peine fus-je entré, que ma mère s’aperçut que je n’étais pas d’aussi bonne humeur qu’à l’ordinaire. «Qu’as-tu, me dit-elle, tu as l’air fâché ? Il est inutile de dissimuler : je vois bien que quelque chose te fait beaucoup de peine. Dis-moi ce qui t’est arrivé aujourd’hui, et ce qui t’afflige à ce point ? » Ma mère me pressa si long-temps et avec tant d’instance, que je fus obligé de lui conter mon aventure.
« Plusieurs femmes, lui dis-je, m’ont acheté pour cinq cents piastres de marchandises qu’elles ont emportées ; elles ne m’ont pas donné un sou, et je ne les connais pas. » « Il ne faut pas tant t’affliger, me dit-elle ; pour gagner, il faut savoir perdre quelquefois. Si ces femmes ne viennent point t’apporter le prix de tes marchandises, je te les payerai : ainsi, console-toi, et sois tranquille ; mais dorénavant prends garde à toi. » « Je ne veux rien, lui répondis-je : laissez-moi. » J’avais tant de chagrin, que je ne soupai pas ce soir-là ; je m’enfermai dans ma chambre, et je m’endormis, en réfléchissant à ce qui venait de m’arriver.
» Le lendemain j’allai au marché ; j’ouvris ma boutique, et j’y restai assis jusqu’au soir, sans recevoir aucune nouvelle des dames qui avoient emporté mes marchandises. Je m’en retournai à la maison encore plus désespéré que la veille.
« Mon fils, me dit en me voyant ma mère, il ne faut plus penser à ce qui t’est arrivé ; je crains que tu ne tombes malade de chagrin : on n’apprend qu’à ses dépens. » Ma mère avait beau vouloir me consoler, je ne goûtais aucune consolation. Je passai encore trois jours dans la plus grande affliction.
» Le quatrième jour, j’ouvris ma boutique de bonne heure selon ma coutume. À peine étais-je assis, que les mêmes dames entrèrent tout-à-coup, et me souhaitèrent le bonjour ; je crus d’abord que c’était d’autres personnes. « Donnez-nous le compte, me dit l’une d’elles ? » « Quel compte ? » « Le compte de ce que nous vous devons : nous allons vous payer. »
» À ces mots, mon esprit se calma, mon visage s’épanouit. Elles me comptèrent les cinq cents piastres ; je les ramassai et les serrai. « Nous voudrions, me dirent-elles, avoir encore d’autres marchandises. » Je leur donnai tout ce qu’elles désiraient, et elles remportèrent comme la première fois. Le soir je fermai ma boutique, et je m’en retournai tout joyeux à la maison. Ma mère voyant mon air gai et satisfait, me dit : « Je parie que ces dames sont venues, et t’ont payé ce quelles te devaient ? » « Cela est vrai, lui dis-je. » « Je te l’avais bien dit, reprit ma mère. Voilà le commerce : on vend à crédit, on attend un peu, et l’on est ensuite payé. »
« Je continuai de vendre aux mêmes dames des marchandises de toute espèce, jusqu’à ce quelles me durent environ dix bourses[4]

La bourse vaut environ quinze cents francs.

. Étant alors assis dans ma boutique, je vis entrer une vieille femme. « Bonjour, lui dis-je : que voulez-vous m’acheter ? Une mante, un mouchoir ? Voyez : voulez-vous des voiles d’Estamboul[5]

Constantinople.

, ou des toques de brocard d’or ? Dites-moi ce que vous désirez ? » « Je ne veux rien autre chose, me répondit-elle, sinon que vous vous portiez bien ; mais écoutez-moi un moment : j’ai deux mots à vous dire. » « Vous pouvez parier librement, lui dis-je. »
« Cette jeune personne, continua la vieille, qui est venue chez vous suivie de plusieurs esclaves, et qui vous a pris beaucoup de marchandises, désirerait vous épouser : voudriez-vous y consentir ? Ce qu’elle vous doit sera sa dot ; vous aurez une femme dont la beauté est égale à celle des Houris. Venez avec moi chez elle, vous la verrez. Si elle vous plaît, vous l’épouserez, sinon on vous comptera votre argent, et vous vous en retournerez comme vous serez venu. »
» À ce discours de la vieille, je ne savais trop que répondre ; je n’osais aller avec elle. « Peut-être, dis-je en moi-même, on veut se moquer de moi ; je n’ai pas envie de m’exposer à pareille aventure. » « Ne craignez rien, mon enfant, me dit la vieille, qui s’aperçut de mon embarras : on n’a pas intention de vous tromper. » « Allons, me dis-je alors, pourquoi ne tenterais-je pas la fortune ? Combien d’autres se sont enrichis par de pareils coups de hasard ! Que risqué-je en suivant cette vieille, et que peut-il arriver à un homme qui a un peu de courage ? » Sur cela je fermai ma boutique, et je partis avec la vieille.
