Tome N°7 - Chapitre 2 : - HISTOIRE DU CHEVAL ENCHANTÉ - (Mille et une nuits)



HISTOIRE DU CHEVAL ENCHANTÉ







Scheherazade, en continuant de raconter au sultan des Indes ses histoires si agréables et auxquelles il prenait un si grand plaisir, l’entretint de celle du cheval enchanté. Sire, dit-elle, comme Votre Majesté ne l’ignore pas, le Nevrouz, c’est-à-dire le nouveau jour, qui est le premier de l’année et du printemps, ainsi nommé par excellence, est une fête si solennelle et si ancienne dans toute l’étendue de la Perse, dès les premiers temps même de l’idolâtrie, que la religion de notre prophète, toute pure qu’elle est, et que nous tenons pour la véritable, en s’y introduisant n’a pu jusqu’à nos jours venir à bout de l’abolir, quoique l’on puisse dire qu’elle est toute païenne et que les cérémonies qu’on y observe sont superstitieuses. Sans parler des grandes villes, il n’y en a ni petite, ni bourg, ni village, ni hameau, où elle ne soit célébrée avec des réjouissances extraordinaires.
Mais les réjouissances qui se font à la cour les surpassent toutes infiniment par la variété des spectacles surprenants et nouveaux, et des étrangers des états voisins, et même des plus éloignés, attirés par les récompenses et par la libéralité des rois envers ceux qui excellent par leurs inventions et par leur industrie, de manière qu’on ne voit rien dans les autres parties du monde qui approche de cette magnificence.
Dans une de ces fêtes, après que les plus habiles et les plus ingénieux du pays, avec les étrangers qui s’étaient rendus à Schiraz, où la cour était alors, eurent donné au roi et à toute sa cour le divertissement de leurs spectacles, et que le roi leur eut fait ses largesses à chacun selon ce qu’il avait mérité et ce qu’il avait fait paraître de plus extraordinaire, de plus merveilleux et de plus satisfaisant, ménagées avec une égalité telle, qu’il n’y en avait pas un qui ne s’estimât dignement récompensé ; dans le temps qu’il se préparait à se retirer et à congédier la grande assemblée, un Indien parut au pied de son trône en faisant avancer un cheval sellé, bridé et richement harnaché, représenté avec tant d’art, qu’à le voir on l’eût pris d’abord pour un véritable cheval.
L’Indien se prosterna devant le trône, et quand il se fut relevé, en montrant le cheval au roi : « Sire, dit-il, quoique je me présente le dernier devant Votre Majesté pour entrer en lice, je puis l’assurer néanmoins que dans ce jour de fête elle n’a rien vu d’aussi merveilleux et d’aussi surprenant que le cheval sur lequel je la supplie de jeter les yeux. – Je ne vois dans ce cheval, lui dit le roi, autre chose que l’art et l’industrie de l’ouvrier à lui donner la ressemblance du naturel autant qu’il lui a été possible ; mais un autre ouvrier pourrait en faire un semblable, qui le surpasserait même en perfection.
« – Sire, reprit l’Indien, ce n’est pas aussi par sa construction ni par ce qu’il paraît à l’extérieur que j’ai dessein de faire regarder mon cheval par Votre Majesté comme une merveille. C’est par l’usage que j’en sais faire et que tout homme comme moi peut en faire, par le secret que je puis lui communiquer. Quand je le monte, en quelque endroit de la terre, si éloigné qu’il puisse être, que je veuille me transporter par la région de l’air, je puis l’exécuter en très-peu de temps. En peu de mots, Sire, voilà en quoi consiste la merveille de mon cheval, merveille dont personne n’a jamais entendu parler, et dont je m’offre de faire voir l’expérience à Votre Majesté, si elle me le com mande. »
Le roi de Perse, qui était curieux de tout ce qui tenait du merveilleux, et qui, après tant de choses de cette nature qu’il avait vues et qu’il avait cherché et désiré de voir, n’avait rien vu qui en approchât ni entendu dire qu’on eût vu rien de semblable, dit à l’Indien qu’il n’y avait que l’expérience qu’il venait de lui proposer qui pouvait le convaincre de la prééminence de son cheval, et qu’il était prêt à en voir la vérité.
L’Indien mit aussitôt le pied à l’étrier, se jeta sur le cheval avec une grande légèreté, et quand il eut mis le pied dans l’autre étrier et qu’il se fut bien assuré sur sa selle, il demanda au roi de Perse où il lui plaisait de l’envoyer.
Environ à trois lieues de Schiraz, il y avait une haute montagne qu’on découvrait à plein de la grande place où le roi de Perse était devant son palais, remplie de tout le peuple qui s’y était rendu. « Vois-tu cette montagne ? dit le roi en la montrant à l’Indien ; c’est où je souhaite que tu ailles : la distance n’est pas longue, mais elle suffit pour faire juger de la diligence que tu feras pour aller et pour revenir. Et parce qu’il n’est pas possible de te conduire des yeux jusque-là, pour marque certaine que tu y seras allé, j’entends que tu m’apportes une palme d’un palmier qui est au pied de la montagne. »
À peine le roi de Perse eut achevé de déclarer sa volonté par ses paroles, que l’Indien ne fit que tourner une cheville qui s’élevait un peu au défaut du cou du cheval en approchant du pommeau de la selle. Dans l’instant, le cheval s’éleva de terre et enleva le cavalier en l’air comme un éclair, si haut qu’en peu de moments ceux qui avaient les yeux les plus perçants le perdirent de vue, et cela se fit avec une grande admiration du roi et de ses courtisans, et de grands cris d’étonnement de la part de tous les spectateurs assemblés.
Il n’y avait presque pas un quart d’heure que l’Indien était parti, quand on l’aperçut au haut de l’air, qui revenait la palme à la main. On le vit enfin arriver au-dessus de la place, où il fit plusieurs caracoles aux acclamations de joie du peuple qui lui applaudissait, jusqu’à ce qu’il vint se poser devant le trône du roi, à la même place d’où il était parti, sans aucune secousse du cheval qui pût l’incommoder. Il mit pied à terre, et en s’approchant du trône, il se prosterna et il posa la palme aux pieds du roi.
Le roi de Perse, qui fut témoin, avec non moins d’admiration que d’étonnement, du spectacle inouï que l’Indien venait de lui donner, conçut en même temps une forte envie de posséder le cheval ; et comme il se persuadait qu’il ne trouverait pas de difficulté à en traiter avec l’Indien, quelque somme qu’il lui en demandât, résolu de la lui accorder, il le regardait déjà comme la pièce la plus précieuse qu’il aurait dans son trésor, dont il comptait de l’enrichir. « À juger de ton cheval par son apparence extérieure, dit-il à l’Indien, je ne comprenais pas qu’il dût être considéré autant que tu viens de me faire voir qu’il le mérite. Je t’ai obligation de m’avoir désabusé, et pour te marquer combien j’en fais d’estime, je suis prêt à l’acheter s’il est à vendre.
« – Sire, répondit l’Indien, je n’ai pas douté que Votre Majesté, qui passe, entre tous les rois qui règnent aujourd’hui sur la terre, pour celui qui sait juger le mieux de toutes choses et les estimer selon leur juste valeur, ne rendît à mon cheval la justice qu’elle lui rend, dès que je lui aurais fait connaître par où il était digne de son attention. J’avais même prévu qu’elle ne se contenterait pas de l’admirer et de le louer, mais qu’elle désirerait d’abord d’en être possesseur, comme elle vient de me le témoigner. De mon côté, Sire, quoique j’en connaisse le prix autant qu’on peut le connaître, et que sa possession me donne un relief pour rendre mon nom immortel dans le monde, je n’y ai pas néanmoins une attache si forte que je ne veuille bien m’en priver pour satisfaire la noble passion de Votre Majesté. Mais en lui faisant cette déclaration, j’en ai une autre à lui faire touchant la condition sans laquelle je ne puis me résoudre à le laisser passer en d’autres mains, qu’elle ne prendra peut-être pas en bonne part.
« Votre Majesté aura donc pour agréable, continua l’Indien, que je lui marque que je n’ai pas acheté ce cheval. Je ne l’ai obtenu de l’inventeur et du fabricateur qu’en lui donnant en mariage ma fille unique, qu’il me demanda, et en même temps il exigea de moi que je ne le vendrais pas, et si j’avais à lui donner un autre possesseur, ce serait par un échange tel que je le jugerais à propos. »
L’Indien voulait poursuivre ; mais au mot d’échange, le roi de Perse l’interrompit. « Je suis prêt, repartit-il, à t’accorder tel échange que tu me demanderas. Tu sais que mon royaume est grand et qu’il est rempli de grandes villes puissantes, riches et peuplées. Je laisse à ton choix celle qu’il te plaira de choisir en pleine puissance et souveraineté pour le reste de tes jours. »
Cet échange parut véritablement royal à toute la cour de Perse ; mais il était fort au-dessous de ce que l’Indien s’était proposé. Il avait porté ses vœux à quelque chose de beaucoup plus relevé. Il répondit au roi : « Sire, je suis infiniment obligé à Votre Majesté de l’offre qu’elle me fait, et je ne puis assez la remercier de sa générosité. Je la supplie néanmoins de ne pas s’offenser si je prends la hardiesse de lui témoigner que je ne puis mettre mon cheval en sa possession qu’en recevant de sa main la princesse sa fille, pour épouse. Je suis résolu de n’en perdre la propriété qu’à ce prix. »
Les courtisans qui environnaient le roi de Perse ne purent s’empêcher de faire un grand éclat de rire à la demande extravagante de l’Indien ; mais le prince Firouz Schah, fils aîné du roi et héritier présomptif du royaume, ne l’entendit qu’avec indignation. Le roi pensa tout autrement, et il crut qu’il pouvait sacrifier la princesse de Perse à l’Indien pour satisfaire sa curiosité. Il balança, néanmoins, savoir s’il devait prendre ce parti.
Le prince Firouz Schah, qui vit que le roi son père hésitait sur la réponse qu’il devait faire à l’Indien, craignit qu’il ne lui accordât, ce qu’il lui demandait, chose qu’il eût regardée comme également injurieuse à la dignité royale, à la princesse sa sœur et à sa propre personne. Il prit donc la parole, et en le prévenant : « Sire, dit-il, que Votre Majesté me pardonne si j’ose lui demander s’il est possible qu’elle balance un moment sur le refus qu’elle doit faire à la demande insolente d’un homme de rien et d’un bateleur infâme, et qu’elle lui donne lieu de se flatter un moment qu’il va entrer dans l’alliance d’un des plus puissants monarques de la terre ! Je la supplie de considérer ce qu’elle se doit non-seulement à elle-même, mais même à son sang et à la haute noblesse de ses aïeux.
