Tome N°6 - Chapitre 2 : - LES AVENTURES DU CALIFE HAROUN ALRASCHILD - (Mille et une nuits)



LES AVENTURES DU CALIFE HAROUN ALRASCHILD







Quelquefois, comme Votre Majesté ne l’ignore pas, et comme elle peut l’avoir expérimenté par elle-même, nous sommes dans des transports de joie si extraordinaires, que nous communiquons d’abord cette passion à ceux qui nous approchent, ou que nous participons aisément à la leur. Quelquefois aussi nous sommes dans une mélancolie si profonde que nous sommes insupportables à nous-mêmes, et que, bien loin d’en pouvoir dire la cause si on nous la demandait, nous ne pourrions la trouver nous-mêmes si nous la cherchions.
Le calife était un jour dans cette situation d’esprit, quand Giafar, son grand vizir fidèle et aimé, vint se présenter devant lui. Ce ministre le trouva seul, ce qui lui arrivait rarement ; et comme il s’aperçut, en s’avançant, qu’il était enseveli dans une humeur sombre, et même qu’il ne levait pas les yeux pour le regarder, il s’arrêta en attendant qu’il daignât les jeter sur lui.
Le calife enfin leva les yeux et regarda Giafar ; mais il les détourna aussitôt, en demeurant dans la même posture et aussi immobile qu’auparavant.
Comme le grand vizir ne remarqua rien de fâcheux dans les yeux du calife qui le regardât personnellement, il prit la parole. « Commandeur des croyants, dit-il, Votre Majesté me permet-elle de lui demander d’où peut venir la mélancolie qu’elle fait paraître et dont il m’a toujours paru qu’elle était si peu susceptible ?
« – Il est vrai, vizir, répondit le calife en changeant de situation, que j’en suis peu susceptible, et sans toi, je ne me serais pas aperçu de celle où tu me trouves et dans laquelle je ne veux pas demeurer davantage. S’il n’y a rien de nouveau qui t’ait obligé de venir, tu me feras plaisir d’inventer quelque chose pour me la faire dissiper.
« – Commandeur des croyants, reprit le grand vizir Giafar, mon devoir seul m’a obligé de me rendre ici, et je prends la liberté de faire souvenir Votre Majesté qu’elle s’est imposé elle-même un devoir de s’éclaircir en personne de la bonne police qu’elle veut être observée dans sa capitale et aux environs. C’est aujourd’hui le jour qu’elle a bien voulu se prescrire pour s’en donner la peine, et c’est l’occasion la plus propre qui s’offre d’elle-même pour dissiper les nuages qui offusquent sa gaieté ordinaire.
« – Je l’avais oublié, répliqua le calife, et tu m’en fais souvenir fort à propos : va donc changer d’habit pendant que je ferai la même chose de mon côté. »
Ils prirent chacun un habit de marchand étranger, et sous ce déguisement ils sortirent seuls par une porte secrète du jardin du palais qui donnait à la campagne. Ils firent une partie du circuit de la ville, par les dehors, jusqu’aux bords de l’Euphrate, à une distance assez éloignée de la porte de la ville qui était de ce côté-là, sans avoir rien observé qui fût contre le bon ordre. Ils traversèrent ce fleuve sur le premier bateau qui se présenta, et après avoir achevé le tour de l’autre partie de la ville opposée à celle qu’ils venaient de quitter, ils reprirent le chemin du pont qui en faisait la communication.
Ils passèrent ce pont, au bout duquel ils rencontrèrent un aveugle assez âgé qui demandait l’aumône. Le calife se détourna et lui mit une pièce de monnaie d’or dans la main.
L’aveugle, à l’instant, lui prit la main et l’arrêta. « Charitable personne, dit-il, qui que vous soyez, que Dieu a inspirée de me faire l’aumône, ne me refusez pas la grâce que je vous demande de me donner un soufflet : je l’ai mérité et même un plus grand châtiment. » En achevant ces paroles, il quitta la main du calife pour lui laisser la liberté de lui donner le soufflet ; mais, de crainte qu’il ne passât outre sans le faire, il le prit par son habit.
Le calife, surpris de la demande et de l’action de l’aveugle : « Bon homme, dit-il, je ne puis t’accorder ce que tu me demandes ; je me garderai bien d’effacer le mérite de mon aumône par le mauvais traitement que tu prétends que je te fasse. » Et en achevant ces paroles, il fit un effort pour faire quitter prise à l’aveugle.
L’aveugle, qui s’était douté de la répugnance de son bienfaiteur par l’expérience qu’il en avait depuis longtemps, fit un plus grand effort pour le retenir. « Seigneur, reprit-il, pardonnez-moi ma hardiesse et mon importunité ; donnez-moi, je vous prie, un soufflet, ou reprenez votre aumône ; je ne puis la recevoir qu’à cette condition sans contrevenir à un serment solennel que j’en ai fait devant Dieu ; et si vous en saviez la raison, vous tomberiez d’accord avec moi que la peine en est très-légère. »