« Lorsque nous eûmes fait la moitié du chemin, la vieille me fit arrêter, et me dit : « Mon enfant, il faut toujours avoir de la prévoyance dans ce monde, et prendre ses précautions. Vous allez entrer chez nous, et voir la jeune personne : si elle ne vous plaît pas, vous vous en irez ; telles sont nos conventions ; mais vous pourriez alors publier cette aventure, et nous déshonorer. Le seul moyen de nous garantir de cet inconvénient, c’est que je vous bande les yeux, afin que vous ne sachiez point par où vous serez venu, ni dans quelle maison vous serez entré. »
« Prendre cette précaution dans le milieu de la rue, et devant tout le monde, lui dis-je, serait donner des soupçons aux passants. Pourquoi, dirait-on, cette vieille bande-t-elle les yeux de ce jeune homme, il ne paraît y avoir aucun mal ? Attendez un instant, et lorsque nous rencontrerons quelque petite rue, nous y entrerons, et nous ferons en sorte de n’être vus de personne. » « Fort bien, dit la vieille. » Après quelques pas, elle trouva un endroit commode, me banda les yeux avec un mouchoir, et me conduisit ensuite, en me tenant par la main, jusqu’à ce que nous fûmes arrivés à la maison. Elle frappa deux coups de marteau : la porte s’ouvrit.
» La vieille me fit entrer, et m’ôta le mouchoir. Je vis alors deux jeunes esclaves d’une beauté extraordinaire. Elles me firent passer par sept portes, au-delà desquelles je fus reçu par quatre autres esclaves toutes plus belles les unes que les autres. On me fit ensuite entrer dans une salle si magnifique, qu’elle semblait être une des salles qui renferment les trésors de Salomon. « Tout ce que je vois, disais-je en moi-même, n’est-il qu’un songe et qu’une illusion ? » Mais je devais voir bientôt des choses encore plus étonnantes.
» La vieille, qui m’avait toujours suivi, me quitte alors un moment, et revient peu après suivie d’une esclave dont la coiffure était faite d’une étoffe d’or, et qui portait un plateau garni d’un déjeûner délicat et recherché. Après que j’eus déjeûné, on me présenta des liqueurs et du café. La vieille apporta ensuite de l’argent qu’elle compta devant moi, et me dit :
« Recevez ce qui vous est dû, et n’ayez plus d’inquiétude sur cet article. Ne soyez pas fâché non plus, si ma maîtresse n’ose paraître devant vous avant que le contrat soit dressé. La pudeur est une vertu qui tient à la religion. Bientôt, s’il plaît à Dieu, nous allons dresser le contrat, et elle sera votre épouse. La décence exige que les choses se passent ainsi ; et les femmes faites pour mettre au monde des enfants légitimes, ne peuvent en observer les règles avec trop de scrupule. «
» Un instant après, je vis entrer un cadi, accompagné de dix personnes de sa suite. Je me levai aussitôt par respect. Il salua la compagnie et s’assit. Je lui rendis le salut avec toute la politesse possible. « Seigneur Gelaleddin, lui dit la vieille, voulez-vous bien d’abord nous servir de procureur pour conclure un mariage ? » « Volontiers, répondit-il. « Il écrivit les noms des témoins, et dressa l’acte de procuration. La vieille s’étant ensuite approchée, il mit les mains l’une dans l’autre, fit la cérémonie des accords, et dressa ensuite le contrat de mariage. Après cela, on apporta une table couverte d’une ample collation, composée de conserves des Indes, et de confitures de Perse. Le cadi et les personnes qui l’accompagnaient mangèrent de bon appétit, et se divertirent beaucoup. On présenta au cadi un bel habillement de la valeur de deux cents piastres. Il le reçut en faisant beaucoup de remerciements, et prit congé de la compagnie.
» Je me levais aussi pour m’en aller. « Où allez-vous, me dit la vieille, ne savez-vous pas, jeune homme, que vous êtes marié, qu’après le contrat vient la noce, et que la vôtre va se faire aujourd’hui même ? Tout est ici disposé pour cela. Attendez seulement jusqu’au soir. »
» Sur le soir on servit un magnifique repas. Je soupai de bon appétit, et mangeai de divers mets qui me parurent excellents. Je pris ensuite la liqueur et le café. La vieille vint alors me chercher pour me mener au bain.
» La salle était éclairée par des lampes, des lustres et des bougies odoriférantes. Je fus reçu par huit esclaves d’une beauté extraordinaire. Elles me déshabillèrent, se déshabillèrent ensuite, et entrèrent avec moi dans le bain. Les unes me nettoyaient les pieds, les autres me les lavaient ; celles-ci me présentaient une robe, des frottoirs ; celles-là m’apportaient à boire. Je me demandais à moi-même, si tout cela n’était pas un songe. Je me frottais les yeux, je les ouvrais, et voyais toujours la même chose, ou de nouvelles merveilles. Des esclaves m’apportèrent ensuite des cassolettes remplies de parfums exquis.
