Tome N°6 - Chapitre 4 : - HISTOIRE DE SIDI NOUMAN - (Mille et une nuits)



HISTOIRE DE SIDI NOUMAN







« Commandeur des croyants, continua Sidi Nouman, je ne parle pas à Votre Majesté de ma naissance, elle n’est pas d’un assez grand éclat pour mériter qu’elle y fasse attention. Pour ce qui est des biens de la fortune, mes ancêtres, par leur bonne économie, m’en ont laissé autant que j’en pouvais souhaiter pour vivre en honnête homme, sans ambition et sans être à charge à personne.
« Avec ces avantages, la seule chose que je pouvais désirer pour rendre mon bonheur accompli était de trouver une femme aimable qui eût toute ma tendresse, et qui, en m’aimant véritablement, voulut bien le partager avec moi. Mais il n’a pas plu à Dieu de me l’accorder : au contraire, il m’en a donné une qui, dès le lendemain de mes noces, a commencé d’exercer ma patience d’une manière qui ne peut être concevable qu’à ceux qui auraient été exposés à une pareille épreuve.
« Comme la coutume veut que nos mariages se fassent sans voir et sans connaître celles que nous devons épouser, Votre Majesté n’ignore pas qu’un mari n’a pas lieu de se plaindre quand il trouve que la femme qui lui est échue n’est pas laide à donner de l’horreur, qu’elle n’est pas contrefaite, et que les bonnes mœurs, le bon esprit et la bonne conduite corrigent quelque légère imperfection du corps qu’elle pourrait avoir.
« La première fois que je vis ma femme le visage découvert, après qu’on l’eut amenée chez moi avec les cérémonies ordinaires, je me réjouis de voir qu’on ne m’avait pas trompé dans le rapport qu’on m’avait fait de sa beauté : je la trouvai à mon gré, et elle me plut.
« Le lendemain de nos noces, on nous servit un dîner de plusieurs mets. Je me rendis où la table était mise, et comme je n’y vis pas ma femme, je la fis appeler. Après m’avoir fait attendre longtemps, elle arriva. Je dissimulai mon impatience et nous nous mîmes à table. Je commençai par le riz, que je pris avec une cuiller comme à l’ordinaire.
« Ma femme, au contraire, au lieu de se servir de cuiller comme tout le monde fait, tira d’un étui qu’elle avait dans sa poche une espèce de cure-oreille avec lequel elle commença de prendre le riz et de le porter à sa bouche grain à grain, car il ne pouvait pas en tenir davantage.
« Surpris de cette manière de manger : « Amine, lui dis-je, car c’était son nom, avez-vous appris dans votre famille à manger le riz de la sorte ? Le faites-vous ainsi parce que vous êtes une petite mangeuse, ou bien voulez-vous en compter les grains afin de n’en pas manger plus une fois que l’autre ? Si vous en usez ainsi par épargne et pour m’apprendre à ne pas être prodigue, vous n’avez rien à craindre de ce côté-là, et je puis vous assurer que nous ne nous ruinerons jamais par cet endroit-là. Nous avons, par la grâce de Dieu, de quoi vivre aisément sans nous priver du nécessaire. Ne vous contraignez pas, ma chère Amine, et mangez comme vous me voyez manger. » L’air affable avec lequel je lui faisais ces remontrances semblait devoir m’attirer quelque réponse obligeante ; mais, sans me dire un seul mot, elle continua toujours à manger de la même manière, et afin de me faire plus de peine, elle ne mangea plus de riz que de loin en loin, et, au lieu de manger des autres mets avec moi, elle se contenta de porter à sa bouche de temps en temps un peu de pain émietté, à peu près autant qu’un moineau en eût pu prendre.
« Son opiniâtreté me scandalisa ; je m’imaginai néanmoins, pour lui faire plaisir et pour l’excuser, qu’elle n’était pas accoutumée à manger avec des hommes, encore moins avec un mari, devant qui on lui avait peut-être enseigné qu’elle devait avoir une retenue qu’elle poussait trop loin par simplicité. Je crus aussi qu’elle pouvait avoir déjeuné, ou, si elle ne l’avait pas fait, qu’elle se réservait à manger seule et en liberté. Ces considérations m’empêchèrent de lui rien dire davantage qui pût l’effaroucher, ou de lui donner aucune marque de mécontentement. Après le dîner, je la quittai avec le même air que si elle ne m’eût pas donné sujet d’être mal satisfait de ses manières extraordinaires, et je la laissai seule.
