Tome N°8 - Chapitre 17 : - HISTOIRE DE L’ESCLAVE SAUVÉ DU SUPPLICE - (Mille et une nuits)



HISTOIRE DE L’ESCLAVE SAUVÉ DU SUPPLICE






« Un esclave condamné injustement à la mort, et qui devait être exécuté sous peu de jours, n’avait pas pour cela perdu tout espoir de salut. Il mettait en Dieu sa confiance, et s’écriait sans cesse : « Ô toi qui peux changer tout-à-coup le sort des malheureux, viens à mon secours ! » Le roi du pays, dont le palais était peu éloigné de la prison où l’on renfermait les criminels, fatigué de ces cris, et indigné qu’un coupable osât espérer d’échapper au supplice qu’il méritait, demanda quel crime il avait commis ? Ayant appris qu’il avait été condamné comme juridiquement convaincu d’avoir participé à un assassinat, il le fit venir, lui reprocha son impudence et sa folie, et ordonna qu’il fût exécuté sur-le-champ, quoique la nuit fût alors assez avancée.
» Des soldats s’emparèrent de l’esclave, et le conduisirent hors de la ville. Les bourreaux venaient de le délier, et se préparaient à l’attacher à la croix, lorsqu’une troupe de brigands bien armés fondit tout-à-coup sur eux. Effrayés de cette attaque imprévue, et hors d’état de faire résistance, les uns sont pris, les autres se réfugient vers la ville. L’esclave, abandonné, prend la fuite d’un autre côté, court à travers les champs, et se retire dans une forêt voisine.
» Un nouveau danger l’y attendait : il y rencontre un lion d’une grandeur énorme. Cette vue l’épouvante, mais ne l’empêche pas d’espérer dans la Providence. L’animal se jette sur lui, l’emporte et le dépose près d’un arbre extrêmement touffu. Il arrache ensuite l’arbre, sans perdre de vue sa proie, le place sur l’esclave, et va, dans le plus épais de la forêt, chercher la lionne sa compagne. L’esclave sent alors augmenter son espoir. Il fait effort pour se dégager de dessous l’arbre, écarte les branches, et vient à bout de sortir de cet espèce de filet dans lequel le lion pensait le retrouver bientôt.
» Ce lieu était couvert des ossements et des débris des cadavres de ceux qui avoient jusque-là servi de pâture au lion. En fuyant à travers ces ossements, l’esclave vit briller à ses pieds un monceau de pièces d’or. Il s’arrêta un moment, ramassa avec précipitation tout ce qu’il put emporter, et continua à fuir du côté opposé à celui vers lequel était allé le lion. Heureusement pour lui il se trouva bientôt hors de la forêt, et près d’un village. Il s’y réfugia, se reposa le reste de la nuit, et se trouva le lendemain à l’abri de tout danger, et possesseur d’une somme considérable. »
Le roi Azadbakht interrompit ici le jeune page. « C’est assez, lui dit-il, écouter tes discours séducteurs ; l’instant de ton supplice ne peut plus être différé. » Les bourreaux se saisissent aussitôt de leur victime, et l’emmènent hors de la ville, accompagné d’une garde nombreuse. Le roi lui-même, suivi de toute sa cour, se rend au lieu du supplice.
Le chef des voleurs qui avait autrefois élevé le jeune homme comme son fils, se trouvait par hasard dans la foule rassemblée pour être témoin de l’exécution. Il demanda quel était le criminel ? On lui raconta son histoire, et de quelle manière il avait été fait prisonnier en attaquant une caravane, et amené à la cour du roi. Le chef des voleurs pensa aussitôt que ce jeune homme pouvait être celui qu’il avait élevé, et qui avait été fait prisonnier dans une circonstance toute pareille. Ses soupçons se changèrent en certitude lorsqu’il le vit paraître. Il perce aussitôt la foule, écarte les gardes, et se jette au cou du jeune homme en criant : « C’est mon fils, c’est cet enfant que je trouvai au pied de telle montagne, sur le bord de telle fontaine ! »
Azadbakht, frappé de cet événement imprévu, et sur-tout du discours de cet inconnu, ordonna qu’on l’amenât devant lui, et voulut qu’il lui racontât tout au long ce qu’il savait de l’histoire de ce jeune homme.
« Prince, dit l’inconnu, je sais qu’en me faisant connaître à vous, je m’expose à périr ; mais mon attachement pour ce jeune homme l’emporte en moi sur toute autre considération, et j’espère que la singularité de son aventure et ma tendresse pour lui, toucheront le cœur de votre Majesté, et exciteront envers nous sa clémence.
» Je fus autrefois chef d’une bande de voleurs. Nous trouvâmes un jour au pied d’une montagne et sur le bord d’une fontaine, un enfant qui venait de naître, enveloppé dans une étoffe de soie. Près de lui était une bourse qui contenait mille pièces d’or. Touché de compassion pour cet enfant abandonné, je le pris, je l’emportai chez moi, et je l’élevai avec autant de soin que s’il eût été mon fils. Lorsqu’il fut devenu grand, je l’emmenais dans nos courses et nos expéditions. Nous attaquâmes un jour une caravane composée de gens vaillants et bien armés. Plusieurs des nôtres furent tués, les autres obligés de prendre la fuite. Le jeune homme, que je regardais comme mon fils, eut honte de fuir, et fut fait prisonnier. Depuis ce temps je le cherche inutilement de tous côtés. »