« En sortant du bain, je vis vingt esclaves qui portaient des flambeaux odorants, et deux esclaves assises qui tenaient chacune un psaltérion ; l’air était parfumé de l’odeur de l’ambre et du bois d’aloès. Toutes les esclaves s’avancèrent vers moi, et me placèrent entre les deux musiciennes qui étaient assises. Je vis alors entrer d’autres esclaves avec divers instruments de musique. Elles exécutèrent un concert si harmonieux, que la salle elle-même tressaillait d’allégresse. La musique étant finie, la vieille entra en criant : « Bénis soient tous ceux qui viennent dire à l’époux : « Levez-vous ; venez. »
» À ces mots, toutes les esclaves s’approchèrent de moi, et me firent passer de la salle du bain dans la cour. Une porte s’ouvrit ; vingt esclaves en sortirent deux à deux, et je vis ensuite s’avancer mon épouse, semblable au soleil qui brille au milieu d’un ciel pur et serein, ou à la lune au moment qu’elle se lève sur l’horizon. « Est-il possible, dis-je en moi-même, que ce soit là celle qui m’est destinée ? » Mon cortège s’avança. On me fit entrer dans une salle magnifique, au milieu de laquelle s’élevait un trône. On m’y fit monter, et les esclaves se rangèrent autour de moi, tenant à la main leurs flambeaux. Mon épouse entra suivie de son cortège, et vint s’asseoir à côté de moi. La vieille fit alors apporter devant nous une magnifique collation ; ensuite elle fit retirer toutes les esclaves, sortit elle-même et ferma la porte.
» Je voulus alors converser avec mon épouse, et lui adresser la parole ; mais elle me prévint, et me dit : « Mon ami… » À ces mots, je me sentis pénétré de tendresse, et je ne pus m’empêcher de lui dire : « Ma chère amie, que vous êtes belle ! » « Mon ami, continua-t-elle après un léger sourire, le don de mon cœur dépend encore d’une condition. Si vous vous engagez à la remplir, je suis à vous ; sans cela, regardez tout ce qui s’est passé jusqu’à ce moment comme non avenu. »
« Quelle est cette condition, lui dis-je ? Il n’en est pas, je crois, à laquelle je ne me soumette pour avoir le bonheur de vous posséder. » « Notre porte, reprit-elle, ne sera ouverte qu’un seul jour tous les ans. Acceptez-vous cette condition ? » Je répondis : « Je l’accepte. » « J’ai, continua-t-elle, beaucoup d’esclaves ; mais toutes les fois que vous leur direz un seul mot qui ne sera pas absolument nécessaire, vous me verrez fâchée contre vous. » « J’accepte volontiers toutes ces conditions, répondis-je. » Elle consentit alors à me regarder comme son époux, et nous passâmes ensemble la nuit.
» Je fus, pendant plusieurs jours, dans une espèce d’ivresse, tout occupé de mon bonheur, ne songeant qu’à boire, à manger, à me divertir, et oubliant auprès de mon épouse tout le reste de la terre. Au bout de sept jours, je ne pus m’empêcher de penser à ma mère ; je désirai vivement de la voir, et je versai des larmes, en pensant que j’étais séparé d’elle pour toujours. Ma femme s’aperçut que je pleurais, et m’en demanda la cause.
» Je pleure, lui dis-je, de me voir séparé d’une mère que je n’ai pas quittée depuis mon enfance, qui me faisait coucher près d’elle, et ne goûtait de repos que lorsque j’étais endormi contre son sein maternel. Voilà maintenant sept jours qu’elle ne m’a vu. Je ne sais comment elle aura pu supporter cette absence. »
« Ne sommes-nous pas convenus, me dit mon épouse, que notre porte ne s’ouvrirait qu’une fois par an ? » « Il est vrai, lui dis-je ; mais je sens combien il est dur pour moi d’être séparé de ma mère. Je voudrais seulement la voir et passer un jour auprès d’elle. Comment un seul jour donné à la tendresse maternelle pourrait-il altérer notre bonheur ? »
« Mon épouse me dit : « Je consens volontiers à vous satisfaire : allez voir votre mère ; mais que la vieille vous accompagne, et vous bande les yeux. » « Je le veux bien, lui dis-je, et me ferai toujours un devoir de condescendre à vos moindres volontés. » « Puisqu’il est ainsi, ajouta-t-elle, vous pourrez rester sept jours au milieu de votre famille, afin d’avoir tout le temps de goûter le plaisir d’être ensemble. Au bout de ce temps, je vous enverrai la vieille, afin qu’elle vous ramène ici en vous bandant les yeux. » Je remerciai mon épouse, qui donna aussitôt ses ordres à la vieille pour le lendemain. Voilà, Seigneur, ce qui m’arriva. Écoutez maintenant ce qui se passa dans la maison de mon père :
» Mon père étant rentre sur le soir, et ne me voyant pas à la maison, dit à ma mère : « Où est notre fils ? » « Il n’est pas encore rentré, dit ma mère, et cependant la nuit s’avance. Voulez-vous que je l’envoie chercher par un esclave ? » Elle envoya aussitôt l’esclave, qui trouva le marché fermé. On me fit chercher chez nos parents, chez nos voisins, chez nos connaissances. Toute la nuit se passa dans ces vaines démarches.