« Le soir au souper ce fut la même chose. Le lendemain et toutes les fois que nous mangions ensemble, elle se comportait de la même manière. Je voyais bien qu’il n’était pas possible qu’une femme pût vivre du peu de nourriture qu’elle prenait, et qu’il y avait là-dessous quelque mystère qui m’était inconnu. Cela me fit prendre le parti de dissimuler. Je fis semblant de ne pas faire attention à ses actions, dans l’espérance qu’avec le temps elle s’accoutumerait à vivre avec moi comme je le souhaitais. Mais mon espérance était vaine, et je ne fus pas longtemps à en être convaincu.
« Une nuit qu’Amine me croyait fort endormi, elle se leva tout doucement, et je remarquai qu’elle s’habillait avec de grandes précautions pour ne pas faire de bruit, de crainte de m’éveiller. Je ne pouvais comprendre à quel dessein elle troublait ainsi son repos, et la curiosité de savoir ce qu’elle voulait devenir me fit feindre un profond sommeil. Elle acheva de s’habiller, et un moment après elle sortit de la chambre sans faire le moindre bruit.
« Dans l’instant qu’elle fut sortie, je me levai en jetant ma robe sur mes épaules ; j’eus le temps d’apercevoir par une fenêtre qui donnait sur la cour, qu’elle ouvrait la porte de la rue et qu’elle sortit.
« Je courus aussitôt à la porte qu’elle avait laissée entr’ouverte, et, à la faveur du clair de la lune, je la suivis jusqu’à ce que je la vis entrer dans un cimetière qui était voisin de notre maison. Alors je gagnai le bout d’un mur qui se terminait au cimetière, et après m’être précautionné pour ne pas être vu, j’aperçus Amine avec une goule.
« Votre Majesté n’ignore pas que les goules de l’un et de l’autre sexe sont des démons errant dans les campagnes. Ils habitent d’ordinaire les bâtiments ruinés, d’où ils se jettent par surprise sur les passants, qu’ils tuent et dont ils mangent la chair. Au défaut des passants, ils vont la nuit dans les cimetières se repaître de celle des morts qu’ils déterrent.
« Je fus dans une surprise épouvantable lorsque je vis ma femme avec cette goule. Elles déterrèrent un mort qu’on avait enterré le même jour, et la goule en coupa des morceaux de chair à plusieurs reprises, qu’elles mangèrent ensemble, assises sur le bord de la fosse. Elles s’entretenaient fort tranquillement en faisant un repas si cruel et si inhumain ; mais j’étais trop éloigné, et il ne me fut pas possible de rien comprendre de leur entretien, qui devait être aussi étrange que leur repas, dont le souvenir me fait encore frémir.
« Quand elles eurent fini cet horrible repas, elles jetèrent le reste du cadavre dans la fosse, qu’elles remplirent de la terre qu’elles en avaient ôtée. Je les laissai faire, et je regagnai en diligence notre maison. En entrant, je laissai la porte de la rue entr’ouverte comme je l’avais trouvée, et après être rentré dans ma chambre, je me recouchai et je fis semblant de dormir.
« Amine rentra peu de temps après, sans faire de bruit. Elle se déshabilla et elle se recoucha de même, avec la joie, comme je me l’imaginai, d’avoir si bien réussi sans que je m’en fusse aperçu.
« L’esprit rempli de l’idée d’une action aussi barbare et aussi abominable que celle dont je venais d’être témoin, avec la répugnance que j’avais de me voir couché près de celle qui l’avait commise, je fus longtemps à pouvoir me rendormir. Je dormis pourtant, mais d’un sommeil si léger que la première voix qui se fit entendre pour appeler à la prière publique de la pointe du jour me réveilla. Je m’habillai et je me rendis à la mosquée.