« – Mon fils, reprit le roi de Perse, je prends votre remontrance en bonne part, et je vous sais bon gré du zèle que vous témoignez pour conserver l’éclat de votre naissance dans le même état que vous l’avez reçue ; mais vous ne considérez pas assez l’excellence de ce cheval, ni que l’Indien, qui me propose cette voie pour l’acquérir, peut, si je le rebute, aller faire la même proposition ailleurs, où l’on passera par-dessus le point d’honneur, et que je serais au désespoir si un autre monarque pouvait se vanter de m’avoir surpassé en générosité et de m’avoir privé de posséder le cheval que j’estime la chose la plus singulière et la plus digne d’admiration qu’il y ait au monde. Je ne veux pas dire, néanmoins, que je consente à lui accorder ce qu’il demande. Peut-être n’est-il pas bien d’accord avec luimême sur l’exorbitance de sa prétention, et que, la princesse ma fille à part, je ferai telle autre convention avec lui qu’il en sera content. Mais avant que je vienne à la dernière discussion du marché, je suis bien aise que vous examiniez le cheval, et que vous en fassiez l’essai vous-même, afin que vous m’en disiez votre sentiment. Je ne doute pas qu’il ne veuille bien me le permettre. »
Comme il est naturel de se flatter dans ce que l’on souhaite, l’Indien, qui crut entrevoir, dans le discours qu’il venait d’entendre, que le roi de Perse n’était pas absolument éloigné de le recevoir dans son alliance en acceptant le cheval à ce prix, et que le prince, au lieu de lui être contraire, comme il venait de le faire paraître, pourrait lui devenir favorable, loin de s’opposer au désir du roi, en témoigna de la joie ; et pour marque qu’il y consentait avec plaisir, il prévint le prince en s’approchant du cheval, prêt à l’aider à le monter, et à l’avertir ensuite de ce qu’il fallait qu’il fît pour le bien gouverner.
Le prince Firouz Schah, avec une adresse merveilleuse, monta le cheval sans le secours de l’Indien, et il n’eut pas plutôt le pied assuré dans l’un et l’autre étrier, que, sans attendre aucun avis de l’Indien, il tourna la cheville qu’il lui avait vu tourner peu de temps auparavant lorsqu’il l’avait monté. Du moment qu’il l’eut tournée, le cheval l’enleva avec la même vitesse qu’une flèche tirée par l’archer le plus fort et le plus adroit, et de la sorte, en peu de moments, le roi, toute la cour et toute la nombreuse assemblée le perdirent de vue.
Le cheval ni le prince Firouz Schah ne paraissaient plus dans l’air, et le roi de Perse faisait des efforts inutilement pour l’apercevoir, quand l’Indien, alarmé de ce qui venait d’arriver, se prosterna devant le trône et obligea le roi de jeter les yeux sur lui et de faire attention au discours qu’il lui tint en ces termes : « Sire, dit-il, Votre Majesté elle-même a vu que le prince ne m’a pas permis, par sa promptitude, de lui donner l’instruction nécessaire pour gouverner mon cheval. Sur ce qu’il m’a vu faire, il a voulu marquer qu’il n’avait pas besoin de mon avis pour partir et s’élever en l’air ; mais il ignore l’avis que j’avais à lui donner pour faire détourner le cheval en arrière et pour le faire revenir au lieu d’où il est parti. Ainsi, Sire, la grâce que je demande à Votre Majesté, c’est de ne me pas rendre garant de ce qui pourra arriver de sa personne. Elle est trop équitable pour m’imputer le malheur qui peut en arriver. »
Le discours de l’Indien affligea fort le roi de Perse, qui comprit que le danger où était le prince son fils était inévitable, s’il était vrai, comme l’Indien le disait, qu’il y eût un secret pour faire revenir le cheval, différent de celui qui le faisait partir et élever en l’air. Il lui demanda en colère pourquoi il ne l’avait pas rappelé dans le moment qu’il l’avait vu partir.
« Sire, répondit l’Indien, Votre Majesté elle-même a été témoin de la rapidité avec laquelle le cheval et le prince ont été enlevés ; la surprise où j’en ai été, et où j’en suis encore, m’a d’abord ôté la parole, et quand j’ai été en état de m’en servir, il était déjà si éloigné qu’il n’eût pas entendu ma voix, et quand il l’eût entendue, il n’eût pu gouverner le cheval pour le faire revenir, puisqu’il n’en savait pas le secret, qu’il ne s’est pas donné la patience d’apprendre de moi. Mais, Sire, ajouta-t-il, il y a lieu d’espérer néanmoins que le prince, dans l’embarras où il se trouvera, s’apercevra d’une autre cheville, et qu’en la tournant, le cheval aussitôt cessera de s’élever et descendra du côté de la terre, où il pourra se poser en tel lieu convenable qu’il jugera à propos, en le gouvernant avec la bride. »
Nonobstant le raisonnement de l’Indien, qui avait toute l’apparence possible, le roi de Perse, alarmé du péril évident où était le prince son fils : « Je suppose, reprit-il, chose néanmoins très-incertaine, que le prince mon fils s’aperçoive de l’autre cheville et qu’il en fasse l’usage que tu dis : le cheval, au lieu de descendre jusqu’en terre, ne peut-il pas tomber sur des rochers ou se précipiter avec lui jusqu’au fond de la mer ?
« – Sire, repartit l’Indien, je puis délivrer Votre Majesté de cette crainte, en l’assurant que le cheval passe les mers sans jamais y tomber, et qu’il porte toujours le cavalier où il a intention de se rendre. Et Votre Majesté peut s’assurer que, pour peu que le prince s’aperçoive de l’autre cheville que j’ai dite, le cheval ne le portera qu’où il voudra se rendre, et il n’est pas croyable qu’il se rende ailleurs que dans un lieu où il pourra trouver du secours et se faire connaître. »
À ces paroles de l’Indien : « Quoi qu’il en soit, répliqua le roi de Perse, comme je ne puis me fier à l’assurance que tu me donnes, ta tête me répondra de la vie de mon fils, si dans trois mois je ne le vois revenir sain et sauf, ou que je n’apprenne certainement qu’il soit vivant. » Il commanda qu’on s’assurât de sa personne et qu’on le resserrât dans une prison étroite ; après quoi il se retira dans son palais, extrêmement affligé de ce que la fête de Nevrouz, si solennelle dans toute la Perse, se fût terminée d’une manière si triste pour lui et pour sa cour.
Le prince Firouz Schah cependant fut enlevé dans l’air avec la rapidité que nous avons dite, et en moins d’une heure il se vit si haut qu’il ne distinguait plus rien sur la terre, où les montagnes et les vallées lui paraissaient confondues avec les plaines. Ce fut alors qu’il songea à revenir au lieu d’où il était parti. Pour y réussir, il s’imagina qu’à tourner la même cheville à contresens, et en tournant la bride en même temps, il réussirait ; mais son étonnement fut extrême quand il vit que le cheval l’enlevait toujours avec la même rapidité. Il la tourna et retourna plusieurs fois, mais inutilement. Ce fut alors qu’il reconnut la grande faute qu’il avait commise de ne pas prendre de l’Indien tous les renseignements nécessaires pour bien gouverner le cheval avant d’entreprendre de le monter. Il comprit dans le moment la grandeur du péril où il était ; mais cette connaissance ne lui fit pas perdre le jugement : il se recueillit en lui-même, avec tout le bon sens dont il était capable, et en examinant la tête et le cou du cheval avec attention, il aperçut une autre cheville, plus petite et moins apparente que la première, à côté de l’oreille droite du cheval. Il tourna la cheville, et dans le moment il remarqua qu’il descendait vers la terre par une ligne semblable à celle par où il avait monté, mais moins rapidement.
Il y avait une demi-heure que les ténèbres de la nuit couvraient la terre à l’endroit où le prince Firouz Schah se trouvait perpendiculairement quand il tourna la cheville ; mais comme le cheval continua de descendre, le soleil se coucha aussi pour lui en peu de temps, jusqu’à ce qu’il se trouva entièrement dans les ténèbres de la nuit. De la sorte, loin de choisir un lieu où aller mettre pied à terre à sa commodité, il fut contraint de lâcher la bride sur le col du cheval, en attendant avec patience qu’il achevât de descendre, non sans inquiétude du lieu où il s’arrêterait, savoir si ce serait un lieu habité, un désert, un fleuve ou la mer.
Le cheval enfin s’arrêta et se posa qu’il était plus de minuit, et le prince Firouz Schah mit pied à terre, mais avec une grande faiblesse, qui venait de ce qu’il n’avait rien pris depuis le matin du jour qui venait de finir, avant qu’il sortit du palais avec le roi son père pour assister aux spectacles de la fête. La première chose qu’il fit dans l’obscurité de la nuit, fut de reconnaître le lieu où il était, et il se trouva sur le toit en terrasse d’un palais magnifique, couronné d’une balustrade de marbre à hauteur d’appui. En examinant la terrasse, il rencontra l’escalier par où on y montait du palais, dont la porte n’était pas fermée, mais entr’ouverte.
Tout autre que le prince Firouz Schah n’eût peut-être pas hasardé de descendre, dans la grande obscurité qui régnait alors dans l’escalier, outre la difficulté qui se présentait s’il trouverait amis ou ennemis, considération qui ne fut pas capable de l’arrêter. « Je ne viens pas pour faire mal à personne, se dit-il à lui-même, et apparemment ceux qui me verront les premiers, et qui ne me verront pas les armes à la main, auront l’humanité de m’écouter avant qu’ils attentent à ma vie. » Il ouvrit la porte davantage sans faire de bruit, et il descendit de même avec grande précaution pour s’empêcher de faire quelque faux pas dont le bruit eût pu éveiller quelqu’un. Il réussit, et dans un entrepôt de l’escalier, il trouva la porte ouverte d’une grande salle où il y avait de la lumière.
Le prince Firouz Schah s’arrêta à la porte, et en prêtant l’oreille il n’entendit d’autre bruit que des gens qui dormaient profondément et qui ronflaient en différentes manières. Il avança un peu dans la salle, et à la lumière d’une lanterne il vit que ceux qui dormaient étaient des eunuques noirs, chacun avec le sabre nu près de soi, et cela lui fit connaître que c’était la garde de l’appartement d’une reine ou d’une princesse, et il se trouva que c’était celui d’une princesse.
La chambre où couchait la princesse suivait après cette salle, et la porte qui était ouverte le faisait connaître, à la grande lumière dont elle était éclairée, qui se laissait voir au travers d’une portière d’une étoffe de soie fort légère.
Le prince Firouz Schah s’avança jusqu’à la portière, le pied en l’air, sans éveiller les eunuques. Il l’ouvrit, et quand il fut entré, sans s’arrêter à considérer la magnificence de la chambre, qui était toute royale, circonstance qui lui importait peu dans l’état où il était, il ne fit attention qu’à ce qui lui importait davantage. Il vit plusieurs lits, un seul sur le sofa et les autres au bas. Des femmes de la princesse étaient couchées dans ceux-ci, pour lui tenir compagnie et l’assister dans ses besoins, et la princesse dans le premier.