» Le lendemain matin on envoya du monde dans les jardins, dans les lieux publics et dans tous les quartiers de la ville : pas un endroit ne fut oublié. Tout cela, comme vous pensez, fut inutile, et l’on ne put découvrir aucunes traces, ni apprendre aucunes nouvelles de ce que j’étais devenu. Au bout de trois jours, ma mère n’ayant plus d’espoir de me retrouver, commença à me pleurer comme mort. Elle assembla ses esclaves, fit venir ses voisins, et tous nos parents qui me pleurèrent avec elle.
» Cependant la vieille chargée de me conduire, ôta le mouchoir de dessus mes yeux et s’en alla. Arrivé près de la maison, je vis une troupe de femmes qui venaient pour me pleurer avec ma mère. Elles m’aperçurent, et me dirent : « N’êtes-vous pas Alitchelebi, fils du syndic des marchands ? » Je leur dis que oui ; et elles m’apprirent que mes parents pleuraient ma mort depuis sept jours, et qu’elles allaient me pleurer avec eux. Elles se dirent ensuite entr’elles : « Courons pour leur annoncer bien vite cette nouvelle. » Aussitôt celles qui arrivèrent les premières se mirent à crier : « Pourquoi pleurez-vous cet enfant, le voilà qui vient ? » À ces mots, ma mère sortit, en disant : « Où est mon fils ? » J’arrivais en ce moment. Lorsqu’elle m’aperçut, elle se laissa tomber sur moi sans connaissance, et toutes les femmes se mirent à crier. Mon père sortit aussitôt, me serra dans ses bras, transporté de joie, et me demanda où j’avais été depuis sept jours ? Je lui dis que je m’étais marié, et que j’étais resté auprès de mon épouse. Mon père étonné me demanda quelle était mon épouse ? Je lui dis qu’elle était d’une beauté incomparable ; mais que je ne savais à qui elle appartenait. Un de ceux qui étaient là dit alors à mon père : « Il est inutile de le questionner. Ne voyez-vous pas l’habit qui est sur lui ? Jamais personne n’en a porté de pareil : ce ne peut être que l’ouvrage des génies qui l’ont enlevé, et l’ont ainsi habillé ; mais il ne sait où ils l’ont transporté. » Chacun fut frappé de ce discours ; on se tut, et l’on ne me fit plus aucune question.
« Je restai deux jours avec mon père et ma mère. Le troisième jour je dis à mon père que j’avais envie d’aller à ma boutique. Il en fut bien aise, et vint avec moi. Dès que je fus assis dans ma boutique, je m’aperçus que tous ceux qui passaient s’arrêtaient pour me considérer, et disaient : « Voilà celui que les génies ont enlevé. » On ne cessa de venir me regarder ainsi durant tout le jour. Le lendemain et les jours suivants ce fut encore la même chose.
« Au bout de sept jours, je vis arriver la vieille. Je fermai ma boutique, et je la suivis. Elle me banda les yeux comme la première fois, et me prit par la main. Lorsque j’entrai dans la maison, mon épouse se leva, vint au-devant de moi, et me témoigna sa joie de me revoir. Je lui racontai ce qui s’était passé chez moi pendant mon absence : elle parut sensible à l’affliction de mes parents, et à la joie qu’ils avoient témoigné de me revoir ; mais elle ne put s’empêcher de rire de mon prétendu enlèvement par les génies.
» Après avoir passé dix jours auprès de mon épouse, je lui demandai de nouveau la permission d’aller voir mes parents. Elle me l’accorda. La vieille me conduisit comme à l’ordinaire, et s’en alla. Ma mère était seule à la maison lorsque j’y entrai. Elle sauta à mon cou dès qu’elle m’aperçut, et envoya chercher mon père qui me témoigna une égale tendresse. Nous passâmes toute la journée ensemble.
» Le lendemain j’allai, comme la première fois, à mon magasin, et je continuai d’y aller pareillement les jours suivants. Le septième jour, qui était celui où la vieille devait venir me chercher, je vis passer devant ma boutique un crieur public tenant une cassolette d’or, qu’on voulait vendre mille sequins. Je lui demandai à qui appartenait cette cassolette. Il me répondit qu’elle appartenait à une femme. Je lui dis de l’appeler, que j’étais bien aise de l’acheter d’elle-même.
« Le crieur public me quitta un moment, et revint accompagné d’une femme de moyen âge. « Je voudrais, lui dis-je, acheter cette cassolette. » Aussitôt elle tira de sa poche dix sequins, les donna au crieur, et lui dit de s’en aller. « Comment, lui dis-je, vous payez le crieur avant que le marché soit fait ! Vous avez donc envie de m’accommoder ? » « Assurément, répondit-elle, je ne reprendrai pas ma cassolette, et elle ne sera jamais à d’autres qu’à vous. » « Asseyez-vous, lui dis-je, je vais vous compter les mille sequins. « « Je suis déjà payée et au-delà, dit-elle aussitôt. » « Comment, lui dis-je, quel est ce discours ? »
« Depuis long-temps, reprit-elle avec vivacité, je suis violemment éprise de vous ; mon amour est si grand, que je ne puis dormir. Nuit et jour je pense à vous, et rien ne peut me distraire. Laissez-moi seulement prendre un baiser sur votre joue, et je m’en irai aussitôt. » « Quoi, lui dis-je, sans recevoir le prix de la cassolette ? « « Encore une fois, répondit-elle, je suis payée et au-delà. » « Il faut que tu sois bien aimé de cette femme, dis-je en moi-même, pour qu’elle te fasse présent de mille sequins seulement pour obtenir de toi un simple baiser ! » Puis, lui adressant la parole, je lui dis :
« Madame, je ne puis vous refuser une chose aussi légère, et à laquelle vous paraissez attacher tant de prix. Je souhaite que ce baiser calme votre cœur, et vous fasse recouvrer le sommeil. » La dame alors s’avança vers moi ; mais au lieu de m’embrasser, elle me mordit de toutes ses forces, m’emporta un petit morceau de la joue, et s’enfuit aussitôt. La douleur me fit pousser un cri. Je déchirai un mouchoir, et je m’enveloppai la joue.