Le calife, qui ne voulait pas être retardé plus longtemps, céda à l’importunité de l’aveugle, et il lui donna un soufflet assez léger. L’aveugle quitta prise aussitôt en le remerciant et en le bénissant. Le calife continua son chemin avec le grand vizir. Mais à quelques pas de là il dit au vizir : « Il faut que le sujet qui a porté cet aveugle à se conduire ainsi avec tous ceux qui lui font l’aumône soit un sujet grave. Je serais bien aise d’en être informé ; ainsi, retourne, et dis-lui qui je suis, qu’il ne manque pas de se trouver demain au palais au temps de la prière de l’aprèsdînée, et que je veux lui parler. »
Le grand vizir retourna sur ses pas, fit son aumône à l’aveugle, et après lui avoir donné un soufflet, il lui donna l’ordre, et il vint rejoindre le calife.
Ils rentrèrent dans la ville, et, en passant par une place, ils y trouvèrent grand nombre de spectateurs qui regardaient un homme jeune et bien mis, monté sur une cavale qu’il poussait à toute bride autour de la place, et qu’il maltraitait cruellement à coups de fouet et d’éperons sans aucun relâche, de manière qu’elle était tout en écume et tout en sang.
Le calife, étonné de l’inhumanité du jeune homme, s’arrêta pour demander si l’on savait quel sujet il avait de maltraiter ainsi sa cavale, et il apprit qu’on l’ignorait, mais qu’il y avait déjà quelque temps que chaque jour et à la même heure il lui faisait faire ce pénible exercice.
Ils continuèrent de marcher, et le calife dit au grand vizir de bien remarquer cette place et de ne pas manquer de lui faire venir demain ce jeune homme à la même heure que l’aveugle.
Avant que le calife arrivât au palais, dans une rue par où il y avait longtemps qu’il n’avait passé, il remarqua un édifice nouvellement bâti qui lui parut être l’hôtel de quelque seigneur de sa cour. Il demanda au grand vizir s’il savait à qui il appartenait. Le grand vizir répondit qu’il l’ignorait, mais qu’il allait s’en informer.
En effet, il interrogea un voisin, qui lui dit que cette maison appartenait à Cogia Hassan, surnommé Alhabbal à cause de la profession de cordier qu’il lui avait vu lui-même exercer dans une grande pauvreté, et que, sans savoir par quel endroit la fortune l’avait favorisé, il avait acquis de si grands biens qu’il soutenait fort honorablement et splendidement la dépense qu’il avait faite à la faire bâtir.
Le grand vizir alla rejoindre le calife et lui rendit compte de ce qu’il venait d’apprendre. « Je veux voir ce Cogia Hassan Alhabbal, lui dit le calife ; va lui dire qu’il se trouve aussi demain à mon palais à la même heure que les deux autres. » Le grand vizir ne manqua pas d’exécuter les ordres du calife.
Le lendemain, après la prière de l’après-dînée, le calife rentra dans son appartement, et le grand vizir y introduisit aussitôt les trois personnages dont nous avons parlé, et les présenta au calife.
Ils se prosternèrent tous trois devant le trône du commandeur des croyants, et quand ils furent relevés, le calife demanda à l’aveugle comment il s’appelait, « Je me nomme Baba-Abdalla, répondit l’aveugle.
« – Baba-Abdalla, reprit le calife, ta manière de demander l’aumône me parut hier si étrange, que si je n’eusse été retenu par de certaines considérations, je me fusse bien gardé d’avoir la complaisance que j’eus pour toi. Je t’aurais empêché dès lors de donner au public le scandale que tu lui donnes. Je t’ai donc fait venir ici pour savoir de toi quel est le motif qui t’a poussé à faire un serment aussi indiscret que le tien, et sur ce que tu vas me dire, je jugerai si tu as bien fait et si je dois te permettre de continuer une pratique qui me parait d’un très-mauvais exemple. Dis-moi donc sans me rien déguiser d’où t’est venue cette pensée extravagante. Ne me cache rien, je veux le savoir absolument. »
Baba-Abdalla, intimidé par cette réprimande, se prosterna une seconde fois le front contre terre devant le trône du calife, et après s’être relevé : « Commandeur des croyants, dit-il aussitôt, je demande très-humblement pardon à Votre Majesté de la hardiesse avec laquelle j’ai osé exiger d’elle et la forcer de faire une chose qui à la vérité paraît hors de bon sens. Je reconnais mon crime, mais comme je ne connaissais pas alors Votre Majesté, j’implore sa clémence, et j’espère qu’elle aura égard à mon ignorance.
« Quant à ce qu’il lui plaît de traiter ce que je fais d’extravagance, j’avoue que c’en est une, et mon action doit paraître telle aux yeux des hommes. Mais à l’égard de Dieu, c’est une pénitence très-modique d’un péché énorme dont je suis coupable, et que je n’expierais pas quand tous les mortels m’accableraient de soufflets, les uns après les autres. C’est de quoi Votre Majesté sera le juge elle-même quand, par le récit de mon histoire, que je vais lui raconter en obéissant à ses ordres, je lui aurai fait connaître quelle est cette faute énorme. »




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