« Après la prière, je sortis hors de la ville et je passai la matinée à me promener dans les jardins et à songer au parti que je prendrais pour obliger ma femme à changer de manière de vie. Je rejetai toutes les voies de violence qui se présentèrent à mon esprit, et je résolus de n’employer que celles de la douceur pour la retirer de la malheureuse inclination qu’elle avait. Ces pensées me conduisirent insensiblement jusque chez moi, où je rentrai justement à l’heure du dîner.
« Dès qu’Amine me vit, elle fit servir, et nous nous mîmes à table. Comme je vis qu’elle persistait toujours à ne manger le riz que grain à grain : « Amine, lui dis-je avec toute la modération possible, vous savez combien j’eus lieu d’être surpris, le lendemain de nos noces, quand je vis que vous ne mangiez que du riz en si petite quantité et d’une manière dont tout autre mari que moi eût été offensé. Vous savez aussi que je me contentai de vous faire connaître la peine que cela me faisait, en vous priant de manger aussi des autres viandes qui nous sont servies, et que l’on a soin d’accommoder de différentes manières afin de tâcher de trouver votre goût. Depuis ce temps-là vous avez vu notre table toujours servie de la même manière, en changeant pourtant quelques-uns des mets, afin de ne pas manger toujours des mêmes choses. Mes remontrances néanmoins ont été inutiles, et jusqu’à ce jour vous n’avez cessé d’en user de même et de me faire la même peine. J’ai gardé le silence parce que je n’ai pas voulu vous contraindre, et je serais fâché que ce que je vous en dis présentement vous fît la moindre peine. Mais, Amine, ditesmoi, je vous en conjure, les viandes que l’on nous sert ici ne valent-elles pas mieux que la chair de mort ? »
« Je n’eus pas plutôt prononcé ces dernières paroles qu’Amine, qui comprit fort bien que je l’avais observée la nuit, entra dans une fureur qui surpasse l’imagination. Son visage s’enflamma, les yeux lui sortirent presque hors de la tête, et elle écuma de rage.
« Cet état affreux où je la voyais me remplit d’épouvante ; je devins comme immobile et hors d’état de me défendre de l’horrible méchanceté qu’elle méditait contre moi, et dont Votre Majesté va être surprise. Dans le fort de son emportement, elle prit un vase d’eau qu’elle trouva sous sa main, elle y plongea ses doigts en marmottant entre ses dents quelques paroles que je n’entendis pas, et, en me jetant de cette eau au visage, elle me dit d’un ton furieux : « Malheureux, reçois la punition de ta curiosité et deviens chien ! »
« À peine Amine, que je n’avais pas encore connue pour magicienne, eut-elle vomi ces paroles diaboliques, que tout à coup je me vis changé en chien. L’étonnement et la surprise où j’étais d’un changement si subit et si peu attendu m’empêchèrent de songer d’abord à me sauver, ce qui lui donna le temps de prendre un bâton pour me maltraiter. En effet, elle m’en appliqua de si grands coups que je ne sais comment je ne demeurai pas mort sur la place. Je crus échapper à sa rage en fuyant dans la cour ; mais elle m’y poursuivit avec la même fureur, et de quelque souplesse que je pusse me servir en courant de côté et d’autre pour les éviter, je ne fus pas assez adroit pour m’en défendre, et il fallut en essuyer beaucoup d’autres. Lassée enfin de me frapper et de me poursuivre, et au désespoir de ne m’avoir pas assommé, comme elle avait envie, elle imagina un nouveau moyen de le faire. Elle entr’ouvrit la porte de la rue, afin de m’y écraser quand je la passerais pour m’enfuir. Tout chien que j’étais, je me doutai de son pernicieux dessein, et comme le danger présent donne souvent de l’esprit pour se conserver la vie, je pris si bien mon temps, en observant sa contenance et ses mouvements, que je trompai sa vigilance et que je passai assez vite pour me sauver la vie et éluder sa méchanceté, et j’en fus quitte pour avoir le bout de la queue un peu foulé.
« La douleur que j’en ressentis ne laissa pas de me faire crier et aboyer en courant le long de la rue, ce qui fit sortir sur moi quelques chiens dont je reçus des coups de dent. Pour éviter leurs poursuites, je me jetai dans la boutique d’un vendeur de têtes, de langues et de pieds de moutons cuits, où je me sauvai.