À cette distinction, le prince Firouz Schah ne se trompa pas dans le choix qu’il avait à faire pour s’adresser à la princesse elle-même. Il s’approcha de son lit sans l’éveiller ni pas une de ses femmes. Quand il fut assez près, il vit une beauté si extraordinaire et si surprenante qu’il en fut charmé et enflammé d’amour dès la première vue. « Ciel ! s’écria-t-il en lui-même, ma destinée m’a-t-elle amené en ce lieu pour me faire perdre ma liberté, que j’ai conservée entière jusqu’à présent ? Ne doisje pas m’attendre à un esclavage certain dès qu’elle aura ouvert les yeux, si ces yeux, comme je dois m’y attendre, achèvent de donner le lustre et la perfection à un assemblage d’attraits et de charmes si merveilleux ! Il faut bien m’y résoudre, puisque je ne puis reculer sans me rendre homicide de moi-même, et que la nécessité l’ordonne ainsi. »
En achevant ces réflexions, par rapport à l’état où il se trouvait et à la beauté de la princesse, le prince Firouz Schah se mit sur les deux genoux, et en prenant l’extrémité de la manche pendante de la chemise de la princesse, d’où sortait un bras blanc comme de la neige et fait au tour, il la tira fort légèrement.
La princesse ouvrit les yeux, et dans la surprise où elle fut de voir devant elle un homme bien fait, bien mis et de bonne mine, elle demeura interdite, sans donner néanmoins aucun signe de frayeur ou d’épouvante.
Le prince profita de ce moment favorable ; il baissa la tête presque jusque sur le tapis de pieds, et en la relevant : « Respectable princesse, dit-il, par une aventure la plus extraordinaire et la plus merveilleuse qu’on puisse imaginer, vous voyez à vos pieds un prince suppliant, fils du roi de Perse, qui se trouvait hier au matin près du roi son père, au milieu des réjouissances d’une fête solennelle, et qui se trouve à l’heure qu’il est dans un pays inconnu où il est en danger de périr si vous n’avez la bonté et la générosité de l’assister de votre secours et de votre protection. Je l’implore, cette protection, adorable princesse, avec la confiance que vous ne me la refuserez pas. J’ose me le persuader avec d’autant plus de fondement qu’il n’est pas possible que l’inhumanité se rencontre avec tant de beauté, tant de charmes et tant de majesté. »
La princesse à qui le prince Firouz Schah s’était adressé si heureusement était la princesse de Bengale, fille aînée du roi du royaume de ce nom, qui lui avait fait bâtir ce palais peu éloigné de la capitale, où elle venait souvent prendre le divertissement de la campagne. Après qu’elle l’eut écouté avec toute la bonté qu’il pouvait désirer, elle lui répondit avec la même bonté. « Prince, dit-elle, rassurez-vous, vous n’êtes pas dans un pays barbare. L’hospitalité, l’humanité et la politesse ne règnent pas moins dans le royaume de Bengale que dans le royaume de Perse. Ce n’est pas moi qui vous accorde la protection que vous me demandez, vous l’avez trouvée tout acquise, non-seulement dans mon palais, mais même dans tout le royaume. Vous pouvez m’en croire et vous fier à ma parole. »
Le prince de Perse voulait remercier la princesse de Bengale de son honnêteté et de la grâce qu’elle venait de lui accorder si obligeamment, et il avait déjà baissé la tête fort bas pour lui en faire son compliment, mais elle ne lui donna pas le temps de parler : « Quelque forte envie, ajouta-t-elle, que j’aie d’apprendre de vous par quelle merveille vous avez mis si peu de temps à venir de la capitale de Perse, et par quel enchantement vous avez pu pénétrer jusqu’à vous présenter devant moi si secrètement que vous avez trompé la vigilance de ma garde, comme néanmoins il n’est pas possible que vous n’ayez besoin de nourriture, et que je vous regarde en qualité d’un hôte qui est le bienvenu, j’aime mieux remettre ma curiosité à demain matin et donner ordre à mes femmes de vous loger dans une de mes chambres, de vous y bien régaler et de vous y laisser reposer et délasser jusqu’à ce que vous soyez en état de satisfaire ma curiosité, et moi de vous entendre. »
Les femmes de la princesse, qui s’étaient éveillées dès les premières paroles que le prince Firouz Schah avait adressées à la princesse leur maîtresse, avec un étonnement d’autant plus grand de le voir au chevet du lit de la princesse qu’elles ne concevaient pas comment il avait pu y arriver sans les éveiller ni elles ni les eunuques ; ces femmes, dis-je, n’eurent pas plutôt compris l’intention de la princesse, qu’elles s’habillèrent en diligence et qu’elles furent prêtes à exécuter ses ordres dans le moment qu’elle les leur eut donnés. Elles prirent chacune une des bougies en grand nombre qui éclairaient la chambre de la princesse, et quand le prince eut pris congé en se retirant trèsrespectueusement, elles marchèrent devant lui et le conduisirent dans une très-belle chambre, où les unes lui préparèrent un lit pendant que les autres allèrent à la cuisine et à l’office.
Quoiqu’à une heure indue, ces dernières femmes néanmoins de la princesse de Bengale ne firent pas attendre longtemps le prince Firouz Schah. Elles apportèrent plusieurs sortes de mets en grande affluence ; il choisit ce qui lui plut, et quand il eut mangé suffisamment, selon le besoin qu’il en avait, elles desservirent et le laissèrent en liberté de se coucher, après lui avoir montré plusieurs armoires où il trouverait toutes les choses qui pouvaient lui être nécessaires.
La princesse de Bengale, remplie des charmes, de l’esprit, de la politesse et de toutes les autres belles qualités du prince de Perse, dont elle avait été frappée dans le peu d’entretien qu’elle venait d’avoir avec lui, n’avait encore pu se rendormir quand ses femmes rentrèrent dans sa chambre pour se coucher. Elle leur demanda si elles avaient eu bien, soin de lui, si elles l’avaient laissé content, si rien ne lui manquait, et sur toute chose, ce qu’elles pensaient de ce prince.
Les femmes de la princesse, après l’avoir satisfaite sur les premiers articles, répondirent sur le dernier : « Princesse, nous ne savons pas ce que vous en pensez vous-même ; pour nous, nous vous estimerions très-heureuse si le roi votre père vous donnait pour époux un prince si aimable. Il n’y en a pas un à la cour de Bengale qui puisse lui être comparé, et nous n’apprenons pas aussi qu’il y en ait dans les états voisins qui soient dignes de vous. »
Ce discours flatteur ne déplut pas à la princesse de Bengale ; mais comme elle ne voulait pas déclarer son sentiment, elle leur imposa silence. « Vous êtes des conteuses, dit-elle : recouchez-vous et laissez-moi me rendormir. »
Le lendemain, la première chose que fit la princesse quand elle fut levée, fut de se mettre à sa toilette ; jusqu’alors elle n’avait pas encore pris autant de peine qu’elle en prit ce jour-là pour se coiffer et s’ajuster en consultant son miroir. Jamais ses femmes n’avaient eu besoin de plus de patience pour faire et défaire plusieurs fois la même chose, jusqu’à ce qu’elle fût contente. « Je n’ai pas déplu au prince de Perse en déshabillé, je m’en suis aperçue, disait-elle en elle-même ; il verra autre chose quand je serai dans mes atours. » Elle s’orna la tête de diamants les plus gros et les plus brillants, avec un collier, des bracelets et une ceinture de pierreries semblables, le tout d’un prix inestimable ; et l’habit qu’elle prit était d’une étoffe la plus riche de toutes les Indes, qu’on ne travaillait que pour les rois, les princes et les princesses, et d’une couleur qui achevait de la parer avec tous ses avantages. Après qu’elle eut encore consulté son miroir plusieurs fois et qu’elle eut demandé à ses femmes, l’une après l’autre, s’il manquait quelque chose à son ajustement, elle envoya savoir si le prince de Perse était éveillé ; et au cas qu’il le fût et habillé, comme elle ne doutait pas qu’il ne demandât de venir se présenter devant elle, de lui marquer qu’elle allait venir elle-même et qu’elle avait ses raisons pour en user de la sorte.
Le prince de Perse, qui avait gagné sur le jour ce qu’il avait perdu de la nuit, et qui s’était remis parfaitement de son voyage pénible, venait d’achever de s’habiller quand il reçut le bonjour de la princesse de Bengale par une de ses femmes.
Le prince, sans donner à la femme de la princesse le temps de lui faire part de ce qu’elle avait à lui dire, lui demanda si la princesse était en état qu’il pût lui rendre son devoir et ses respects. Mais quand la femme se fut acquittée auprès de lui de l’ordre qu’elle avait : « La princesse, dit-il, est la maîtresse, et je ne suis chez elle que pour exécuter ses commandements. »
La princesse de Bengale n’eut pas plutôt appris que le prince de Perse l’attendait, qu’elle vint le trouver. Après les compliments réciproques de la part du prince sur ce qu’il avait éveillé la princesse au plus fort de son sommeil, dont il lui demanda mille pardons, et de la part de la princesse, qui lui demanda comment il avait passé la nuit et en quel état il se trouvait, la princesse s’assit sur le sofa, et le prince fit la même chose, en se plaçant à quelque distance par respect.
Alors la princesse, en prenant la parole : « Prince, dit-elle, j’eusse pu vous recevoir dans la chambre où vous m’avez trouvée couchée cette nuit ; mais comme le chef de mes eunuques a la liberté d’y entrer, et que jamais il ne pénètre jusqu’ici sans ma permission, dans l’impatience où je suis d’apprendre de vous l’aventure surprenante qui me procure le bonheur de vous voir, j’ai mieux aimé venir vous en sommer ici, comme dans un lieu où ni vous ni moi ne serons pas interrompus : obligez-moi donc, je vous en conjure, de me donner la satisfaction que je vous demande. »
Pour satisfaire la princesse de Bengale, le prince Firouz Schah commença son discours par la fête solennelle et annuelle du Nevrouz dans tout le royaume de Perse, avec le récit de tous les spectacles dignes de sa curiosité qui avaient fait le divertissement de la cour de Perse, et presque généralement de la ville de Schiraz. Il vint ensuite au cheval enchanté, dont la description, avec le récit des merveilles que l’Indien monté dessus avait fait voir devant une assemblée si célèbre, convainquit la princesse qu’on ne pouvait rien imaginer au monde de plus surprenant en ce genre. « Princesse, continua le prince de Perse, vous jugez bien que le roi mon père, qui n’épargne aucune dépense pour augmenter ses trésors des choses les plus rares et les plus curieuses dont il peut avoir connaissance, doit avoir été enflammé d’un grand désir d’y ajouter un cheval de cette nature. Il le fut en effet, et il n’hésita pas à demander à l’Indien ce qu’il l’estimait.
