HISTOIRE D’ALADDIN, OU LA LAMPE MERVEILLEUSE
Sire, dans la capitale d’un royaume de la Chine, très-riche et d’une vaste étendue, dont le nom ne me vient pas présentement à la mémoire, il y avait un tailleur nommé Mustafa, sans autre distinction que celle que sa profession lui donnait. Mustafa le tailleur était fort pauvre, et son travail lui produisait à peine de quoi le faire subsister, lui, sa femme et un fils, que Dieu leur avait donné.
Le fils, qui se nommait Aladdin, avait été élevé d’une manière très-négligée et qui lui avait fait contracter des inclinations vicieuses. Il était méchant, opiniâtre, désobéissant à son père et à sa mère. Sitôt qu’il fut un peu plus grand, ses parents ne le purent retenir à la maison. Il sortait dès le matin et il passait les journées à jouer dans les rues et dans les places publiques avec de petits vagabonds qui étaient même au-dessous de son âge.
Dès qu’il fut en âge d’apprendre un métier, son père, qui n’était pas en état de lui en faire apprendre un autre que le sien, le prit en sa boutique et commença à lui montrer de quelle manière il devait manier l’aiguille. Mais, ni par douceur, ni par crainte d’aucun châtiment, il ne fut pas possible au père de fixer l’esprit volage de son fils. Il ne put le contraindre à se contenir et à demeurer assidu et attaché au travail, comme il le souhaitait. Sitôt que Mustafa avait le dos tourné, Aladdin s’échappait et il ne revenait plus de tout le jour. Le père le châtiait ; mais Aladdin était incorrigible, et, à son grand regret, Mustafa fut obligé de l’abandonner à son libertinage. Cela lui fit beaucoup de peine, et le chagrin de ne pouvoir faire rentrer ce fils dans son devoir lui causa une maladie si opiniâtre qu’il en mourut au bout de quelques mois.
La mère d’Aladdin, qui vit que son fils ne prenait pas le chemin d’apprendre le métier de son père, ferma la boutique et fit de l’argent de tous les ustensiles de son métier pour l’aider à subsister, elle et son fils, avec le peu qu’elle pourrait gagner à filer du coton.
Aladdin, qui n’était plus retenu par la crainte d’un père, et qui se souciait si peu de sa mère qu’il avait même la hardiesse de la menacer à la moindre remontrance qu’elle lui faisait, s’abandonna alors à un plein libertinage. Il fréquentait de plus en plus les enfants de son âge, et ne cessait de jouer avec eux avec plus de passion qu’auparavant. Il continua ce train de vie jusqu’à l’âge de quinze ans, sans aucune ouverture d’esprit pour quoi que ce soit, et sans faire réflexion à ce qu’il pourrait devenir un jour. Il était dans cette situation, lorsqu’un jour qu’il jouait au milieu d’une place avec une troupe de vagabonds, selon sa coutume, un étranger qui passait par cette place s’arrêta à le regarder.
Cet étranger était un magicien insigne, que les auteurs qui ont écrit cette histoire nous font connaître sous le nom de magicien africain. C’est ainsi que nous l’appellerons, d’autant plus volontiers qu’il était véritablement d’Afrique, et qu’il n’était arrivé que depuis deux jours.