« Mon hôte prit d’abord mon parti avec beaucoup de compassion en chassant les chiens qui me poursuivaient et qui voulaient pénétrer jusque dans sa maison. Pour moi, mon premier soin fut de me fourrer dans un coin où je me dérobai à leur vue. Je ne trouvai pas néanmoins chez lui l’asile et la protection que j’avais espérés. C’était un de ces superstitieux à outrance qui, sous prétexte que les chiens sont immondes, ne trouvent pas assez d’eau ni de savon pour laver leur habit quand par hasard un chien les a touchés en passant près d’eux. Après que les chiens qui m’avaient donné la chasse se furent retirés, il fit tout ce qu’il put à plusieurs fois pour me chasser dès le même jour ; mais j’étais caché et hors de ses atteintes. Ainsi je passai la nuit dans sa boutique malgré lui, et j’avais besoin de ce repos pour me remettre du mauvais traitement qu’Amine m’avait fait.
« Afin de ne pas ennuyer Votre Majesté par des circonstances de peu de conséquence, je ne m’arrêterai pas à lui particulariser les tristes réflexions que je fis alors sur ma métamorphose ; je lui ferai remarquer seulement que le lendemain, mon hôte étant sorti avant le jour pour faire emplette, il revint chargé de têtes, de langues et de pieds de moutons, et qu’après avoir ouvert sa boutique et pendant qu’il étalait sa marchandise, je sortis de mon coin ; et je m’en allais, lorsque je vis plusieurs chiens du voisinage, attirés par l’odeur de ces viandes, assemblés autour de la boutique de mon hôte en attendant qu’il leur jetât quelque chose. Je me mêlai avec eux en posture de suppliant.
« Mon hôte, autant qu’il me le parut, par la considération que je n’avais pas mangé depuis que je m’étais sauvé chez lui, me distingua en me jetant des morceaux plus gros et plus souvent qu’aux autres chiens. Quand il eut achevé ses libéralités, je voulus rentrer dans sa boutique, en le regardant et en remuant la queue d’une manière qui pouvait lui marquer que je le suppliais de me faire encore cette faveur ; mais il fut inflexible, et il s’opposa à mon dessein le bâton à la main et d’un air si impitoyable que je fus contraint de m’éloigner.
« À quelques maisons plus loin, je m’arrêtai devant la boutique d’un boulanger, qui, tout au contraire du vendeur de têtes de moutons, que la mélancolie dévorait, me parut un homme gai et de bonne humeur, et qui l’était en effet. Il déjeunait alors, et quoique je ne lui eusse donné aucune marque d’avoir besoin de manger, il ne laissa pas néanmoins de me jeter un morceau de pain. Avant que de me jeter dessus avec avidité, comme font les autres chiens, je le regardai avec un signe de tête et un mouvement de queue pour lui témoigner ma reconnaissance. Il me sut bon gré de cette espèce de civilité et il sourit. Je n’avais pas besoin de manger ; cependant, pour lui faire plaisir, je pris le morceau de pain et je le mangeai assez lentement pour lui faire connaître que je le faisais par honneur. Il remarqua tout cela et voulut bien me souffrir près de sa boutique. J’y demeurai assis et tourné du côté de la rue pour lui marquer que pour le présent je ne lui demandais autre chose que sa protection.
« Il me l’accorda, et même il me fit des caresses qui me donnèrent l’assurance de m’introduire dans sa maison. Je le fis d’une manière à lui faire comprendre que ce n’était qu’avec sa permission. Il ne le trouva pas mauvais : au contraire, il me montra un endroit où je pouvais me placer sans lui être incommode, et je me mis en possession de la place, que je conservai tout le temps que je demeurai chez lui.
« J’y fus toujours bien traité, et il ne déjeunait, dînait et soupait pas que je n’eusse ma part à suffisance. De mon côté, j’avais pour lui toute l’attache et toute la fidélité qu’il pouvait exiger de ma reconnaissance.