« La réponse de l’Indien fut des plus extravagantes : il dit qu’il n’avait pas acheté le cheval, mais qu’il l’avait acquis en échange d’une fille unique qu’il avait, et que comme il ne pouvait s’engager à s’en priver que sous une condition semblable, il ne pouvait le lui céder qu’en épousant, avec son consentement, la princesse ma sœur.
« La foule des courtisans qui environnaient le trône du roi mon père, qui entendirent l’extravagance de cette proposition, s’en moquèrent hautement, et en mon particulier j’en conçus une indignation si grande qu’il ne me fut pas possible de la dissimuler, d’autant plus que je m’aperçus que le roi mon père balançait sur ce qu’il devait répondre. En effet, je crus voir le moment qu’il allait lui accorder ce qu’il demandait, si je ne lui eusse représenté vivement le tort qu’il allait faire à sa gloire. Ma remontrance néanmoins ne fut pas capable de lui faire abandonner entièrement le dessein de sacrifier la princesse ma sœur à un homme si méprisable : il crut que je pourrais entrer dans son sentiment si une fois je pouvais comprendre comme lui, à ce qu’il s’imaginait, combien ce cheval était estimable par sa singularité. Dans cette vue, il voulut que je l’examinasse, que je le montasse, et que j’en fisse l’essai moi-même.
« Pour complaire au roi mon père, je montai le cheval, et dès que je fus dessus, comme j’avais vu l’Indien mettre la main à une cheville et la tourner pour se faire enlever avec le cheval, sans prendre autre enseignement de lui, je fis la même chose, et dans l’instant je fus enlevé en l’air d’une vitesse beaucoup plus grande que celle d’une flèche décochée par l’archer le plus robuste et le plus expérimenté.
« En peu de temps je fus si fort éloigné de la terre que je n’y distinguais plus aucun objet, et il me semblait que j’approchais si fort de la voûte du ciel que je craignais d’aller m’y briser la tête. Dans le mouvement rapide dont j’étais emporté, je fus longtemps comme hors de moi-même et hors d’état de faire attention au danger présent auquel j’étais exposé en plusieurs manières. Je voulus tourner à contresens la cheville que j’avais tournée d’abord ; mais je n’en expérimentai pas l’effet auquel je m’étais attendu. Le cheval continua de m’emporter vers le ciel, et ainsi de m’éloigner de la terre de plus en plus. Je m’aperçus enfin d’une autre cheville ; je la tournai, et le cheval, au lieu de s’élever davantage, commença à décliner vers la terre ; et comme je me trouvai bientôt dans les ténèbres de la nuit, et qu’il n’était pas possible de gouverner le cheval pour me faire poser dans un lieu où je ne courusse pas de danger, je tins la bride en un même état, et je me remis à la volonté de Dieu sur ce qui pourrait arriver de mon sort.
« Le cheval enfin se posa, je mis pied à terre, et en examinant le lieu, je me trouvai sur la terrasse de ce palais. Je trouvai la porte de l’escalier qui était entr’ouverte, je descendis sans bruit, et une porte ouverte, avec un peu de lumière, se présenta devant moi. J’avançai la tête, et comme j’eus vu des eunuques endormis et une grande lumière au travers d’une portière, la nécessité pressante où j’étais, nonobstant le danger inévitable dont j’étais menacé si les eunuques se fussent éveillés, m’inspira la hardiesse, pour ne pas dire la témérité, d’avancer légèrement et d’ouvrir la portière.
« Il n’est pas besoin, princesse, ajouta le prince, de vous dire le reste, vous le savez. Il ne me reste qu’à vous remercier de votre bonté et de votre générosité, et vous supplier de me marquer par quel endroit je puis vous témoigner ma reconnaissance d’un si grand bienfait, telle que vous en soyez satisfaite. Comme, selon le droit des gens, je suis déjà votre esclave, et que je ne puis plus vous offrir ma personne, il ne me reste plus que mon cœur. Que dis-je, princesse ! il n’est plus à moi, ce cœur ; vous me l’avez ravi par vos charmes, et d’une manière que, bien loin de vous le redemander, je vous l’abandonne. Ainsi, permettezmoi de vous déclarer que je ne vous connais pas moins pour maîtresse de mon cœur que de mes volontés. »
Ces dernières paroles du prince Firouz Schah furent prononcées d’un ton et d’un air qui ne laissèrent pas douter la princesse de Bengale un seul moment de l’effet qu’elle avait attendu de ses attraits. Elle ne fut pas scandalisée de la déclaration du prince de Perse, comme trop précipitée. Le rouge qui lui en monta au visage ne servit qu’à la rendre plus belle et plus aimable aux yeux du prince.
Quand le prince Firouz Schah eut achevé de parler : « Prince, reprit la princesse de Bengale, si vous m’avez fait un plaisir des plus sensibles en me racontant les choses surprenantes et merveilleuses que je viens d’entendre, d’un autre côté je n’ai pu vous regarder sans frayeur dans la plus haute région de l’air, et quoique j’eusse le bien de vous voir devant moi sain et sauf, je n’ai cessé néanmoins de craindre que dans le moment que vous m’avez appris que le cheval de l’indien était venu se poser si heureusement sur la terrasse de mon palais. La même chose pouvait arriver en mille autres endroits ; mais je suis ravie de ce que le hasard m’a donné la préférence et l’occasion de vous faire connaître que le même hasard pouvait vous faire adresser ailleurs, mais non pas où vous puissiez être reçu plus agréablement et avec plus de plaisir.
« Ainsi, prince, je me tiendrais offensée très-sensiblement si je voulais croire que la pensée que vous m’avez témoignée d’être mon esclave fût sérieuse, et que je ne l’attribuasse pas à votre honnêteté plutôt qu’à un sentiment sincère ; et la réception que je vous fis hier doit vous faire connaître que vous n’êtes pas moins libre qu’au milieu de la cour de Perse.
« Quant à votre cœur, ajouta la princesse de Bengale d’un ton qui ne marquait rien moins qu’un refus, comme je suis bien persuadée que vous n’avez pas attendu jusqu’à présent à en disposer, et que vous ne devez avoir fait choix que d’une princesse qui le mérite, je serais fort fâchée de vous donner lieu de lui faire une infidélité. »
Le prince Firouz Schah voulut protester à la princesse de Bengale qu’il était venu de Perse maître de son cœur ; mais dans le moment qu’il allait prendre la parole, une des femmes de la princesse, qui en avait l’ordre, vint avertir que le dîner était servi.
Cette interruption délivra le prince et la princesse d’une explication qui les eût embarrassés également, et dont ils n’avaient pas besoin. La princesse de Bengale demeura pleinement convaincue de la sincérité du prince de Perse ; et quant au prince, quoique la princesse ne se fût pas expliquée, il jugea néanmoins par ses paroles, et à la manière favorable dont il avait été écouté, qu’il avait lieu d’être content de son bonheur.
Comme la femme de la princesse tenait la portière ouverte, la princesse de Bengale, en se levant, dit au prince de Perse, qui fit la même chose, qu’elle n’avait pas coutume de dîner de si bonne heure ; mais, comme elle ne doutait pas qu’on ne lui eût fait faire un méchant souper, qu’elle avait donné ordre qu’on servît le dîner plus tôt qu’à l’ordinaire. Et en disant ces paroles elle le conduisit dans un salon magnifique où la table était préparée et chargée d’une grande abondance d’excellents mets. Ils se mirent à table, et dès qu’ils eurent pris place, des femmes esclaves de la princesse, en grand nombre, belles et richement habillées ; commencèrent un concert agréable d’instruments et de voix qui dura pendant tout le repas.
Comme le concert était des plus doux et ménagé de manière qu’il n’empêchait pas le prince de s’entretenir, ils passèrent une grande partie du repas, la princesse à servir le prince et à l’inviter à manger, et le prince, de son côté, à servir la princesse de ce qui lui paraissait le meilleur, afin de la prévenir, avec des manières et des paroles qui lui attiraient de nouvelles honnêtetés et de nouveaux compliments de la part de la princesse. Et dans ce commerce réciproque de civilités et d’attentions l’un pour l’autre, l’amour fit plus de progrès de part et d’autre qu’en un tête-à-tête prémédité.
Le prince et la princesse se levèrent enfin de table ; la princesse mena le prince de Perse dans un cabinet grand et magnifique par sa structure et par l’or et l’azur qui l’embellissaient avec symétrie, et richement meublé. Ils s’assirent sur le sofa, qui avait une vue très-agréable sur le jardin du palais, qui fut admiré par le prince Firouz Schah pour la variété des fleurs, des arbustes et des arbres tout différents de ceux de Perse, auxquels ils ne cédaient pas en beauté. En prenant occasion de lier la conversation avec la princesse par cet endroit : « Princesse, ditil, j’avais cru qu’il n’y avait au monde que la Perse où il y eût des palais superbes et des jardins admirables dignes de la majesté des rois ; mais je vois bien que partout où il y a de grands rois, les rois savent se faire bâtir des demeures convenables à leur grandeur et à leur puissance, et s’il y a de la différence dans la manière de bâtir et dans les accompagnements, elles se ressemblent dans la grandeur et dans la magnificence.
« – Prince, reprit la princesse de Bengale, comme je n’ai aucune idée des palais de Perse, je ne puis porter mon jugement sur la comparaison que vous en faites avec le mien, pour vous en dire mon sentiment. Mais quelque sincère que vous puissiez être, j’ai de la peine à me persuader qu’elle soit juste. Vous voudrez bien que je croie que la complaisance y a beaucoup de part. Je ne veux pourtant pas mépriser mon palais devant vous : vous avez de trop bons yeux et vous êtes d’un trop bon goût pour n’en pas juger sainement. Mais je vous assure que je le trouve trèsmédiocre quand je le mets en parallèle avec celui du roi mon père, qui le surpasse infiniment en grandeur, en beauté et en richesses. Vous m’en direz vous-même ce que vous en penserez quand vous l’aurez vu. Puisque le hasard vous a amené jusqu’à la capitale de ce royaume, je ne doute pas que vous ne vouliez bien le voir et y saluer le roi mon père, afin qu’il vous rende les honneurs dus à un prince de votre rang et de votre mérite. »
En faisant naître au prince de Perse la curiosité de voir le palais de Bengale, et d’y saluer le roi son père, la princesse se flattait que si elle pouvait y réussir, son père, en voyant un prince si bien fait, si sage et si accompli en toutes sortes de belles qualités, pourrait peut-être se résoudre à lui proposer une alliance, en offrant de la lui donner pour épouse. Et par là, comme elle était bien persuadée qu’elle n’était pas indifférente au prince, et que le prince ne refuserait pas d’entrer dans cette alliance, elle espérait de parvenir à l’accomplissement de ses souhaits, en gardant la bienséance convenable à une princesse qui voulait paraître être soumise aux volontés du roi son père. Mais le prince de Perse ne lui répondit pas sur cet article conformément à ce qu’elle en avait pensé.