» Dans ce moment la vieille arriva, et fut surprise de l’état où elle me trouvait. Je lui dis qu’en faisant le matin l’ouverture de ma boutique, une cheville de fer m’était échappée ; qu’heureusement elle ne m’avait pas crevé l’œil, mais qu’elle m’avait écorché la joue. « Pourquoi, me dit-elle, ne faites-vous pas ouvrir votre boutique par votre esclave ? » Je l’assurai que ce n’était rien, que Dieu m’avait sauvé du plus grand danger, et que j’étais prêt à la suivre.
» Dès que les esclaves me virent entrer, elles parurent fort affligées, et commencèrent à faire de grandes lamentations sur ma blessure. Mon épouse m’en demanda la cause, et je lui répétai ce que j’avais dit à la vieille, ajoutant que cette légère blessure ne méritait pas que les esclaves fissent tant de bruit. « Mais qu’avez-vous sous le bras, me demanda-t-elle ? » « C’est une cassolette que j’ai achetée aujourd’hui. Voyez-la. » « Combien vous coûte-t-elle ? » « Pourquoi me demandez-vous cela ? Elle me coûte mille sequins. » « Vous m’en imposez. » « En vérité, elle me coûte mille sequins. Pourquoi vous déguiserais-je la vérité ? »
« Dis plutôt, continua mon épouse, en me lançant des regards furieux, que tu as donné ta joue à baiser pour prix de cette cassolette. Ô le plus méprisable de tous les hommes, donner ta joue à baiser à une femme pour une cassolette ! Ingrat, ta perfidie ne restera pas impunie ! » En achevant ces mots, elle appela Morgan (c’était le nom de son premier eunuque), et lui ordonna de me couper la tête.
» Déjà Morgan se saisissait de moi, quand la vieille vint se jeter aux pieds de sa maîtresse. « Ah, Madame, lui dit-elle, révoquez l’arrêt que vous venez de prononcer. Vous ne tarderiez pas à être fâchée d’avoir porté si loin la vengeance ; et le repentir serait inutile. Contentez-vous de châtier ce jeune homme ; cela vaudra mieux que de le faire périr. »
» Mon épouse, changeant alors de sentiment, ordonna à ses esclaves de m’étendre par terre, et de me donner la bastonnade. Elle fut aussitôt obéie ; et tandis qu’on me frappait, elle répétait : « Infâme, tu donnes ta joue à baiser à une inconnue ! » Ou bien elle récitait, avec une maligne satisfaction, des vers dont les sens était : « Qu’il faut abandonner à sa rivale le cœur qu’elle nous dispute, et vivre seule, ou mourir d’amour, plutôt que d’avoir un amant qui partage sa tendresse avec un autre objet. »
» On me frappa si long-temps et avec tant de violence, que je perdis presqu’entièrement connaissance. On m’emporta ensuite, et l’on me jeta dans la rue. Les premières personnes qui passèrent, s’imaginèrent que j’étais ivre. « N’est-il pas honteux, dit quelqu’un, en me poussant avec le pied, de s’enivrer au point de tomber ainsi dans la rue ? » « Que dites-vous, dit un autre en me considérant plus attentivement, cet homme n’est point ivre ; mais il vient d’avoir la bastonnade ? Voyez comme ses pieds sont enflés, et comme la marque de la corde est empreinte dans la chair. »
» Enfin, quelqu’un me reconnut, et on alla avertir mon père, qui accourut aussitôt. Il fut pénétré de me voir dans ce pitoyable état, me releva, et s’imagina que j’allais marcher ; mais, quoique la connaissance me fût un peu revenue, cela me fut impossible, et il fut obligé de me porter sur son dos jusqu’à la maison. Il envoya aussitôt chercher des médecins, des chirurgiens, et me prodigua tous les secours que mon état exigeait.