Soit que le magicien africain, qui se connaissait en physionomies, eût remarqué dans le visage d’Aladdin tout ce qui était absolument nécessaire pour l’exécution de ce qui avait fait le sujet de son voyage, ou autrement, il s’informa adroitement de sa famille, de ce qu’il était et de son inclination. Quand il fut instruit de tout ce qu’il souhaitait, il s’approcha du jeune homme, et en le tirant à part, à quelques pas de ses camarades :
« Mon fils, lui demanda-t-il, votre père ne s’appelle-t-il pas
Mustafa le tailleur ? – Oui, monsieur, répondit Aladdin ; mais il y a longtemps qu’il est mort. »
À ces paroles, le magicien africain se jeta au cou d’Aladdin, l’embrassa et le baisa par plusieurs fois, les larmes aux yeux accompagnées de soupirs. Aladdin, qui remarqua ses larmes, lui demanda quel sujet il avait de pleurer. « Ah ! mon fils, s’écria le magicien africain, comment pourrais-je m’en empêcher ? Je suis votre oncle, et votre père était mon bon frère. Il y a plusieurs années que je suis en voyage, et dans le moment que j’arrive ici avec l’espérance de le revoir et de lui donner de la joie de mon retour, vous m’apprenez qu’il est mort ! Je vous assure que c’est une douleur bien sensible pour moi de me voir privé de la consolation à laquelle je m’attendais. Mais ce qui soulage un peu mon affliction, c’est qu’autant que je puis m’en souvenir, je reconnais ses traits sur votre visage, et je vois que je ne me suis pas trompé en m’adressant à vous. » Il demanda à Aladdin, en menant sa main à la bourse, où demeurait sa mère. Aussitôt Aladdin satisfit à sa demande, et le magicien africain lui donna en même temps une poignée de menue monnaie, en lui disant :
« Mon fils, allez trouver votre mère, faites-lui bien mes compliments, et dites-lui que j’irai la voir demain, si le temps me le permet, pour me donner la consolation de voir le lieu où mon bon frère a vécu si longtemps et où il a fini ses jours. »
Dès que le magicien africain eut laissé le neveu qu’il venait de se faire lui-même, Aladdin courut chez sa mère, bien joyeux de l’argent que son oncle venait de lui donner. « Ma mère, lui dit-il en arrivant, je vous prie de me dire si j’ai un oncle. – Non, mon fils, lui répondit la mère, vous n’avez point d’oncle du côté de feu votre père ni du mien. – Je viens cependant, reprit Aladdin, de voir un homme qui se dit mon oncle du côté de mon père, puisqu’il était son frère, à ce qu’il m’a assuré. Il s’est même mis à pleurer et à m’embrasser quand je lui ai dit que mon père était mort. Et pour marque que je dis la vérité, ajouta-t-il en lui montrant la monnaie qu’il avait reçue, voilà ce qu’il m’a donné.
Il m’a aussi chargé de vous saluer de sa part et de vous dire que demain, s’il en a le temps, il viendra vous saluer, pour voir en même temps la maison où mon père a vécu et où il est mort.
« – Mon fils, repartit la mère, il est vrai que votre père avait un frère ; mais il y a longtemps qu’il est mort, et je ne lui ai jamais entendu dire qu’il en eût un autre. »
Ils n’en dirent pas davantage touchant le magicien africain.
Le lendemain, le magicien africain aborda Aladdin une seconde fois, comme il jouait dans un autre endroit de la ville avec d’autres enfants. Il l’embrassa comme il avait fait le jour précédent, et en lui mettant deux pièces d’or dans la main, il lui dit :
« Mon fils, portez cela à votre mère ; dites-lui que j’irai la voir ce soir et qu’elle achète de quoi souper, afin que nous mangions ensemble. Mais auparavant enseignez-moi où je trouverai la maison. » Il le lui enseigna, et le magicien africain le laissa aller.
Aladdin porta les deux pièces d’or à sa mère, et dès qu’il lui eut dit quelle était l’intention de son oncle, elle sortit pour les aller employer et revint avec de bonnes provisions ; et comme elle était dépourvue d’une bonne partie de la vaisselle dont elle avait besoin, elle alla en emprunter chez ses voisins. Elle employa toute la journée à préparer le souper, et sur le soir, dès que tout fut prêt, elle dit à Aladdin : « Mon fils, votre oncle ne sait peut-être pas où est notre maison, allez au-devant de lui et l’amenez si vous le voyez. »
Quoique Aladdin eût enseigné la maison au magicien africain, il était près néanmoins de sortir quand on frappa à la porte. Aladdin ouvrit et il reconnut le magicien africain, qui entra chargé de bouteilles de vin et de plusieurs sortes de fruits, qu’il apportait pour le souper.
Après que le magicien africain eut mis ce qu’il apportait entre les mains d’Aladdin, il salua sa mère et il la pria de lui montrer la place où son frère Mustafa avait coutume de s’asseoir sur le sofa. Elle la lui montra, et aussitôt il se prosterna et il baisa cette place plusieurs fois, les larmes aux yeux, en s’écriant :
« Mon pauvre frère, que je suis malheureux de n’être pas arrivé assez à temps pour vous embrasser encore une fois avant votre mort ! » Quoique la mère d’Aladdin l’en priât, jamais il ne voulut s’asseoir à la même place. « Non, dit-il, je m’en garderai bien ; mais souffrez que je me mette ici vis-à-vis, afin que si je suis privé de la satisfaction de l’y voir en personne, comme père d’une famille qui m’est si chère, je puisse au moins l’y regarder comme s’il était présent. » La mère d’Aladdin ne le pressa pas davantage, et elle le laissa dans la liberté de prendre la place qu’il voulut.