« Princesse, reprit le prince, le rapport que vous venez de me faire de la préférence que vous donnez au palais du roi de Bengale sur le vôtre, me suffit pour ne pas faire difficulté de croire qu’il est sincère. Quant à la proposition que vous me faites de rendre mes respects au roi votre père, je me ferais nonseulement un plaisir, mais même un grand honneur de m’en acquitter. Mais, princesse, ajouta-t-il, je vous en fais juge vousmême : me conseilleriez-vous de me présenter devant la majesté d’un si grand monarque comme un aventurier, sans suite et sans un train convenable à mon rang ?
« – Prince, repartit la princesse, que cela ne vous fasse pas de peine : vous n’avez qu’à vouloir, l’argent ne vous manquera pas pour vous faire un tel train qu’il vous plaira ; je vous en fournirai. Nous avons ici des négociants de votre nation en grand nombre ; vous pouvez en choisir autant que vous le jugerez à propos pour vous faire une maison qui vous fera honneur. »
Le prince Firouz Schah pénétra l’intention de la princesse de Bengale, et la marque sensible qu’elle lui donnait de son amour par cet endroit augmenta la passion qu’il avait conçue pour elle ; mais, quelque forte qu’elle fût, elle ne lui fit pas oublier son devoir. Il lui répliqua sans hésiter : « Princesse, dit-il, j’accepterais de bon cœur l’offre obligeante que vous me faites, dont je ne puis assez vous marquer ma reconnaissance, si l’inquiétude où le roi mon père doit être de mon éloignement ne m’en empêchait absolument. Je serais indigne des bontés et de la tendresse qu’il a toujours eues pour moi si je ne retournais au plus tôt, et ne me rendais auprès de lui pour les faire cesser. Je le connais, et pendant que j’ai eu le bonheur de jouir de l’entretien d’une princesse si aimable, je suis persuadé qu’il est plongé dans des douleurs mortelles, et qu’il a perdu l’espérance de me revoir. J’espère que vous me ferez la justice de comprendre que je ne puis pas sans ingratitude, et même sans crime, me dispenser d’aller lui rendre la vie, dont un retour différé trop longtemps pourrait lui causer la perte.
« Après cela, princesse, continua le prince de Perse, si vous me le permettez, et que vous me jugiez digne d’aspirer au bonheur de devenir votre époux, comme le roi mon père m’a toujours témoigné qu’il ne voulait pas me contraindre dans le choix d’une épouse, je n’aurais pas de peine à obtenir de lui de revenir, non pas en inconnu, mais en prince, demander de sa part au roi de Bengale de contracter alliance avec lui par notre mariage. Je suis persuadé qu’il s’y portera de lui-même dès que je l’aurai informé de la générosité avec laquelle vous m’avez accueilli dans ma disgrâce. »
De la manière que le prince venait de s’expliquer, la princesse de Bengale était trop raisonnable pour insister à lui persuader de se faire voir au roi de Bengale, et d’exiger de lui de rien faire contre son devoir et contre son honneur. Mais elle fut alarmée du prompt départ qu’il méditait, à ce qu’il lui parut, et elle craignit, s’il prenait congé d’elle si tôt, que, bien loin de tenir la promesse qu’il lui faisait, il ne l’oubliât dès qu’il aurait cessé de la voir. Pour l’en détourner, elle lui dit : « Prince, en vous faisant la proposition de contribuer à vous mettre en état de voir le roi mon père, mon intention n’a pas été de m’opposer à une excuse aussi légitime que celle que vous m’apportez, et que je n’avais pas prévue. Je me rendrais complice moi-même de la faute que vous commettriez, si j’en avais la pensée. Mais je ne puis approuver que vous songiez à partir aussi promptement que vous semblez vous le proposer. Accordez au moins à mes prières la grâce que je vous demande, de vous donner le temps de vous reconnaître, et puisque mon bonheur a voulu que vous soyez arrivé dans le royaume de Bengale plutôt qu’au milieu d’un désert, (ou que sur le sommet d’une montagne si escarpée qu’il vous eût été impossible d’en descendre), d’y faire un séjour suffisant pour en porter des nouvelles un peu détaillées à la cour de Perse. »
Ce discours de la princesse de Bengale avait pour but que le prince Firouz Schah, en faisant avec elle un séjour de quelque durée, devînt insensiblement plus passionné pour ses charmes, dans l’espérance que, par ce moyen, l’ardent désir qu’elle apercevait en lui de retourner en Perse se ralentirait, et qu’alors il pourrait se déterminer à paraître en public, et à se faire voir au roi de Bengale. Le prince de Perse ne put honnêtement lui refuser la grâce qu’elle lui demandait, après la réception et l’accueil favorable qu’il en avait reçu. Il eut la complaisance d’y condescendre, et la princesse ne songea plus qu’à lui rendre son séjour agréable par tous les divertissements qu’elle put imaginer.
Pendant plusieurs jours, ce ne furent que fêtes, que bals, que concerts, que festins ou collations magnifiques, que promenades dans le jardin et que chasses dans le parc du palais, où il y avait toute sorte de bêtes fauves, de cerfs, de biches, daims, chevreuils, et d’autres semblables particulières au royaume de Bengale, dont la chasse non dangereuse pouvait convenir à la princesse.
À la fin de ces chasses, le prince et la princesse se rejoignaient dans quelque bel endroit du parc, où on leur étendait un grand tapis avec des coussins, afin qu’ils fussent assis plus commodément. Là, en reprenant leurs esprits et en se remettant de l’exercice violent qu’ils venaient de se donner, ils s’entretenaient sur divers sujets. Sur toute chose, la princesse de Bengale prenait un grand soin de faire tomber la conversation sur la grandeur, la puissance, les richesses et le gouvernement de la Perse, afin que du discours du prince Firouz Schah elle pût à son tour prendre occasion de lui parler du royaume de Bengale et de ses avantages, et par-là gagner sur son esprit de le faire résoudre à s’y arrêter. Mais il arriva le contraire de ce qu’elle s’était proposé.
En effet, le prince de Perse, sans rien exagérer, lui fit un détail si avantageux de la grandeur du royaume de Perse, de la magnificence et de l’opulence qui y régnaient, de ses forces militaires, de son commerce par terre et par mer jusqu’aux pays les plus éloignés, dont quelques-uns lui étaient inconnus, et de la multitude de ses grandes villes, presque toutes aussi peuplées que celle qu’il avait choisie pour sa résidence, où il y avait même des palais tout meublés, prêts à le recevoir selon les différentes saisons, de manière qu’il était à son choix de jouir d’un printemps perpétuel, que, avant qu’il eût achevé, la princesse regarda le royaume de Bengale comme de beaucoup inférieur à celui de Perse par plusieurs endroits. Il arriva même que, quand il eut fini son discours, et qu’il l’eut priée de l’entretenir à son tour des avantages du royaume de Bengale, elle ne put s’y résoudre qu’après plusieurs instances de la part du prince.
La princesse de Bengale donna donc cette satisfaction au prince Firouz Schah, mais en diminuant plusieurs avantages par où il était constant que le royaume de Bengale surpassait le royaume de Perse. Elle lui fit si bien connaître la disposition où elle était de l’y accompagner, qu’il jugea qu’elle pourrait y consentir à la première proposition qu’il lui en ferait. Mais il crut qu’il ne serait à propos de la lui faire que quand il aurait eu la complaisance de demeurer avec elle assez de temps pour la mettre dans son tort au cas qu’elle voulût le retenir un peu plus longtemps, et l’empêcher de satisfaire au devoir indispensable de se rendre auprès du roi son père.
Pendant deux mois entiers, le prince Firouz Schah s’abandonna entièrement aux volontés de la princesse de Bengale, en se prêtant à tous les divertissements qu’elle put imaginer, et qu’elle voulut bien lui donner, comme si jamais il n’eût dû faire autre chose que de passer la vie avec elle de la sorte. Mais dès que ce terme fut écoulé, il lui déclara sérieusement qu’il n’y avait que trop longtemps qu’il manquait à son devoir, et il la pria de lui accorder enfin la liberté de s’en acquitter, en lui répétant la promesse qu’il lui avait déjà faite de revenir incessamment, et dans un équipage digne d’elle et digne de lui, la demander en mariage, dans les formes, au roi de Bengale.
« Princesse, ajouta le prince, mes paroles peut-être vous seront suspectes, et sur la permission que je vous demande, vous m’avez déjà mis au rang de ces faux amants qui mènent l’objet de leur amour en oubli dès qu’ils s’en sont éloignés. Mais pour marque de la passion non feinte et non dissimulée avec laquelle je suis persuadé que la vie ne me peut être agréable qu’avec une princesse aussi aimable que vous l’êtes, et qui m’aime, comme je ne veux pas en douter, j’oserais vous demander la grâce de vous emmener avec moi si je ne craignais que vous ne prissiez ma demande pour une offense. »
Comme le prince Firouz Schah se fut aperçu que la princesse avait rougi à ces dernières paroles, et que, sans aucune marque de colère, elle hésitait sur le parti qu’elle devait prendre : « Princesse, continua-t-il, pour ce qui est du consentement du roi mon père et de l’accueil avec lequel il vous recevra dans son alliance, je puis vous en assurer. Quant à ce qui regarde le roi de Bengale, après les marques de tendresse, d’amitié et de considération qu’il a toujours eues et qu’il conserve encore pour vous, il faudrait qu’il fût tout autre que vous me l’avez dépeint, c’est-à-dire ennemi de votre repos et de votre bonheur, s’il ne recevait avec bienveillance l’ambassade que le roi mon père lui enverrait pour obtenir l’approbation de notre mariage. »
La princesse de Bengale ne répondit rien à ce discours du prince de Perse ; mais son silence et ses yeux baissés lui firent connaître mieux qu’aucune autre déclaration qu’elle n’avait pas de répugnance à l’accompagner en Perse et qu’elle y consentait. La seule difficulté qu’elle parut y trouver fut que le prince de Perse ne fût pas assez expérimenté pour gouverner le cheval, et qu’elle craignait de se trouver avec lui dans le même embarras que quand il en avait fait l’essai. Mais le prince Firouz Schah la délivra si bien de cette crainte, en lui persuadant qu’elle pouvait s’en fier à lui, et qu’après ce qui lui était arrivé, il pouvait défier l’Indien même de le gouverner avec plus d’adresse que lui, qu’elle ne songea plus qu’à prendre avec lui les mesures pour partir si secrètement que personne de son palais ne pût avoir le moindre soupçon de leur dessein.