» Je fus quarante jours à me rétablir. Au bout de ce temps, mon père voulut savoir mon aventure, et me demanda quels étaient les barbares qui m’avoient traité si cruellement ? Je lui dis de ne pas m’interroger sur cela, que si je lui disais quel étoit l’auteur de l’horrible traitement que j’avais éprouvé, il ne pourrait jamais me croire. Mon père insista : je lui répétai plusieurs fois la même chose. Enfin, comme il me pressait de plus en plus, et se plaignait de mon peu de confiance, je lui dis : « Je vais vous raconter mon histoire d’une manière allégorique. Voyons si vous la comprendrez :
» Une jeune personne voit un jeune homme, et en devient amoureuse. Le jeune homme conçoit pour elle un amour égal. Elle lui fait demander s’il veut l’épouser de la manière la plus légitime et la plus authentique ? Le jeune homme y consent. Ils se marient selon les formes voulues par la loi. L’époux se conforme aux moindres volontés de son épouse, et ne lui fait pas éprouver la plus légère contradiction. N’est-ce pas lui prouver son amour de la manière la plus évidente ? Et peut-on concevoir que cette épouse puisse être assez injuste pour faire battre son mari ? Pouvez-vous vous-même l’imaginer ? »
« Non, me répondit mon père, une pareille chose ne peut se comprendre, et est absolument incroyable. » « Eh bien, repris-je, ce qui m’est arrivé ressemble parfaitement à cela ! » « Mais, ajouta mon père, dis-moi clairement qui t’a battu si indignement ? » « Je viens, lui répondis-je, de vous raconter mon histoire, en paroissant vous racontez celle d’un autre. J’avais honte de vous dire d’abord que c’était ma femme qui m’avait ainsi battu. Me comprenez-vous à présent ? » « Je commence à te comprendre, dit mon père ; mais fais-moi connaître maintenant quelle est la femme ? « « Je n’en sais rien. » « Dans quel quartier est sa maison ? » « Je n’en sais rien. »
» Mon père fut fort étonné de mon aventure ; et voyant que je ne pouvais lui en apprendre davantage, me proposa d’aller avec lui aux bains. Nous y allâmes ; je me rendis de là au marché ; j’ouvris ma boutique, et repris mon commerce, pour tâcher de me distraire. Mais ce genre de vie, ces occupations n’avoient plus pour moi le même agrément.
» Le chagrin, l’ennui altérèrent insensiblement mon humeur. Tout ce que faisaient les gens de la maison me déplaisait. Je grondais l’un, je battais l’autre ; je criais après celle-ci, je maltraitais celle-là. Une esclave m’avait un jour servi du riz. J’en goûtai sur-le-champ, et me brûlai. Je me mis en colère, et pris le plat pour le jeter à la tête de l’esclave. Ma mère voulut me retenir le bras, je la repoussai rudement. Mon père indigné se leva ; je le menaçai de le frapper lui-même. Il ne douta plus alors que je ne fusse fou : il me fit lier par les domestiques, et conduire devant le juge. On attesta que j’étais fou, et je fus amené ici. On me mit d’abord une chaîne[6]

Genzir, du mot perrsan zengir.

au cou. Le lendemain, mon père me la fit ôter, et m’envoya ce lit, cette couverture, et ce Coran.
» Voilà toute mon histoire. On dit que notre souverain est juste : pourquoi son visir Giafar le Barmecide, ne lui conseille-t-il pas de sortir de son palais, de parcourir la ville, afin de connaître par lui-même les injustices qui s’y commettent, de venger les opprimés, et de punir les oppresseurs ? Pourquoi ne l’amène-t-on pas dans cet hôpital pour visiter les malades, voir par lui-même la manière dont ils sont servis, connaître quels sont les détenus, et s’informer des motifs de leur détention ?
« Pour moi, dénué de tous secours, je demande à Dieu qu’il nous envoie ce bon prince, afin que je lui raconte moi-même mon histoire. Priez vous-même pour moi, respectables derviches, peut-être Dieu exaucera-t-il vos prières, et inspirera-t-il au prince le dessein de venir visiter ces lieux. »
Le jeune homme ayant achevé son histoire, le calife Haroun Alraschid l’exhorta à prendre patience, et l’assura que Dieu lui ferait bientôt voir celui dans la justice duquel il mettait son espoir. Le calife retourna ensuite à son palais avec Giafar et Mesrour. « Que penses-tu, dit-il à Giafar, de l’histoire que nous venons d’entendre ? » « Ce jeune homme est fou, répondit Giafar, et ce que disent les fous ne mérite point d’attention. » « Ces discours, reprit le calife, ne sont cependant pas ceux d’un fou. Il faut que tu examines cette affaire-là, afin de m’en faire un rapport, et que nous voyons si son récit est vrai, ou s’il est réellement fou. »
Lorsqu’ils furent arrivés au palais, Giafar dit au calife : « Voici ce que j’imagine pour savoir ce que vous devez penser de l’histoire de ce fou. Faites-le venir devant vous ; dites-lui qu’on vous a conté son histoire ; qu’elle vous a paru si singulière, que vous voudriez l’entendre de sa bouche, depuis le commencement jusqu’à la fin. Vous comparerez l’histoire qu’il vous racontera avec celle qu’il nous a déjà racontée, et si l’histoire est la même, ce sera une preuve qu’il n’a rien dit que de vrai ; si, au contraire, les deux histoires se contredisent, ce sera une preuve qu’il est véritablement fou, et alors vous le ferez reconduire à l’hôpital. »
Le calife goûta ce conseil, envoya aussitôt chercher le jeune homme à l’hôpital, le reçut avec bonté, et lui fit raconter son histoire, C’était absolument la même que celle qu’il avait déjà entendue. « Je l’avais bien pensé, dit le calife à Giafar, que cette histoire n’était pas celle d’un fou. » Giafar, forcé de convenir que ce récit portait tous les caractères de la vérité, dit au calife : « Il faut actuellement envoyer chercher le père du jeune homme, lui commander de retirer son fils de l’hôpital, et de lui laisser reprendre son commerce. Vous choisirez quatre personnes sûres qui se tiendront dans la boutique ; lorsque la vieille viendra, ils la saisiront sur le signe que leur fera le jeune homme, et l’amèneront devant vous : vous saurez facilement d’elle quelle est sa maîtresse. »
Le calife approuva le plan. Le syndic des marchands est mandé, et reçoit ordre de retirer son fils de l’hôpital. Il obéit, et amène le jeune homme aux pieds du calife, qui n’eut pas de peine à les réconcilier.