Quand le magicien africain se fut assis à la place qu’il lui avait plu de choisir, il commença à s’entretenir avec la mère d’Aladdin : « Ma bonne sœur, lui disait-il, ne vous étonnez point de ne m’avoir pas vu tout le temps que vous avez été mariée avec mon frère Mustafa, d’heureuse mémoire. Il y a quarante ans que je suis sorti de ce pays, qui est le mien, aussi bien que celui de feu mon frère. Depuis ce temps-là, après avoir voyagé dans les Indes, dans la Perse, dans l’Arabie, dans la Syrie, en Égypte et séjourné dans les plus belles villes de ces pays-là, je passai en Afrique, où j’ai fait un plus long séjour. À la fin, comme il est naturel à l’homme, quelque éloigné qu’il soit du pays de sa naissance, de n’en perdre jamais la mémoire, non plus que de ses parents et de ceux avec qui il a été élevé, il m’a pris un désir si efficace de revoir le mien, de venir embrasser mon cher frère pendant que je me sentais encore assez de force et de courage pour entreprendre un aussi long voyage, que je n’ai pas différé à faire mes préparatifs et à me mettre en chemin. Je ne vous dis rien de la longueur du temps que j’y ai mis, de tous les obstacles que j’ai rencontrés et de toutes les fatigues que j’ai souffertes pour arriver jusqu’ici. Je vous dirai seulement
que rien ne m’a mortifié et affligé davantage dans tous mes voyages, que quand j’ai appris la mort d’un frère que j’avais toujours aimé, et que j’aimais d’une amitié véritablement fraternelle. J’ai remarqué de ses traits dans le visage de mon neveu, votre fils, et c’est ce qui me l’a fait distinguer par-dessus tous les autres enfants avec qui il était. Il a pu vous dire de quelle manière j’ai reçu la triste nouvelle qu’il n’était plus au monde. Mais il faut louer Dieu de toutes choses : je me console de le retrouver dans un fils qui en conserve les traits les plus remarquables. »
Le magicien africain, qui s’aperçut que la mère d’Aladdin s’attendrissait sur le souvenir de son mari en renouvelant sa douleur, changea de discours, et en se tournant du côté d’Aladdin il lui demanda son nom. « Je m’appelle Aladdin, lui dit-il. – Eh bien ! Aladdin, reprit le magicien, à quoi vous occupez-vous ? savez-vous quelque métier ? »
À cette demande, Aladdin baissa les yeux et fut déconcerté, Mais sa mère, en prenant la parole : « Aladdin, dit-elle, est un fainéant. Son père a fait tout son possible pendant qu’il vivait pour lui apprendre son métier, et il n’a pu en venir à bout ; et depuis qu’il est mort, nonobstant tout ce que j’ai pu lui dire, et ce que je lui répète chaque jour, il ne fait autre métier que de faire le vagabond et passer tout son temps à jouer avec les enfants, comme vous l’avez vu, sans considérer qu’il n’est plus enfant ; et si vous ne lui en faites la honte, et qu’il n’en profite pas, je désespère que jamais il puisse rien valoir. Il sait que son père n’a laissé aucun bien, et il voit lui-même qu’à filer du coton pendant tout le jour, comme je fais, j’ai bien de la peine à gagner de quoi nous avoir du pain. Pour moi, je suis résolue de lui fermer la porte un de ces jours, et de l’envoyer en chercher ailleurs. »
Après que la mère d’Aladdin eut achevé ces paroles, en fondant en larmes, le magicien africain dit à Aladdin : « Cela n’est pas bien, mon neveu ; il faut songer à vous aider vous-même et à gagner votre vie. Il y a des métiers de plusieurs sortes : voyez s’il n’y en a pas quelqu’un pour lequel vous ayez inclination plutôt que pour un autre. Peut-être que celui de votre père vous déplaît et que vous vous accommoderiez mieux d’un autre ; ne me dissimulez point ici vos sentiments, je ne cherche qu’à vous aider. » Comme il vit qu’Aladdin ne répondait rien :