Elle réussit, et dès le lendemain matin, un peu avant la pointe du jour, que tout son palais était encore enseveli dans un profond sommeil, comme elle se fut rendue sur la terrasse avec le prince, le prince tourna le cheval du côté de la Perse, dans un endroit où la princesse pouvait elle-même s’asseoir en croupe aisément. Il monta le premier, et quand la princesse se fut assise derrière lui à sa commodité, qu’elle l’eut embrassé de la main pour plus grande sûreté, et qu’elle lui eut marqué qu’il pouvait partir, il tourna la même cheville qu’il avait tournée dans la capitale de la Perse, et le cheval les enleva en l’air.
Le cheval fit sa diligence ordinaire, et le prince Firouz Schah le gouverna de manière que, environ en deux heures et demie, il découvrit la capitale de la Perse. Il n’alla pas descendre dans la grande place d’où il était parti, ni dans le palais du sultan, mais dans un palais de plaisance peu éloigne de la ville. Il mena la princesse dans le plus bel appartement, où il lui dit que, pour lui faire rendre les honneurs qui lui étaient dus, il allait avertir le sultan son père de leur arrivée, et qu’elle le reverrait incessamment ; que cependant il donnait ordre au concierge du palais, qui était présent, de ne lui laisser manquer de rien de toutes les choses dont elle pouvait avoir besoin.
Après avoir laissé la princesse dans l’appartement, le prince Firouz Schah commanda au concierge de lui faire seller un cheval. Le cheval lui fut amené, il le monta, et après avoir renvoyé le concierge auprès de la princesse, avec ordre, sur toute chose, de la faire déjeuner de ce qui pouvait lui être servi le plus promptement, il partit, et dans le chemin et dans les rues de la ville par où il passa pour se rendre au palais, il fut reçu aux acclamations du peuple, qui changea sa tristesse en joie après avoir désespéré de le revoir jamais depuis qu’il avait disparu. Le sultan son père donnait audience quand il se présenta devant lui au milieu de son conseil, qui était tout en habit de deuil, comme le sultan, depuis le jour que le cheval l’avait emporté. Il le reçut en l’embrassant avec des larmes de joie et de tendresse ; il lui demanda avec empressement ce que le cheval de l’Indien était devenu.
Cette demande donna lieu au prince de prendre l’occasion de raconter au sultan son père l’embarras et le danger où il s’était trouvé après que le cheval l’eut enlevé dans l’air, de quelle manière il s’en était tiré, et comment il était arrivé ensuite au palais de la princesse de Bengale, la bonne réception qu’elle lui avait faite, le motif qui l’avait obligé de faire avec elle un plus long séjour qu’il ne devait, et la complaisance qu’il avait eue de ne la pas désobliger, jusqu’à obtenir d’elle enfin de venir en Perse avec lui, après lui avoir promis de l’épouser.
« Et, Sire, ajouta le prince en achevant, après lui avoir promis en même temps que vous ne me refuseriez pas votre consentement, je viens de l’amener avec moi sur le cheval de l’Indien ; elle attend dans un des palais de plaisance de Votre Majesté, où je l’ai laissée, que j’aille lui annoncer que je ne lui ai pas fait la promesse en vain. »
À ces paroles, le prince se prosterna devant le sultan son père pour le fléchir ; mais le sultan l’en empêcha, il le retint, et en l’embrassant une seconde fois : « Mon fils, dit-il, nonseulement je consens à votre mariage avec la princesse de Bengale, je veux même aller au devant d’elle en personne, la remercier de l’obligation que je lui ai en mon particulier, l’amener dans mon palais, et célébrer ses noces dès aujourd’hui. »
Ainsi le sultan, après avoir donné les ordres pour l’entrée qu’il voulait faire à la princesse de Bengale, ordonné que l’on quittât l’habit de deuil et que les réjouissances commençassent par le concert des timbales, des trompettes et des tambours, avec les autres instruments guerriers, commanda qu’on allât faire sortir l’Indien de prison et qu’on le lui amenât.
L’Indien lui fut amené, et quand on le lui eut présenté : « Je m’étais assuré de ta personne, lui dit le sultan, afin que ta vie, qui cependant n’eût pas été une victime suffisante ni à ma colère ni à ma douleur, me répondît de celle du prince mon fils. Rends grâce à Dieu de ce que je l’ai retrouvé. Va, reprends ton cheval et ne parais plus devant moi. »
Quand l’Indien fut hors de la présence du sultan de Perse, comme il avait appris de ceux qui étaient venus le délivrer de prison que le prince Firouz Schah était de retour avec la princesse qu’il avait amenée avec lui sur le cheval enchanté, le lieu où il avait mis pied à terre et où il l’avait laissée, et que le sultan se disposait à aller la prendre et l’amener à son palais, il n’hésita pas à le devancer lui et le prince de Perse, et, sans perdre de temps, il se rendit en diligence au palais de plaisance, et en s’adressant au concierge, il dit qu’il venait de la part du sultan de Perse pour prendre la princesse de Bengale en croupe sur le cheval, et la mener en l’air au sultan, qui l’attendait, disait-il, dans la place de son palais pour la recevoir et donner ce spectacle à sa cour et à la ville de Schiraz.
L’Indien était connu du concierge, qui savait que le sultan l’avait fait arrêter, et le concierge fit d’autant moins de difficulté à ajouter foi à sa parole, qu’il le voyait en liberté. Il se présenta à la princesse de Bengale, et la princesse n’eut pas plutôt appris qu’il venait particulièrement de la part du prince de Perse, qu’elle consentit à ce que le prince souhaitait, comme elle se le persuadait.
L’Indien, ravi en lui-même de la facilité qu’il trouvait à faire réussir sa méchanceté, monta le cheval, prit la princesse en croupe, avec l’aide du concierge, il tourna la cheville, et aussitôt le cheval les enleva, lui et la princesse, au plus haut de l’air.
Dans le même moment, le sultan de Perse, suivi de sa cour, sortait de son palais pour se rendre au palais de plaisance, et le prince de Perse venait de prendre le devant pour préparer la princesse de Bengale à le recevoir, comme l’Indien affectait de passer au-dessus de la ville avec sa proie, pour braver le sultan et le prince, et pour se venger du traitement injuste qui lui avait été fait, comme il le prétendait.
Quand le sultan de Perse eut aperçu le ravisseur, qu’il ne méconnut pas, il s’arrêta avec un étonnement d’autant plus sensible et plus affligeant qu’il n’était pas possible de le faire repentir de l’affront insigne qu’il lui faisait avec un si grand éclat. Il le chargea de mille imprécations avec ses courtisans et avec tous ceux qui furent témoins d’une insolence si signalée et de cette méchanceté sans égale.
L’Indien, peu touché de ces malédictions, dont le bruit arriva jusqu’à lui, continua sa route pendant que le sultan de Perse rentra dans son palais, extrêmement mortifié de recevoir une injure aussi atroce et de se voir dans l’impuissance d’en punir l’auteur.
Mais quelle fut la douleur du prince Firouz Schah quand il vit qu’à ses propres yeux, sans pouvoir y apporter empêchement, l’Indien lui enlevait la princesse de Bengale, qu’il aimait si passionnément qu’il ne pouvait plus vivre sans elle ! À cet objet, auquel il ne s’était pas attendu, il demeura comme immobile, et avant qu’il eût délibéré s’il se déchaînerait en injures contre l’Indien, ou s’il plaindrait le sort déplorable de la princesse, et s’il lui demanderait pardon du peu de précaution qu’il avait pris pour se la conserver, elle qui s’était livrée à lui d’une manière qui marquait si bien combien il en était aimé, le cheval, qui emportait l’un et l’autre avec une rapidité incroyable, les avait dérobés à sa vue. Quel parti prendre ? Retournera-t-il au palais du sultan son père se renfermer dans son appartement pour se plonger dans l’affliction, sans se donner aucun mouvement à la poursuite du ravisseur, pour délivrer sa princesse de ses mains et le punir comme il le méritait ? Sa générosité, son amour, son courage, ne le permettent pas. Il continue son chemin jusqu’au palais de plaisance.
À l’arrivée du prince, le concierge, qui s’était aperçu de sa crédulité et qu’il s’était laissé tromper par l’Indien, se présente devant lui les larmes aux yeux, se jette à ses pieds, s’accuse luimême du crime qu’il croit avoir commis, et se condamne à la mort, qu’il attend de sa main.
« Lève-toi, lui dit le prince ; ce n’est pas à toi que j’impute l’enlèvement de ma princesse, je ne l’impute qu’à moi-même et qu’à ma simplicité. Sans perdre de temps, va-moi chercher un habillement de derviche et prends garde de dire que c’est pour moi. »
Peu loin du palais de plaisance, il y avait un couvent de derviches, dont le scheikh, ou supérieur, était ami du concierge. Le concierge alla le trouver, et en lui faisant une fausse confidence de la disgrâce d’un officier de considération de la cour, auquel il avait de grandes obligations, et qu’il était bien aise de favoriser pour lui donner lieu de se soustraire à la colère du sultan, il n’eut pas de peine à obtenir ce qu’il demandait. Il apporta l’habillement complet de derviche au prince Firouz Schah. Le prince s’en revêtit après s’être dépouillé du sien. Déguisé de la sorte, et, pour la dépense et pour le besoin du voyage qu’il allait entreprendre, muni d’une boîte de perles et de diamants qu’il avait apportée pour en faire présent à la princesse de Bengale, il sortit du palais de plaisance à l’entrée de la nuit ; et, incertain de la route qu’il devait prendre, mais résolu de ne pas revenir qu’il n’eût retrouvé sa princesse et qu’il ne la ramenât, il se mit en chemin.
Revenons à l’Indien. Il gouverna le cheval enchanté de manière que le même jour il arriva de bonne heure dans un bois, près de la capitale du royaume de Cachemire. Comme il avait besoin de manger, et qu’il jugea que la princesse de Bengale pouvait être dans le même besoin, il mit pied à terre dans ce bois, en un endroit où il laissa la princesse sur un gazon, près d’un ruisseau d’une eau très-fraîche et très-claire.
Pendant l’absence de l’Indien, la princesse de Bengale, qui se voyait sous la puissance d’un indigne ravisseur, dont elle redoutait la violence, avait songé à se dérober et à chercher un lieu d’asile ; mais comme elle avait mangé fort légèrement le matin, à son arrivée au palais de plaisance, elle se trouva dans une faiblesse si grande quand elle voulut exécuter son dessein, qu’elle fut contrainte de l’abandonner et de demeurer sans autre ressource que dans son courage, avec une ferme résolution de souffrir plutôt la mort que de manquer de fidélité au prince de Perse. Ainsi elle n’attendit pas que l’Indien l’invitât une seconde fois à manger. Elle mangea, et elle reprit assez de force pour répondre courageusement aux discours insolents qu’il commença de lui tenir à la fin du repas. Après plusieurs menaces, comme elle vit que l’Indien se préparait à lui faire violence, elle se leva pour lui résister, en poussant de grands cris. Ces cris attirèrent en un moment une troupe de cavaliers qui les environnèrent, elle et l’Indien.