« Mes yeux étaient toujours attachés sur lui, et il ne faisait pas un pas dans la maison que je ne fusse derrière lui à le suivre. Je faisais la même chose quand le temps lui permettait de faire quelque voyage dans la ville pour ses affaires. J’y étais d’autant plus exact que je m’étais aperçu que mon attention lui plaisait, et que souvent, quand il avait dessein de sortir sans me donner lieu de m’en apercevoir, il m’appelait par le nom de Rougeau, qu’il m’avait donné.
« À ce nom, je m’élançais aussitôt de ma place dans la rue, je sautais, je faisais des gambades et des courses devant la porte ; je ne cessais toutes ces caresses que quand il était sorti, et alors je l’accompagnais fort exactement en le suivant ou en courant devant lui, et en le regardant de temps en temps pour lui marquer ma joie.
« Il y avait déjà du temps que j’étais dans cette maison lorsqu’un jour une femme vint acheter du pain. En le payant à mon hôte, elle lui donna une pièce d’argent fausse avec d’autres bonnes. Le boulanger, qui s’aperçut de la pièce fausse, la rendit à la femme en lui en demandant une autre.
« La femme refusa de la reprendre, et prétendit qu’elle était bonne. Mon hôte soutint le contraire, et dans la contestation : « La pièce, dit-il à cette femme, est si visiblement fausse que je suis assuré que mon chien, qui n’est qu’une bête, ne s’y tromperait pas. « Viens çà, Rougeau, » dit-il aussitôt en m’appelant. À sa voix je sautai légèrement sur le comptoir, et le boulanger, en jetant devant moi les pièces d’argent : « Vois, ajouta-t-il, n’y a-til pas là une pièce fausse ? » Je regardai toutes ces pièces, et en mettant la patte sur la fausse, je la séparai des autres en regardant mon maître, comme pour la lui montrer.
« Le boulanger, qui ne s’en était rapporté à mon jugement que par manière d’acquit et pour se divertir, fut extrêmement surpris de voir que j’avais si bien rencontré sans hésiter. La femme, convaincue de la fausseté de sa pièce, n’eut rien à dire et fut obligée d’en donner une autre bonne à la place. Dès qu’elle fut partie, mon maître appela ses voisins et il leur exagéra fort ma capacité en leur racontant ce qui s’était passé.
« Les voisins en voulurent avoir l’expérience, et de toutes les pièces fausses qu’ils me montrèrent mêlées avec d’autres de bon aloi, il n’y en eut pas une sur laquelle je ne misse la patte et que je ne séparasse d’avec les bonnes.
« La femme, de son côté, ne manqua pas de raconter à toutes les personnes de sa connaissance qu’elle rencontra dans son chemin ce qui venait de lui arriver. Le bruit de mon habileté à distinguer la fausse monnaie se répandit en peu de temps, nonseulement dans le voisinage, mais même dans tout le quartier et insensiblement dans toute la ville.
« Je ne manquais pas d’occupation toute la journée. Il fallait contenter tous ceux qui venaient acheter du pain chez mon maître et leur faire voir ce que je savais faire. C’était un attrait pour tout le monde, et l’on venait des quartiers les plus éloignés de la ville pour éprouver mon habileté. Ma réputation procura à mon maître tant de pratiques qu’à peine pouvait-il suffire à les contenter. Cela dura longtemps, et mon maître ne put s’empêcher d’avouer à ses voisins et à ses amis que je lui valais un trésor.
« Mon petit savoir-faire ne manqua pas de lui attirer des jaloux. On dressa des embûches pour m’enlever, et il était obligé de me garder à vue. Un jour, une femme, attirée par cette nouveauté, vint acheter du pain comme les autres. Ma place ordinaire était alors sur le comptoir ; elle y jeta six pièces d’argent devant moi, parmi lesquelles il y en avait une fausse. Je la débrouillai d’avec les autres, et en mettant la patte sur la pièce fausse, je la regardai, comme pour lui demander si ce ne l’était pas là.
« Oui, me dit cette femme en me regardant de même, c’est la fausse, tu ne t’es pas trompé. » Elle continua longtemps à me regarder et à me considérer avec admiration, pendant que je la regardais de même. Elle paya le pain qu’elle était venue acheter, et quand elle voulut se retirer, elle me fit signe de la suivre à l’insu du boulanger.