« Si vous avez de la répugnance pour apprendre un métier, continua-t-il, et que vous vouliez être honnête homme, je vous lèverai une boutique garnie de riches étoffes et de toiles fines ; vous vous mettrez en état de les vendre, et de l’argent que vous en ferez, vous achèterez d’autres marchandises, et de cette manière vous vivrez honorablement. Consultez-vous vous-même, et dites-moi franchement ce que vous en pensez. Vous me trouverez toujours prêt à tenir ma promesse. »
Cette offre flatta fort Aladdin, à qui le travail manuel déplaisait d’autant plus qu’il avait assez de connaissance pour s’être aperçu que les boutiques de ces sortes de marchandises étaient propres et fréquentées, et que les marchands étaient bien habillés et fort considérés. Il marqua au magicien africain, qu’il regardait comme son oncle, que son penchant était plutôt de ce côté-là que d’un autre, et qu’il lui serait obligé toute sa vie du bien qu’il voulait lui faire. « Puisque cette profession vous agrée, reprit le magicien africain, je vous mènerai demain avec moi et je vous ferai habiller proprement et richement, conformément à l’état d’un des plus gros marchands de cette ville, et après-demain nous songerons à vous lever une boutique de la manière que je l’entends. »
La mère d’Aladdin, qui n’avait pas cru jusqu’alors que le magicien africain fût frère de son mari, n’en douta nullement après tout le bien qu’il promettait de faire à son fils. Elle le remercia de ses bonnes intentions ; et après avoir exhorté Aladdin à se rendre digne de tous les biens que son oncle lui faisait espérer, elle servit le souper. La conversation roula sur le même sujet pendant tout le repas, et jusqu’à ce que le magicien, qui vit que la nuit était avancée, prît congé de la mère et du fils, et se retirât.
Le lendemain matin, le magicien africain ne manqua pas de revenir chez la veuve de Mustafa le tailleur, comme il l’avait promis. Il prit Aladdin avec lui, et il le mena chez un gros marchand qui ne vendait que des habits tout faits, de toutes sortes d’étoffes, pour les différents âges et conditions. Il s’en fit montrer de convenables à la grandeur d’Aladdin, et après avoir mis à part tous ceux qui lui plaisaient davantage et rejeté les autres qui n’étaient pas de la beauté qu’il entendait, il dit à Aladdin :
« Mon neveu, choisissez dans tous ces habits celui que vous aimez le mieux. » Aladdin, charmé des libéralités de son nouvel oncle, en choisit un, et le magicien l’acheta avec tout ce qui devait l’accompagner, et paya tout le monde sans marchander.
Lorsque Aladdin se vit ainsi habillé magnifiquement, depuis les pieds jusqu’à la tête, il fit à son oncle tous les remerciements imaginables, et le magicien lui promit encore de ne le point abandonner et de l’avoir toujours avec lui. En effet, il le mena dans les lieux les plus fréquentés de la ville, particulièrement dans ceux où étaient les boutiques des riches marchands ; et quand il fut dans la rue où étaient les boutiques des plus riches étoffes et des toiles fines, il dit à Aladdin : « Comme vous serez bientôt marchand comme ceux que vous voyez, il est bon que vous les fréquentiez et qu’ils vous connaissent. » Il lui fit voir aussi les mosquées les plus belles et les plus grandes, et il le conduisit dans le khan où logeaient les marchands étrangers et dans tous les endroits du palais du sultan où il était libre d’entrer. Enfin, après avoir parcouru ensemble tous les beaux endroits de la ville, ils arrivèrent dans le khan où le magicien avait pris un appartement. Il s’y trouva quelques marchands avec lesquels il avait commencé de faire connaissance depuis son arrivée, et qu’il avait assemblés exprès pour les bien régaler et leur donner en même temps la connaissance de son prétendu neveu.