C’était le sultan du royaume de Cachemire, lequel, en revenant de la chasse avec sa suite, passait par cet endroit-là, heureusement pour la princesse de Bengale, et qui était accouru au bruit qu’il avait entendu. Il s’adressa à l’Indien, et lui demanda qui il était et ce qu’il prétendait de la dame qu’il voyait. L’Indien répondit avec impudence que c’était sa femme, et qu’il n’appartenait à personne d’entrer en connaissance du démêlé qu’il avait avec elle.
La princesse, qui ne connaissait ni la qualité ni la dignité de celui qui se présentait si à propos pour la délivrer, démentit l’Indien. « Seigneur, qui que vous soyez, reprit-elle, que le ciel envoie à mon secours, ayez compassion d’une princesse, et n’ajoutez pas foi à un imposteur. Dieu me garde d’être femme d’un Indien aussi vil et aussi méprisable ! C’est un magicien abominable qui m’a enlevée aujourd’hui au prince de Perse, auquel j’étais destinée pour épouse, et qui m’a amenée ici sur le cheval enchanté que vous voyez. »
La princesse de Bengale n’eut pas besoin d’un plus long discours pour persuader au sultan de Cachemire qu’elle disait la vérité. Sa beauté, son air de princesse et ses larmes parlaient pour elle. Elle voulut poursuivre ; mais, au lieu de l’écouter, le sultan de Cachemire, justement indigné de l’insolence de l’Indien, le fit environner sur-le-champ, et commanda qu’on lui coupât la tête. Cet ordre fut exécuté avec d’autant plus de facilité que l’Indien, qui avait commis ce rapt à la sortie de sa prison, n’avait aucune arme pour se défendre.
La princesse de Bengale, délivrée de la persécution de l’Indien, tomba dans une autre qui ne lui fut pas moins douloureuse. Le sultan, après lui avoir fait donner un cheval, l’emmena à son palais, où il la logea dans l’appartement le plus magnifique après le sien, et il lui donna un grand nombre de femmes esclaves pour être auprès d’elle et pour la servir, avec des eunuques pour sa garde. Il la mena lui-même jusque dans cet appartement, où, sans lui donner le temps de le remercier de la grande obligation qu’elle lui avait, de la manière qu’elle l’avait médité : « Princesse, dit-il, je ne doute pas que vous n’ayez besoin de repos : je vous laisse en liberté de le prendre. Demain, vous serez plus en état de m’entretenir des circonstances de l’étrange aventure qui vous est arrivée. » Et en achevant ces paroles, il se retira.
La princesse de Bengale était dans une joie inexprimable de se voir en si peu de temps délivrée de la persécution d’un homme qu’elle ne pouvait regarder qu’avec horreur, et elle se flatta que le sultan de Cachemire voudrait bien mettre le comble à sa générosité en la renvoyant au prince de Perse, quand elle lui aurait appris de quelle manière elle était à lui et qu’elle l’aurait supplié de lui faire cette grâce. Mais elle était bien éloignée de voir l’accomplissement de l’espérance qu’elle avait conçue.
En effet, le roi de Cachemire avait résolu de l’épouser le lendemain, et il en avait fait annoncer les réjouissances dès la pointe du jour, par le son des timbales, des tambours, des trompettes et d’autres instruments propres à inspirer la joie, qui retentissaient non-seulement dans le palais, mais même par toute la ville. La princesse de Bengale fut éveillée par le bruit de ces concerts tumultueux, et elle en attribua la cause à tout autre motif que celui pour lequel il se faisait entendre. Mais quand le sultan de Cachemire, qui avait donné ordre qu’on l’avertît lorsqu’elle serait en état de recevoir visite, fut venu la lui rendre, et qu’après s’être informé de sa santé, il lui eut fait connaître que les fanfares qu’elle entendait étaient pour rendre leurs noces plus solennelles, et l’eut priée en même temps d’y prendre part, elle en fut dans une consternation si grande qu’elle tomba évanouie.
Les femmes de la princesse, qui étaient présentes, accoururent à son secours, et le sultan lui-même s’employa pour la faire revenir ; mais elle demeura longtemps dans cet état avant qu’elle reprît ses esprits. Elle les reprit enfin, et alors, plutôt que de manquer à la foi qu’elle avait promise au prince Firouz Schah, en consentant aux noces que le sultan de Cachemire avait résolues sans la consulter, elle prit le parti de feindre que l’esprit venait de lui tourner dans l’évanouissement. Dès lors elle commença à dire des extravagances en présence du sultan, elle se leva même comme pour se jeter sur lui, de manière que le sultan fut fort surpris et fort affligé de ce contre-temps fâcheux. Comme il vit qu’elle ne revenait pas en son bon sens, il la laissa avec ses femmes, auxquelles il recommanda de ne la pas abandonner et de prendre un grand soin de sa personne. Pendant la journée, il prit celui d’envoyer souvent s’informer de l’état où elle se trouvait, et chaque fois on lui rapporta ou qu’elle était au même état, ou que le mal augmentait plutôt que de diminuer. Le mal parut même plus violent sur le soir que pendant le jour, et de la sorte, le sultan de Cachemire ne fut pas cette nuit-là aussi heureux qu’il se l’était promis.
La princesse de Bengale ne continua pas seulement le lendemain ses discours extravagants et d’autres marques d’une grande aliénation d’esprit ; ce fut la même chose les jours suivants, jusqu’à ce que le sultan de Cachemire fut contraint d’assembler les médecins de sa cour, de leur parler de cette maladie et de leur demander s’ils ne savaient pas de remèdes pour la guérir.
Les médecins, après une consultation entre eux, répondirent d’un commun accord qu’il y avait plusieurs sortes et plusieurs degrés de cette maladie, dont les unes, selon leur nature, pouvaient se guérir, et les autres étaient incurables, et qu’ils ne pouvaient juger de quelle nature était celle de la princesse de Bengale qu’ils ne la vissent. Le sultan ordonna eux eunuques de les introduire dans la chambre de la princesse l’un après l’autre, chacun selon son rang.
La princesse, qui avait prévu ce qui arrivait et qui craignit que si elle laissait approcher les médecins de sa personne et qu’ils vinssent à lui tâter le pouls, le moins expérimenté ne vînt à connaître qu’elle était en bonne santé et que sa maladie n’était qu’une feinte, à mesure qu’il en paraissait elle entrait dans des transports d’aversion si grands, prête à les dévisager s’ils approchaient, que pas un n’eut la hardiesse de s’y exposer.
Quelques-uns de ceux qui se prétendaient plus habiles que les autres, et qui se vantaient de juger les maladies à la seule vue des malades, lui ordonnèrent de certaines potions, qu’elle faisait d’autant moins de difficulté de prendre, qu’elle était sûre qu’il était en son pouvoir d’être malade autant qu’il lui plairait et qu’elle le jugerait à propos, et que ces potions ne pouvaient pas lui faire de mal.
Quand le sultan de Cachemire vit que les médecins de sa cour n’avaient rien opéré pour la guérison de la princesse, il appela ceux de sa capitale, dont la science, l’habileté et l’expérience n’eurent pas un meilleur succès. Ensuite il fit appeler les médecins des autres villes de son royaume, ceux particulièrement les plus renommés dans la pratique de leur profession. La princesse ne leur fit pas un meilleur accueil qu’aux premiers, et tout ce qu’ils ordonnèrent ne fit aucun effet. Il dépêcha enfin dans ses états, dans les royaumes et dans les cours des princes ses voisins, des exprès avec des consultations en forme pour être distribuées aux médecins les plus fameux, avec promesse de bien payer le voyage de ceux qui viendraient se rendre à la capitale de Cachemire, et d’une récompense magnifique à celui qui guérirait la malade.
Plusieurs de ces médecins entreprirent le voyage, mais pas un ne put se vanter d’avoir été plus heureux que ceux de sa cour et de son royaume, et de lui remettre l’esprit dans son assiette, chose qui ne dépendait ni d’eux ni de leur art, mais de la volonté de la princesse elle-même.
Dans cet intervalle, le prince Firouz Schah, déguisé sous l’habit de derviche, avait parcouru plusieurs provinces et les principales villes de ces provinces, avec d’autant plus de peine d’esprit, sans mettre les fatigues du chemin en compte, qu’il ignorait s’il ne tenait pas un chemin opposé à celui qu’il eût dû prendre pour avoir des nouvelles de ce qu’il cherchait.
Attentif aux nouvelles que l’on débitait dans chaque lieu par où il passait, il arriva enfin dans une grande ville des Indes, où l’on s’entretenait fort d’une princesse de Bengale à qui l’esprit avait tourné le même jour que le sultan de Cachemire avait destiné pour la célébration de ses noces avec elle. Au nom de princesse de Bengale, en supposant que c’était celle qui faisait le sujet de son voyage, avec d’autant plus de vraisemblance qu’il n’avait pas appris qu’il y eût à la cour de Bengale une autre princesse que la sienne, sur la foi du bruit commun qui s’en était répandu, il prit la route du royaume et de la capitale de Cachemire. À son arrivée dans cette capitale, il se logea dans un khan, où il apprit dès le même jour l’histoire de la princesse de Bengale et la malheureuse fin de l’Indien, telle qu’il la méritait, qui l’avait amenée sur le cheval enchanté, circonstance qui lui fit connaître, à ne pouvoir pas s’y tromper, que la princesse était celle qu’il venait chercher, et enfin la dépense inutile que le sultan avait faite en médecins qui n’avaient pu la guérir.
Le prince de Perse, bien informé de toutes ces particularités, se fit faire un habit de médecin dès le lendemain, et avec cet habit et la longue barbe qu’il s’était laissé croître dans le voyage, il se fit connaître pour médecin en marchant par les rues. Dans l’impatience où il était de voir sa princesse, il ne différa pas d’aller au palais du sultan, où il demanda à parler à un officier. On l’adressa au chef des huissiers, auquel il marqua qu’on pourrait peut-être regarder en lui comme une témérité qu’en qualité de médecin il vînt se présenter pour tenter la guérison de la princesse, après que tant d’autres avant lui n’avaient pu y réussir ; mais qu’il espérait, par la vertu de quelques remèdes spécifiques qui lui étaient connus, et dont il avait l’expérience, lui procurer la guérison qu’ils n’avaient pu lui donner. Le chef des huissiers lui dit qu’il était le bienvenu, que le sultan le verrait avec plaisir, et, s’il réussissait à lui donner la satisfaction de voir la princesse dans sa première santé, qu’il pouvait s’attendre à une récompense convenable à la libéralité du sultan son seigneur et maître. « Attendez-moi, ajouta-t-il, je serai à vous dans un moment. »
Il y avait du temps qu’aucun médecin ne s’était présenté, et le sultan de Cachemire, avec grande douleur, avait comme perdu l’espérance de revoir la princesse de Bengale dans l’état de santé où il l’avait vue, et en même temps dans celui de lui témoigner, en l’épousant, jusqu’à quel point il l’aimait. Cela fit qu’il commanda au chef des huissiers de lui amener promptement le médecin qu’il venait de lui annoncer.