Il n’en fallait pas davantage pour convaincre le roi Azadbakht que celui qu’il allait faire périr était le fruit de son union avec la reine Behergiour. Il se précipite aussitôt de son trône, vole vers son fils, et le serre dans ses bras.
« Cher enfant, s’écrie-t-il, objet de toute ma tendresse, j’allais t’immoler moi-même, et bientôt je serais mort de douleur et de regrets ! »
Il détache ensuite les liens du jeune prince, l’embrasse de nouveau, et lui met sa couronne sur la tête. Le peuple fait aussitôt éclater ses transports ; l’air retentit d’un si grand nombre de cris, qu’ils épouvantent et font tomber çà et là ses légers habitants. Les tambours et les trompettes entremêlent leurs bruits à ces démonstrations d’allégresse. Le roi et son fils sont reconduits en triomphe, et rentrent dans le palais au bruit des fanfares et des acclamations de tout le peuple.
La reine Behergiour, informée de l’heureux événement qui vient de lui rendre un fils qu’elle ne cessait de regretter, sort à sa rencontre, se jette à son cou, et l’embrasse en pleurant. Azadbacht, pour célébrer un si grand bonheur, ordonna qu’on mît en liberté tous les prisonniers, et que les réjouissances publiques durassent pendant sept jours. Il fit assembler les grands de son royaume, et les principaux d’entre le peuple. Il monta sur son trône, et fit asseoir à côté de lui le jeune prince. On servit ensuite un repas magnifique, dans lequel on présentait aux convives des coupes d’or remplies du vin le plus exquis.
Au milieu de l’alégresse universelle, les dix visirs seuls étaient remplis de crainte et dévorés d’inquiétude. « Vous voyez, leur dit le jeune prince en se tournant vers eux, comment la Providence est venue à mon secours, et m’a délivré du danger. » Ces mots augmentèrent la frayeur et la consternation des dix visirs. Ils avoient les yeux fixés contre terre, et gardaient un morne silence. « Pourquoi, continua-t-il, vos bouches sont-elles devenues tout-à-coup muettes ? Qu’avez-vous fait de cette hardiesse, de cette éloquence avec lesquelles vous représentiez au roi l’indignité de ma conduite, et vous l’excitiez à venger son honneur en faisant périr un innocent ? »
Les dix visirs confondus et atterrés de plus en plus, attendaient en tremblant leur arrêt. Azadbakht prit la parole à son tour, et leur dit : « Chacun ici partage ma joie. Les oiseaux même semblent célébrer mon bonheur, et remplissent le ciel de chants d’alégresse. Vous seuls, ministres pervers, vous gémissez, et vous détestez en secret ma félicité. Je serais aussi affligé que vous, si j’eusse suivi vos conseils, et la mort seule eût pu terminer mes regrets. »
« Mon père, dit alors le jeune prince, votre justice, votre prudence, votre bonté, votre attention à rechercher et à examiner la vérité, votre lenteur à punir ont triomphé de leurs artifices, et vous ont épargné les cruels regrets que la précipitation cause trop souvent. Quant à moi, tout mon crime aux yeux de vos visirs, vint de mon zèle pour vos intérêts et pour ceux de votre état. Je réprimais leur avarice et leur cupidité, en les empêchant de puiser à leur gré dans vos trésors. Je suis devenu par-là l’objet de leur haine, et ils s’étaient ligués pour me perdre. »
Azadbakht, avant de faire punir les dix visirs, voulut récompenser celui à qui il était redevable de la conservation de son fils. Il le félicita d’avoir renoncé depuis long-temps au genre de vie qu’il avait d’abord exercé, le fit revêtir d’une robe magnifique, et lui donna un commandement dans lequel sa bravoure pouvait être utile à l’état. Non content de lui avoir témoigné sa reconnaissance, il invita les grands de son royaume à lui donner des marques de celle qu’ils devaient eux-mêmes éprouver. Tous s’empressèrent de le revêtir de robes précieuses, tellement qu’il ne pouvait les porter toutes, et ne savait que faire de tant de largesses.
Le roi ordonna ensuite qu’on dressât neuf croix à côté de celle qui avait été dressée pour le jeune prince, et dit à ses visirs : « Perfides conseillers, malheureux imposteurs, de quelle excuse pouvez-vous couvrir votre crime ? »
« Sire répondit l’un d’eux, nous chercherions en vain à nous excuser. Nous avons voulu faire périr un rival, nous nous sommes perdus. Le mal que nous lui voulions est retombé sur nous ; nous avons recueilli ce que nous avions semé ; nous sommes tombés dans la fosse que nous creusions sous ses pas. »
« Les délais seraient ici inutiles, reprit Azadbakht, le crime est évident, les coupables le confessent, et rien ne peut les justifier : le supplice qu’ils vont subir ne fera que mettre fin à celui qu’ils éprouvent déjà. »
Des soldats s’emparèrent aussitôt des dix visirs, qui furent exécutés sur-le-champ. Les biens qu’ils avoient amassés par leurs rapines et leurs exactions, furent confisqués au profit de l’état.
Azadbakht fit ensuite prêter serment de fidélité à son fils par tous les grands du royaume et les principaux du peuple ; il abdiqua l’autorité souveraine, et remit en ses mains les rênes du gouvernement.

Scheherazade, en achevant l’histoire des dix visirs, s’aperçut qu’il n’était pas encore jour, et commença aussitôt le récit de l’histoire suivante :
FIN DU TOME HUITIÈME




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