Ce régal ne finit que sur le soir. Aladdin voulut prendre congé de son oncle pour s’en retourner, mais le magicien africain ne voulut pas le laisser aller seul et le reconduisit lui-même chez sa mère. Dès qu’elle eut aperçu son fils si bien habillé, elle fut transportée de joie, et elle ne cessait de donner mille bénédictions au magicien qui avait fait une si grande dépense pour son enfant. « Généreux parent, lui dit-elle, je ne sais comment vous remercier de votre libéralité ; je sais que mon fils ne mérite pas le bien que vous lui faites, et qu’il en serait indigne s’il n’en était reconnaissant et s’il négligeait de répondre à la bonne intention que vous avez de lui donner un établissement si distingué. En mon particulier, ajouta-t-elle, je vous en remercie encore de toute mon âme, et je vous souhaite une vie assez longue pour être témoin de la reconnaissance de mon fils, qui ne peut mieux vous la témoigner qu’en se gouvernant selon vos bons conseils.
« – Aladdin, reprit le magicien africain, est un bon enfant, il m’écoute assez, et je crois que nous en ferons quelque chose de bon. Je suis fâché d’une chose : de ne pouvoir exécuter demain ce que je lui ai promis. C’est jour de vendredi, les boutiques seront fermées, et il n’y a pas lieu de songer à en louer une et à la garnir pendant que les marchands ne penseront qu’à se divertir ; ainsi, nous remettrons l’affaire à samedi. Mais je viendrai demain le prendre et je le mènerai promener dans les jardins où le beau monde a coutume de se trouver. Il n’a peut-être encore rien vu des divertissements qu’on y prend ; il n’a été jusqu’à présent qu’avec des enfants, il faut qu’il voie des hommes. » Le magicien africain prit enfin congé de la mère et du fils et se retira. Aladdin, cependant, qui était déjà dans une grande joie de se voir si bien habillé, se fit encore un plaisir par avance de la promenade des environs de la ville. En effet, jamais il n’était sorti hors des portes et jamais il n’avait vu les environs, qui étaient d’une grande beauté et très-agréables.
Aladdin se leva et s’habilla le lendemain de grand matin, pour être prêt à partir quand son oncle viendrait le prendre. Après avoir attendu longtemps, à ce qu’il lui semblait, l’impatience lui fit ouvrir la porte et se tenir sur le pas pour voir s’il ne le verrait point. Dès qu’il l’aperçut, il en avertit sa mère, et, en prenant congé d’elle, il ferma la porte et courut à lui pour le joindre.
Le magicien africain fit beaucoup de caresses à Aladdin quand il le vit. « Allons, mon cher enfant, lui dit-il d’un air riant, je veux vous faire voir aujourd’hui de belles choses. » Il le mena par une grande porte qui conduisait à de grandes et belles maisons, ou plutôt à des palais magnifiques qui avaient chacun de très-beaux jardins dont les entrées étaient libres. À chaque palais qu’il rencontrait, il demandait à Aladdin s’il le trouvait beau, et Aladdin, en le prévenant quand un autre se présentait :
« Mon oncle, disait-il, en voici un plus beau que ceux que nous venons de voir. » Cependant ils avançaient toujours plus avant dans la campagne, et le rusé magicien, qui avait envie d’aller plus loin pour exécuter le dessein qu’il avait dans la tête, prit occasion d’entrer dans un de ces jardins. Il s’assit près d’un grand bassin, qui recevait une très-belle eau par un mufle de lion de bronze, et feignit qu’il était las, afin de faire reposer Aladdin : « Mon neveu, lui dit-il, vous devez être aussi fatigué que moi ; reposons-nous ici pour reprendre des forces ; nous aurons plus de courage à poursuivre notre promenade. »
Quand ils furent assis, le magicien africain tira d’un linge attaché à sa ceinture des gâteaux et plusieurs sortes de fruits dont il avait fait provision, et il l’étendit sur le bord du bassin. Il partagea un gâteau entre lui et Aladdin, et, à l’égard des fruits, il lui laissa la liberté de choisir ceux qui seraient le plus à son goût. Pendant ce petit repas, il entretint son prétendu neveu de plusieurs enseignements qui tendaient à l’exhorter de se détacher de la fréquentation des enfants, et de s’approcher plutôt des hommes sages et prudents, de les écouter et de profiter de leurs entretiens : « Bientôt, lui disait-il, vous serez homme comme eux, et vous ne pouvez vous accoutumer de trop bonne heure à dire de bonnes choses à leur exemple. » Quand ils eurent achevé ce petit repas, ils se levèrent et ils poursuivirent leur chemin à travers des jardins qui n’étaient séparés les uns des autres que par de petits fossés qui en marquaient les limites, mais qui n’en empêchaient pas la communication : la bonne foi faisait que les citoyens de cette capitale n’apportaient pas plus de précaution pour s’empêcher les uns les autres de se nuire. Insensiblement, le magicien africain mena Aladdin assez loin au-delà des jardins, et lui fit traverser des campagnes qui le conduisirent jusques assez près des montagnes.