« J’étais toujours attentif aux moyens de me délivrer d’une métamorphose aussi étrange que la mienne. J’avais remarqué l’attache avec laquelle cette femme m’avait examiné. Je m’imaginai qu’elle avait peut-être connu quelque chose de mon infortune et de l’état malheureux où j’étais réduit, et je ne me trompais pas. Je la laissai pourtant en aller, et je me contentais de la regarder. Après avoir fait deux ou trois pas, elle se retourna, et voyant que je ne faisais que la regarder sans branler de ma place, elle me fit signe de la suivre.
« Alors, sans délibérer davantage, comme je vis que le boulanger était occupé à nettoyer son four pour une cuisson et qu’il ne prenait pas garde à moi, je sautai à bas du comptoir et je suivis cette femme, qui me parut en être fort joyeuse.
« Après avoir fait quelque chemin, elle arriva à sa maison. Elle en ouvrit la porte, et quand elle fut entrée, en tenant la porte ouverte : « Entre, entre, me dit-elle, tu ne te repentiras pas de m’avoir suivie. » Quand je fus entré et qu’elle eut refermé la porte, elle me mena à sa chambre, où je vis une jeune demoiselle d’une grande beauté, qui brodait. C’était la fille de la femme charitable qui m’avait amené, habile et expérimentée dans l’art magique, comme je le connus bientôt.
« Ma fille, lui dit la mère, je vous amène le chien fameux du boulanger, qui sait, si bien distinguer la fausse monnaie d’avec la bonne. Vous savez que je vous en ai dit ma pensée dès le premier bruit qui s’en est répandu, en vous témoignant que ce pouvait bien être un homme changé en chien par quelque méchanceté. Aujourd’hui je me suis avisée d’aller acheter du pain chez ce boulanger. J’ai été témoin de la vérité qu’on en a publiée, et j’ai eu l’adresse de me faire suivre par ce chien si rare, qui fait la merveille de Bagdad. Qu’en dites-vous, ma fille ? me suis-je trompée dans ma conjecture ? – Vous ne vous êtes pas trompée, ma mère, répondit la fille, je vais vous le faire voir. »
« La demoiselle se leva, elle prit un vase plein d’eau dans lequel elle plongea la main, et en me jetant de cette eau, elle dit : « Si tu es né chien, demeure chien ; mais si tu es né homme, reprends la forme d’homme par la vertu de cette eau. » À l’instant l’enchantement fut rompu : je perdis la figure de chien et je me vis homme comme auparavant.
« Pénétré de la grandeur d’un si grand bienfait, je me jetai aux pieds de la demoiselle, et après lui avoir baisé le bas de sa robe : « Ma chère libératrice, lui dis-je, je sens si vivement l’excès de votre bonté, qui n’a pas d’égale envers un inconnu tel que je suis, que je vous supplie de m’apprendre vous-même ce que je puis faire pour vous en rendre dignement ma reconnaissance ; ou plutôt disposez de moi comme d’un esclave qui vous appartient à juste titre ; je ne suis plus à moi, je suis à vous, et afin que vous connaissiez celui qui vous est acquis, je vous dirai mon histoire en peu de mots. »
« Alors, après lui avoir dit qui j’étais, je lui fis le récit de mon mariage avec Amine, de ma complaisance et de ma patience à supporter son humeur, et de ses manières tout extraordinaires, et de l’indignité avec laquelle elle m’avait traité, par une méchanceté inconcevable. Et je finis en remerciant la mère du bonheur inexprimable qu’elle venait de me procurer.