Le lendemain, Ali Tchélébi se rendit à son magasin. Tous les paysans s’arrêtaient d’abord pour le regarder, et chacun disait : « Voilà le fils du syndic des marchands, qui était fou ! » Ali ne répondait rien à ces propos, et se tenait dans sa boutique avec ceux qui étaient chargés d’arrêter la vieille lorsqu’elle paraîtrait.
Nous venons de raconter ce qui arriva à Ali Tchélébi après l’indigne traitement que lui fit essuyer son épouse ; voyons maintenant ce que fit celle-ci. À peine eut-elle satisfait sa rage, que sa colère s’appaisa. Elle se repentit de ce qu’elle venait de faire, et dit à la vieille, au bout de quelques jours, de tâcher de la raccommoder avec Ali Tchélébi.
« Vous voyez, dit alors la vieille, que j’avais raison de vous conseiller de ne pas le faire périr, mais seulement de lui faire donner quelques coups, et de le garder ici. Si vous aviez suivi exactement mes conseils, on pourrait vous raccommoder ; mais vous avez poussé le châtiment trop loin, et vous l’avez fait jeter dans la rue. Quel moyen maintenant de vous rapprocher ? Peut-être n’est-il pas encore guéri de ses plaies ; et quand il le serait, oserais-je me présenter devant lui ? Ce n’est pas un homme du commun, mais le fils du premier négociant de la ville. Il n’a commis véritablement aucun crime ; car enfin c’est vous qui lui avez tendu ce piége, et qui êtes cause qu’il vous a déplu. Vous lui avez envoyé la femme qui faisait semblant de vouloir vendre une cassolette. Vous vouliez voir s’il l’accepterait pour un baiser, et vous aviez bien recommandé à la femme, dans le cas où il se laisserait embrasser, de vous en donner une preuve évidente. Elle a feint d’être violemment éprise de lui ; elle lui a fait un tableau touchant des maux que l’amour lui faisait endurer : un baiser, un seul baiser pouvait la guérir. Ali ne pouvait soupçonner la ruse, la perfidie ; il ne voyait aucun mal à laisser prendre ce baiser, et ne devinait pas que cette action pût vous déplaire. Cédant à la pitié, et non à l’amour, il s’est laissé embrasser ; et la femme, pour vous prouver clairement qu’elle l’avait embrassé, lui a enlevé un petit morceau de la joue. C’était donc vous qui étiez la seule coupable ; et malgré cela vous vouliez lui faire couper la tête, et vous l’avez fait presque périr sous les coups de vos esclaves. Je ne puis, après tout cela, me présenter devant lui, et il vous faut chercher quelqu’autre expédient. »
« Comment, ma bonne vieille, dit la jeune personne, toi qui as vu dans ta vie tant d’aventures semblables à celle-ci, et encore plus extraordinaires, tu ne peux me rendre aucun service ? Tu ne pourrais par ton adresse et par tes discours ramener l’esprit de ce jeune homme ? Allons, du courage ; car je ne puis être heureuse dorénavant sans lui, et il faut absolument que tu nous réconcilies, et que tu l’amènes ici. Je te ferai présent, si tu réussis, d’un bel habillement. »
La vieille refusa long-temps de se charger de cette commission. Enfin, elle sortit pour apprendre au moins des nouvelles. On lui dit d’abord qu’Ali Tchélébi était malade ; ensuite qu’il était fou, qu’on l’avait mis à l’hôpital ; enfin elle apprit qu’il avoit repris son commerce, et qu’il était dans sa boutique.
La jeune personne, informée de cette nouvelle, pressa de nouveau la vieille, et avec tant d’instance, qu’elle consentit à faire quelque tentative. Dans ce dessein elle sortit, et s’arrêta devant la boutique d’Ali Tchélébi. Il la reconnut, et s’avança vers elle. « Mon enfant, lui dit-elle, si j’ai à me reprocher de m’être mêlée de votre mariage, j’ai fait au moins ce que je devais en empêchant ma maîtresse de vous ôter la vie. Au reste, elle est au désespoir de ce qui s’est passé, et voudrait… »
« Je ne conserve aucun ressentiment contr’elle, dit Ali en l’interrompant. » En même temps il fit signe à ceux qui étaient chez lui. Ils se jetèrent sur la vieille, et la conduisirent avec lui au palais du calife. Le visir Giafar les voyant entrer, demanda quelle était cette affaire ? Quand il eut appris qu’on amenait la vieille impliquée dans l’affaire d’Ali Tchélébi, il ordonna qu’on la fit paraître devant lui.