Aladdin, qui de sa vie n’avait fait tant de chemin, se sentit fort fatigué d’une si longue marche : « Mon oncle, dit-il au magicien africain, où allons-nous ? Nous avons laissé les jardins bien loin derrière nous, et je ne vois plus que des montagnes. Si nous avançons plus loin, je ne sais si j’aurai assez de force pour retourner jusqu’à la ville. – Prenez courage, mon neveu, lui dit le faux oncle, je veux vous faire voir un autre jardin qui surpasse tous ceux que vous venez de voir ; il n’est pas loin d’ici, il n’y a qu’un pas, et quand nous y serons arrivés, vous me direz vousmême si vous ne seriez pas fâché de ne l’avoir pas vu après vous en être approché si près. » Aladdin se laissa persuader, et le magicien le mena encore fort loin en l’entretenant de différentes histoires amusantes pour lui rendre le chemin moins ennuyeux et la fatigue plus supportable.
Ils arrivèrent enfin entre deux montagnes, d’une hauteur médiocre et à peu près égales, séparées par un vallon de trèspeu de largeur. C’était là cet endroit remarquable où le magicien africain avait voulu amener Aladdin pour l’exécution d’un grand dessein qui l’avait fait venir de l’extrémité de l’Afrique jusqu’à la Chine. « Nous n’allons pas plus loin, dit-il à Aladdin ; je veux vous faire voir ici des choses extraordinaires et inconnues à tous les mortels, et quand vous les aurez vues, vous me remercierez d’avoir été témoin de tant de merveilles que personne au monde n’aura vues que vous. Pendant que je vais battre le fusil, amassez, de toutes les broussailles que vous voyez, celles qui seront les plus sèches, afin d’allumer du feu. »
Il y avait une si grande quantité de ces broussailles, qu’Aladdin en eut bientôt fait un amas plus que suffisant dans le temps que le magicien allumait l’allumette. Il y mit le feu, et dans le moment que les broussailles s’enflammèrent, le magicien africain y jeta d’un parfum qu’il avait tout prêt. Il s’éleva une fumée fort épaisse qu’il détourna de côté et d’autre en prononçant des paroles magiques auxquelles Aladdin ne comprit rien.
Dans le même moment, la terre trembla un peu et s’ouvrit en cet endroit, devant le magicien et Aladdin, et fit voir à découvert une pierre d’environ un pied et demi en carré et d’environ un pied de profondeur, posée horizontalement, avec un anneau de bronze scellé dans le milieu pour s’en servir à la lever. Aladdin, effrayé de tout ce qui se passait à ses yeux, eut peur, et il voulut prendre la fuite. Mais il était nécessaire à ce mystère, et le magicien le retint et le gronda fort en lui donnant un soufflet si fortement appliqué qu’il le jeta par terre, et que peu s’en fallut qu’il ne lui enfonçât les dents de devant dans la bouche, comme il parut par le sang qui en sortit. Le pauvre Aladdin, tout tremblant et les larmes aux yeux : « Mon oncle, s’écria-t-il en pleurant, qu’ai-je donc fait pour avoir mérité que vous me frappiez si rudement ? – J’ai mes raisons pour le faire, lui répondit le magicien. Je suis votre oncle, qui vous tiens présentement lieu de père, et vous ne devez pas me répliquer. Mais, mon enfant, ajouta-t-il en se radoucissant, ne craignez rien, je ne demande autre chose de vous que vous m’obéissiez exactement, si vous voulez bien profiter et vous rendre digne des grands avantages que je veux vous faire. » Ces belles promesses du magicien calmèrent un peu la crainte et le ressentiment d’Aladdin, et lorsque le magicien le vit entièrement rassuré : « Vous avez vu, continua-t-il, ce que j’ai fait par la vertu de mon parfum et des paroles que j’ai prononcées ; apprenez donc présentement que sous cette pierre que vous voyez, il y a un trésor caché qui vous est destiné, et qui doit vous rendre un jour plus riche que tous les plus grands rois du monde. Cela est si vrai qu’il n’y a personne au monde que vous à qui il soit permis de toucher cette pierre et de la lever pour y entrer. Il m’est même défendu d’y toucher et de mettre le pied dans le trésor quand il sera ouvert. Pour cela, il faut que vous exécutiez de point en point ce que je vous dirai, sans y manquer : la chose est de grande conséquence, et pour vous et pour moi. »