« Sidi Nouman, me dit la fille, ne parlons pas de l’obligation que vous dites que vous m’avez. La seule connaissance d’avoir fait plaisir à un honnête homme comme vous me tient lieu de toute reconnaissance. Parlons d’Amine, votre femme. Je l’ai connue avant votre mariage, et comme je savais qu’elle était magicienne, elle n’ignorait pas aussi que j’avais quelque connaissance du même art, puisque nous avions pris des leçons de la même maîtresse. Nous nous rencontrions même souvent au bain, mais comme nos humeurs ne s’accordaient pas, j’avais un grand soin d’éviter toute occasion d’avoir aucune liaison avec elle, en quoi il m’a été d’autant moins difficile de réussir, que par la même raison elle évitait de son côté d’en avoir avec moi : je ne suis donc pas surprise de sa méchanceté. Pour revenir à ce qui vous regarde, ce que je viens de faire pour vous ne suffit pas : je veux achever ce que j’ai commencé. En effet, ce n’est pas assez d’avoir rompu l’enchantement par lequel elle vous avait exclu si méchamment de la société des hommes, il faut que vous l’en punissiez comme elle le mérite, en rentrant chez vous, pour y reprendre l’autorité qui vous appartient, et je veux vous en donner le moyen. Entretenez-vous avec ma mère, je vais revenir. »
« Ma libératrice entra dans un cabinet, et pendant qu’elle y resta, j’eus le temps de témoigner encore une fois à la mère combien je lui étais obligé, aussi bien qu’à sa fille. « Ma fille, me dit-elle, comme vous le voyez, n’est pas moins expérimentée dans l’art magique qu’Amine ; mais elle en fait un si bon usage que vous seriez étonné d’apprendre tout le bien qu’elle a fait et qu’elle fait presque chaque jour par le moyen de la connaissance qu’elle en a. C’est pour cela que je l’ai laissée faire et que je la laisse faire encore jusqu’à présent. Je ne le souffrirais pas si je m’apercevais qu’elle en abusât en la moindre chose. »
« La mère avait commencé de me raconter quelques-unes des merveilles dont elle avait été témoin, quand sa fille rentra avec une petite bouteille à la main. « Sidi Nouman, me dit-elle, mes livres, que je viens de consulter, m’apprennent qu’Amine n’est pas chez vous à l’heure qu’il est, mais qu’elle doit y revenir incessamment. Ils m’apprennent aussi que la dissimulée fait semblant, devant vos domestiques, d’être dans une grande inquiétude de votre absence, et elle leur a fait accroire qu’en dînant avec vous, vous vous étiez souvenu d’une affaire qui vous avait obligé de sortir sans différer ; qu’en sortant vous aviez laissé la porte ouverte, et qu’un chien était entré et était venu jusque dans la salle où elle achevait de dîner, et qu’elle l’avait chassé à grands coups de bâton.
« Retournez donc à votre maison sans perdre de temps, avec la petite bouteille que voici, et que je vous mets entre les mains. Quand on vous aura ouvert, attendez dans votre chambre qu’Amine rentre ; elle ne vous fera pas attendre longtemps. Dès qu’elle sera rentrée, descendez dans la cour et présentezvous à elle face à face. Dans la surprise où elle sera de vous revoir, contre son attente, elle tournera le dos pour prendre la fuite. Alors jetez-lui de l’eau de cette bouteille, que vous tiendrez prête, et en la jetant prononcez hardiment ces paroles : « Reçois le châtiment de ta méchanceté. » Je ne vous en dis pas davantage, vous en verrez l’effet. »
« Après ces paroles de ma bienfaitrice, que je n’oubliai pas, comme rien ne m’arrêtait plus, je pris congé d’elle et de sa mère avec tous les témoignages de la plus parfaite reconnaissance et une protestation sincère que je me souviendrais éternellement de l’obligation que je leur avais, et je retournai chez moi.
« Les choses se passèrent comme la jeune magicienne me l’avait prédit. Amine ne fut pas longtemps à rentrer. Comme elle s’avançait, je me présentai à elle, l’eau dans la main, prêt à la lui jeter. Elle fit un grand cri, et comme elle se fut retournée pour regagner la porte, je lui jetai l’eau en prononçant les paroles que la jeune magicienne m’avait enseignées, et aussitôt elle fut changée en une cavale, et c’est celle que Votre Majesté vit hier.
« À l’instant, et dans la surprise où elle était, je la saisis au crin, et malgré sa résistance je la tirai dans mon écurie. Je lui passai un licou, et après l’avoir attachée en lui reprochant son crime et sa méchanceté, je la châtiai à grands coups de fouet, si longtemps que la lassitude enfin m’obligea de cesser ; mais je me réservai de lui faire chaque jour un pareil châtiment.