Le prince de Perse fut présenté au sultan de Cachemire sous l’habit et le déguisement de médecin, et le sultan, sans perdre le temps en des discours superflus, après lui avoir marqué que la princesse de Bengale ne pouvait supporter la vue d’un médecin sans entrer dans des transports qui ne faisaient qu’augmenter son mal, le fit monter dans un cabinet en soupente, d’où il pouvait la voir par une jalousie sans être vu.
Le prince Firouz Schah monta, et il aperçut son aimable princesse, assise négligemment, qui chantait, les larmes aux yeux, une chanson par laquelle elle déplorait sa malheureuse destinée, qui la privait peut-être pour toujours de l’objet qu’elle aimait si tendrement.
Le prince, attendri de la triste situation où il vit sa chère princesse, n’eut pas besoin d’autres marques pour comprendre que sa maladie était feinte et que c’était pour l’amour de lui qu’elle se trouvait dans une contrainte si affligeante. Il descendit du cabinet, et après avoir rapporté au sultan qu’il venait de découvrir de quelle nature était la maladie de la princesse et qu’elle n’était pas incurable, il lui dit que, pour parvenir à sa guérison, il était nécessaire qu’il lui parlât en particulier, et seul à seul ; et quant aux emportements où elle entrait à la vue des médecins, il espérait qu’elle le recevrait et l’écouterait favorablement.
Le sultan fit ouvrir la porte de la chambre de la princesse, et le prince Firouz Schah entra. Dès que la princesse le vit paraître, comme elle le prenait pour un médecin, dont il avait l’habit, elle se leva comme en furie en le menaçant et en le chargeant d’injures. Cela ne l’empêcha pas d’approcher, et quand il fut assez près pour se faire entendre, comme il ne voulait être entendu que d’elle seule, il lui dit d’un ton bas et d’un air respectueux à se rendre croyable : « Princesse, je ne suis pas médecin ; reconnaissez, je vous en supplie, le prince de Perse, qui vient vous mettre en liberté. »
Au ton de voix et aux traits du haut du visage, qu’elle reconnut en même temps, nonobstant la longue barbe que le prince s’était laissé croître, la princesse de Bengale se calma, et en un instant elle fit paraître sur son visage la joie que ce que l’on désire le plus, et à quoi l’on s’attend le moins, est capable de causer quand il arrive. La surprise agréable où elle se trouva lui ôta la parole pour un temps, et donna lieu au prince Firouz Schah de lui raconter le désespoir dans lequel il s’était trouvé plongé dans le moment qu’il avait vu l’Indien la ravir et l’enlever à ses yeux ; la résolution qu’il avait prise dès lors d’abandonner toute chose pour la chercher en quelque endroit de la terre qu’elle pût être, et de ne pas cesser qu’il ne l’eût trouvée et arra- chée des mains du perfide ; et par quel bonheur enfin, après un voyage ennuyeux et fatigant, il avait la satisfaction de la trouver dans le palais du sultan de Cachemire. Quand il eut achevé, en moins de paroles qu’il lui fut possible, il pria la princesse de l’informer de ce qui lui était arrivé depuis son enlèvement jusqu’au moment où il avait le bonheur de lui parler, en lui marquant qu’il était important qu’il eût cette connaissance afin de prendre des mesures justes pour ne la pas laisser plus longtemps sous la tyrannie du sultan de Cachemire.
La princesse de Bengale n’avait pas un long discours à tenir au prince de Perse, puisqu’elle n’avait qu’à lui raconter de quelle manière elle avait été délivrée de la violence de l’Indien par le sultan de Cachemire, en revenant de la chasse, mais traitée cruellement le lendemain par la déclaration qu’il était venu lui faire du dessein précipité qu’il avait pris de l’épouser le jour même, sans lui avoir fait la moindre honnêteté pour prendre son consentement, conduite violente et tyrannique qui lui avait causé un évanouissement, après lequel elle n’avait vu de parti à prendre que celui qu’elle avait pris, comme le meilleur pour se conserver un prince auquel elle avait donné son cœur et sa foi, ou mourir plutôt que de se livrer à un sultan qu’elle n’aimait pas, et qu’elle ne pouvait aimer.
Le prince de Perse, à qui la princesse n’avait en effet autre chose à dire, lui demanda si elle savait ce que le cheval enchanté était devenu après la mort de l’Indien. « J’ignore, répondit-elle, quel ordre le sultan peut avoir donné là-dessus, mais, après ce que je lui en ai dit, il est à croire qu’il ne l’a pas négligé. »
Comme le prince Firouz Schah ne douta pas que le sultan de Cachemire n’eût fait garder le cheval soigneusement, il communiqua à la princesse le dessein qu’il avait de s’en servir pour la remener en Perse, et il convint avec elle des moyens qu’ils devaient prendre pour y réussir, afin que rien n’en empêchât l’exécution, et particulièrement qu’au lieu d’être en déshabillé, comme elle l’était alors, elle s’habillerait le lendemain pour recevoir le sultan avec civilité, quand il le lui amènerait, sans l’obliger néanmoins à lui parler.
Le sultan de Cachemire fut dans une grande joie quand le prince de Perse lui eut appris ce qu’il avait opéré, dès la première visite, pour l’avancement de la guérison de la princesse de Bengale. Le lendemain, il le regarda comme le premier médecin du monde, quand la princesse l’eut reçu d’une manière qui lui persuada que véritablement sa guérison était bien avancée, comme il le lui avait fait entendre.
En la voyant en cet état, il se contenta de lui marquer combien il était ravi de la voir en disposition de recouvrer bientôt sa santé parfaite, et, après qu’il l’eut exhortée à concourir avec un médecin si habile, pour achever ce qu’il avait si bien commencé, en lui donnant toute sa confiance, il se retira sans attendre d’elle aucune parole.
Le prince de Perse, qui avait accompagné le sultan de Cachemire, sortit avec lui de la chambre de la princesse, et, en l’accompagnant, il lui demanda si, sans manquer au respect qui lui était dû, il pouvait lui faire cette demande, par quelle aventure une princesse de Bengale se trouvait seule dans le royaume de Cachemire, si fort éloignée de son pays (comme s’il l’eût ignoré, et que la princesse ne lui en eût rien dit) ; mais il le fit pour le faire tomber sur le discours du cheval enchanté, et apprendre de sa bouche ce qu’il en avait fait.
Le sultan de Cachemire, qui ne pouvait pénétrer par quel motif le prince de Perse lui faisait cette demande, ne lui en fit pas un mystère : il lui dit à peu près la même chose que ce qu’il avait appris de la princesse de Bengale, et quant au cheval enchanté, qu’il l’avait fait porter dans son trésor comme une grande rareté, quoiqu’il ignorât comment on pouvait s’en servir. « Sire, reprit le feint médecin, la connaissance que Votre Majesté vient de me donner me fournit le moyen d’achever la guérison de la princesse. Comme elle a été portée sur ce cheval, et que le cheval est enchanté, elle a contracté quelque chose de l’enchantement qui ne peut être dissipé que par de certains parfums qui me sont connus. Si Votre Majesté veut en avoir le plaisir, et donner un spectacle des plus surprenants à sa cour et au peuple de sa capitale, que demain elle fasse apporter le cheval au milieu de la place devant son palais, et qu’elle s’en remette sur moi pour le reste : je promets de faire voir à ses yeux et à toute l’assemblée, en très-peu de moments, la princesse de Bengale aussi saine d’esprit et de corps que jamais de sa vie. Et afin que la chose se fasse avec tout l’éclat qu’elle mérite, il est à propos que la princesse soit habillée le plus magnifiquement qu’il sera possible, avec les joyaux les plus précieux que Votre Majesté peut avoir. »
Le sultan de Cachemire eût fait des choses plus difficiles que celles que le prince de Perse lui proposait pour arriver à la jouissance de ses désirs, qu’il regardait si prochaine.
Le lendemain le cheval enchanté fut tiré du trésor par son ordre et posé de grand matin dans la grande place du palais, et le bruit se répandit bientôt dans toute la ville que c’était un préparatif pour quelque chose d’extraordinaire qui devait s’y passer, et l’on y accourut en foule de tous les quartiers. Les gardes du sultan y furent disposés pour empêcher le désordre et pour laisser un grand espace vide autour du cheval.
Le sultan de Cachemire parut, et quand il eut pris place sur un échafaud, environné des principaux seigneurs et officiers de sa cour, la princesse de Bengale, accompagnée de toute la troupe des femmes que le sultan lui avait assignées, s’approcha du cheval enchanté, et ses femmes l’aidèrent à monter dessus. Quand elle fut sur la selle, les pieds dans l’un et dans l’autre étrier, avec la bride à la main, le feint médecin fit poser autour du cheval plusieurs grandes cassolettes pleines de feu, qu’il avait fait apporter, et en tournant à l’entour, il jeta dans chacune un parfum composé de plusieurs sortes d’odeurs les plus exquises. Ensuite, recueilli en lui-même, les yeux baissés et les mains appliquées sur la poitrine, il tourna trois fois autour du cheval en faisant semblant de prononcer certaines paroles ; et dans le moment que les cassolettes exhalaient à la fois la fumée la plus épaisse et une odeur très-suave, et que la princesse en était environnée de manière qu’on avait de la peine à la voir, ainsi que le cheval, il prit son temps, il se jeta légèrement en croupe derrière la princesse, porta la main à la cheville du départ, qu’il tourna, et dans le moment que le cheval les enlevait en l’air, lui et la princesse, il prononça ces paroles à haute voix, si distinctement que le sultan lui-même les entendit : « Sultan de Cachemire, quand tu voudras épouser des princesses qui imploreront ta protection, apprends auparavant à avoir leur consentement. »
Ce fut de la sorte que le prince de Perse recouvra et délivra la princesse de Bengale, et la ramena le même jour, en peu de temps, à la capitale de Perse, où il n’alla pas mettre pied à terre au palais de plaisance, mais au milieu du palais, devant l’appartement du roi son père ; et le roi de Perse ne différa la solennité de son mariage avec la princesse de Bengale qu’autant de temps qu’il en fallut pour les préparatifs, afin d’en rendre la cérémonie plus pompeuse, et qu’elle marquât davantage la part qu’il y prenait.
Dès que le nombre des jours arrêtés pour les réjouissances fut accompli, le premier soin que le roi de Perse se donna fut de nommer et d’envoyer une ambassade célèbre au roi de Bengale pour lui rendre compte de tout ce qui s’était passé, et pour lui demander l’approbation et la ratification de l’alliance qu’il venait de contracter avec lui par ce mariage, que le roi de Bengale, bien informé de toutes choses, se fit un honneur et un plaisir d’accorder.




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