Dès que la vieille fut en présence de Giafar, il la reconnut, et lui dit : « Quoi, vous êtes attachée au service de ma fille, et vous vous mêlez de pareilles intrigues ? Quelle est la femme qu’a épousée ce jeune homme ? »
« C’est votre fille, répondit la vieille. » Giafar fut interdit ; mais voyant qu’il fallait absolument éclaircir cette affaire pour en rendre compte au calife, il demanda une seconde fois à la vieille : « Quelle est la femme qu’a épousée ce jeune homme ? » « C’est votre fille, lui répondit-elle. » Giafar alors ayant ordonné qu’on les fit rester, alla trouver Haroun Alraschid, et lui dit : « Ali Tchélébi et la vieille sont là. Mais il me semble que la fille n’a rien fait que de juste. Ce jeune homme était marié ; son épouse ne voulait point se séparer de lui, le gardoit auprès d’elle, et il s’est laissé baiser la joue par une autre femme. Cela devait nécessairement déplaire à une personne jalouse, et méritait d’être puni ; car les femmes ont des droits sur leurs maris. »
« Quelle est enfin cette femme, dit le calife ? » « Hélas, Seigneur, répondit Giafar, c’est ma fille ! Tout cela s’est fait à mon insu. » « Mais, reprit Haroun, puisque le cadi Gelaleddin a dressé le contrat, le mariage est bon. Ali est son époux, et il dépend de lui, ou de la faire punir de mort, ou de lui pardonner. »
Aussitôt le calife fit venir Ali Tchélébi et lui demanda ce qu’il voulait faire. « Prince, répondit-il, je m’estimerai trop heureux, si le visir veut bien me reconnaître pour son gendre. » « Allons, dit le calife à Giafar, emmène ton gendre chez toi, et qu’en ma considération on ne lui bande plus les yeux ; cette précaution est actuellement inutile. »
Giafar s’en retourna donc chez lui avec son gendre et la vieille. Sa fille, le voyant entrer, voulut se lever pour aller au-devant de lui ; mais les forces lui manquèrent, et elle retomba sur son sofa. « Qu’avez-vous fait, lui dit son père ? Vous vous êtes rendue coupable des derniers excès. Le Tout-Puissant l’a permis : je me soumets à ses décrets ; mais si j’avais été instruit de vos projets, j’aurais su les faire échouer. »
Giafar sortit ensuite, envoya chercher le cadi Gelaleddin, et lui dit : « Qui vous a donné ordre de dresser le contrat de mariage de ma fille ? » « Seigneur, répondit Gelaleddin, je l’ai dressé d’après le billet que voici, et dont je vais vous faire lecture :
« Salut au cadi Gelaleddin. Je vous écris pour vous prier de vous donner la peine de vous transporter chez moi, afin de dresser mon contrat de mariage avec Ali Tchélébi, et de me servir de procureur. Amenez avec vous des témoins pour signer l’acte de procuration. Si vous consentez à ma demande, vous m’obligerez ; sinon vous serez responsable des suites de votre refus ; et s’il arrive quelque chose, le blâme en retombera sur vous. »
» Cette menace, continua le cadi après avoir lu le billet, fit impression sur mon esprit. Les femmes peuvent se porter à de fâcheuses extrémités. J’ai craint pour l’honneur du premier visir : je me suis donc rendu aux ordres de sa fille. J’ai vu compter la dot, et j’en ai fait mention. Enfin, j’ai rédigé l’acte, constatant que la jeune personne me donnait sa procuration, et j’ai dressé un contrat de mariage légal et authentique. Si vous eussiez été présent, vous n’auriez pu vous empêcher de m’ordonner d’accepter la procuration de votre fille, car elle était en âge de disposer d’elle-même ; et si elle n’était pas encore mariée, c’est que personne n’avait osé vous la demander en mariage. Mais Dieu vous a préservé d’un désagrément qui aurait été plus grand que celui que vous éprouvez aujourd’hui. Il n’y a dans l’acte aucun vice, aucun défaut qui puisse le faire annuler. Quoi qu’il en soit, vos bonnes grâces me sont plus chères que tout. Vous pouvez, ou me pardonner, ou m’ôter la vie, si j’ai eu le malheur de vous déplaire. »
« Je rends justice à vos intentions, dit Giafar : vous avez fait tout pour le mieux. » Il pardonna ensuite à sa fille. Ali Tchélébi fut toujours soumis et complaisant près de son épouse, et rien n’altéra plus par la suite le bonheur dont ils jouirent l’un et l’autre.
Scheherazade ayant achevé l’histoire du jeune marchand de Bagdad, et de la dame inconnue, vit que le jour ne paraissait pas encore, et que le sultan des Indes était disposé à l’écouter. Elle commença aussitôt l’histoire suivante :




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