« Commandeur des croyants, ajouta Sidi Nouman, en achevant son histoire, j’ose espérer que Votre Majesté ne désapprouvera pas ma conduite, et qu’elle trouvera qu’une femme si méchante et si pernicieuse est traitée avec plus d’indulgence qu’elle ne mérite. »
Quand le calife vit que Sidi Nouman n’avait plus rien à dire : « Ton histoire est singulière, lui dit le sultan, et la méchanceté de ta femme n’est pas excusable. Aussi je ne condamne pas absolument le châtiment que tu lui en as fait sentir jusqu’à présent ; mais je veux que tu considères combien son supplice est grand d’être réduite au rang des bêtes, et je souhaite que tu te contentes de la laisser faire pénitence en cet état. Je t’ordonnerais même d’aller t’adresser à la jeune magicienne qui l’a fait métamorphoser de la sorte, pour faire cesser l’enchantement, si l’opiniâtreté et la dureté incorrigible des magiciens et des magiciennes qui abusent de leur art ne m’étaient connues, et que je ne craignisse de sa part contre toi un effet de sa vengeance plus cruel que le premier. »
Le calife, naturellement doux et plein de compassion envers ceux qui souffrent, même selon leurs mérites, après avoir déclaré sa volonté à Sidi Nouman, s’adressa au troisième que le grand vizir Giafar avait fait venir. « Cogia Hassan, lui dit-il, en passant hier devant ton hôtel, il me parut si magnifique que j’eus la curiosité de savoir à qui il appartenait. J’appris que tu l’avais fait bâtir après avoir fait profession d’un métier qui te produisait à peine de quoi vivre. On me dit aussi que tu ne te méconnaissais pas, que tu faisais un bon usage des richesses que Dieu t’a données, et que tes voisins disaient mille bien de toi.
« Tout cela m’a fait plaisir, ajouta le calife, et je suis bien persuadé que les voies dont il a plu à la Providence de te gratifier de ses dons sont extraordinaires. Je suis curieux de les apprendre par toi-même, et c’est pour me donner cette satisfaction que je t’ai fait venir. Parle-moi donc avec sincérité, afin que je me réjouisse en prenant part à ton bonheur avec plus de connaissance. Et afin que ma curiosité ne te soit pas suspecte, et que tu ne croies pas que j’y prenne autre intérêt que celui que je viens de te dire, je te déclare que, loin d’y avoir aucune prétention, je te donne ma protection pour en jouir en toute sûreté. »
Sur ces assurances du calife, Cogia Hassan se prosterna devant son trône, frappa de son front le tapis dont il était couvert, et après qu’il se fut relevé : « Commandeur des croyants, dit-il, tout autre que moi, qui ne se serait pas senti la conscience aussi pure et aussi nette que je me la sens, aurait pu être troublé en recevant l’ordre de venir paraître devant le trône de Votre Majesté ; mais comme je n’ai jamais eu pour elle que des sentiments de respect et de vénération, et que je n’ai rien commis contre l’obéissance que je lui dois, ni contre les lois, qui ait pu m’attirer son indignation, la seule chose qui m’ait fait de la peine est la juste crainte dont j’ai été saisi de n’en pouvoir soutenir l’éclat. Néanmoins, sur la bonté avec laquelle la renommée publie que Votre Majesté reçoit et écoute le moindre de ses sujets, je me suis rassuré, et je n’ai pas douté qu’elle ne me donnât elle-même le courage et la confiance de lui procurer la satisfaction qu’elle pourrait exiger de moi.
« C’est, commandeur des croyants, ce que Votre Majesté vient de me faire expérimenter en m’accordant sa puissante protection sans savoir si je la mérite. J’espère néanmoins qu’elle demeurera dans un sentiment qui m’est si avantageux, quand, pour satisfaire à son commandement, je lui aurai fait le récit de mes aventures. »
Après ce petit compliment pour se concilier la bienveillance et l’attention du calife, et après avoir, pendant quelques moments, rappelé dans sa mémoire ce qu’il avait à dire, Cogia Hassan reprit la parole en ces termes :




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