Aladdin, toujours dans l’étonnement de ce qu’il voyait et de tout ce qu’il venait d’entendre dire au magicien de ce trésor qui devait le rendre heureux à jamais, oublia tout ce qui s’était passé. « Hé bien ! mon oncle, dit-il au magicien en se levant, de quoi s’agit-il ? Commandez, je suis tout prêt à obéir. – Je suis ravi, mon enfant, lui dit le magicien africain en l’embrassant, que vous ayez pris ce parti ; venez, approchez-vous, prenez cet anneau et levez la pierre. – Mais, mon oncle, reprit Aladdin, je ne suis pas assez fort pour la lever ; il faut donc que vous m’aidiez. – Non, repartit le magicien africain, vous n’avez pas besoin de mon aide, et nous ne ferions rien, vous et moi, si je vous aidais : il faut que vous la leviez vous seul. Prononcez seulement le nom de votre père et de votre grand-père en tenant l’anneau, et levez, vous verrez qu’il viendra à vous sans peine. » Aladdin fit comme le magicien lui avait dit, il leva la pierre avec facilité, et il la posa à côté.
Quand la pierre fut ôtée, un caveau de trois à quatre pieds de profondeur se fit voir avec une petite porte et des degrés pour descendre plus bas. « Mon fils, dit alors le magicien africain à Aladdin, observez exactement tout ce que je vais vous dire. Descendez dans ce caveau ; quand vous serez au bas des degrés que vous voyez, vous trouverez une porte ouverte qui vous conduira dans un grand lieu voûté et partagé en trois grandes salles l’une après l’autre. Dans chacune, vous verrez à droite et à gauche quatre vases de bronze, grands comme des cuves, pleins d’or et d’argent ; mais gardez-vous bien d’y toucher. Avant d’entrer dans la première salle, levez votre robe et serrez-la bien autour de vous ; quand vous y serez entré, passez à la seconde sans vous arrêter, et de là à la troisième, aussi sans vous arrêter. Sur toutes choses, gardez-vous bien d’approcher des murs et d’y toucher, même avec votre robe : car si vous y touchiez, vous mourriez sur-le-champ. C’est pour cela que je vous ai dit de la tenir serrée autour de vous. Au bout de la troisième salle, il y a une porte qui vous donnera entrée dans un jardin planté de beaux arbres, tous chargés de fruits. Marchez tout droit et traversez ce jardin par un chemin qui vous mènera à un escalier de cinquante marches pour monter sur une terrasse. Quand vous serez sur la terrasse, vous verrez devant vous une niche, et dans la niche une lampe allumée. Prenez la lampe et éteignez-la, et quand vous aurez jeté le lumignon et versé la liqueur, mettez-la dans votre sein et apportez-la-moi. Ne craignez pas de gâter votre habit, la liqueur n’est pas de l’huile, et la lampe sera sèche dès qu’il n’y en aura plus. Si les fruits du jardin vous font envie, vous pouvez en cueillir autant que vous voudrez, cela ne vous est pas défendu. »
En achevant ces paroles, le magicien africain tira un anneau qu’il avait au doigt, et il le mit à l’un des doigts d’Aladdin en lui disant que c’était un préservatif contre tout ce qui pourrait lui arriver de mal, en observant bien tout ce qu’il venait de lui prescrire. « Allez, mon enfant, lui dit-il après cette instruction, descendez hardiment ; nous allons être riches l’un et l’autre pour toute notre vie. »
Aladdin sauta légèrement dans le caveau et il descendit jusqu’au bas des degrés. Il trouva les trois salles dont le magicien africain lui avait fait la description ; il passa au travers avec d’autant plus de précaution qu’il appréhendait de mourir s’il manquait à observer soigneusement ce qui lui avait été prescrit.
Il traversa le jardin sans s’arrêter, monta sur la terrasse, prit la lampe allumée dans la niche, jeta le lumignon et la liqueur, et en la voyant sans humidité, comme le magicien le lui avait dit, il la mit dans son sein. Il descendit de la terrasse et il s’arrêta dans le jardin à en considérer les fruits, qu’il n’avait vus qu’en passant. Les arbres de ce jardin étaient tous chargés de fruits extraordinaires. Chaque arbre en portait de différentes couleurs. Il y en avait de blancs, de luisants et transparents comme le cristal ; de rouges, les uns plus chargés, les autres moins ; de verts, de bleus, de violets, de tirant sur le jaune et de plusieurs autres sortes de couleurs. Les blancs étaient des perles ; les luisants et transparents, des diamants ; les rouges les plus foncés, des rubis ; les autres moins foncés, des rubis balais ; les verts, des émeraudes ; les bleus, des turquoises ; les violets, des améthystes ; ceux qui tiraient sur le jaune, des saphirs ; et ainsi des autres. Et ces fruits étaient d’une grosseur et d’une perfection à quoi on n’avait vu rien de pareil dans le monde. Aladdin, qui n’en connaissait ni le mérite ni la valeur, ne fut pas touché de la vue de ces fruits, qui n’étaient pas de son goût, comme l’eussent été des figues, des raisins et les autres fruits excellents qui sont communs dans la Chine. Aussi n’était-il pas encore dans un âge à en connaître le prix. Il s’imagina que tous ces fruits n’étaient que du verre coloré et qu’ils ne valaient pas davantage. La diversité de tant de belles couleurs, néanmoins, la beauté et la grosseur extraordinaire de chaque fruit, lui donnèrent envie d’en cueillir de toutes les sortes. En effet, il en prit plusieurs de chaque couleur, et il en emplit ses deux poches et deux bourses toutes neuves que le magicien lui avait achetées avec l’habit dont il lui avait fait présent, afin qu’il n’eût rien que de neuf ; et comme les deux bourses ne pouvaient tenir dans ses poches, qui étaient déjà pleines, il les attacha de chaque côté à sa ceinture. Il en enveloppa même dans les plis de sa ceinture, qui était d’une étoffe de soie ample et à plusieurs tours, et il les accommoda de manière qu’ils ne pouvaient pas tomber. Il n’oublia pas aussi d’en fourrer dans son sein, entre la robe et la chemise autour de lui.
Aladdin, ainsi chargé de tant de richesses sans le savoir, reprit en diligence le chemin des trois salles, pour ne pas faire attendre trop longtemps le magicien africain ; et après avoir passé à travers avec la même précaution qu’auparavant, il remonta par où il était descendu, et se présenta à l’entrée du caveau, où le magicien africain l’attendait avec impatience. Aussitôt qu’Aladdin l’aperçut : « Mon oncle, lui dit-il, je vous prie de me donner la main pour m’aider à monter. » Le magicien africain lui dit : « Mon fils, donnez-moi la lampe auparavant, elle pourrait vous embarrasser. – Pardonnez-moi, mon oncle, reprit Aladdin, elle ne m’embarrasse pas ; je vous la donnerai dès que je serai monté. » Le magicien s’opiniâtra à vouloir qu’Aladdin lui mît la lampe entre les mains avant de le tirer du caveau, et Aladdin, qui avait embarrassé cette lampe avec tous ces fruits dont il s’était garni de tous côtés, refusa absolument de la donner qu’il ne fût hors du caveau. Alors le magicien africain, au désespoir de la résistance de ce jeune homme, entra dans une furie épouvantable : il jeta un peu de son parfum sur le feu, qu’il avait eu soin d’entretenir, et à peine eut-il prononcé deux paroles magiques, que la pierre qui servait à fermer l’entrée du caveau se remit d’elle-même à sa place, avec la terre par-dessus, au même état qu’elle était à l’arrivée du magicien africain et d’Aladdin.
Il est certain que le magicien africain n’était pas frère de Mustafa le tailleur, comme il s’en était vanté, ni par conséquent oncle d’Aladdin. Il était véritablement d’Afrique, et il y était né ; et comme l’Afrique est un pays où l’on est plus entêté de la magie que partout ailleurs, il s’y était appliqué dès sa jeunesse, et après quarante années ou environ d’enchantements, d’opérations de géomance, de suffumigations et de lecture de livres de magie, il était enfin parvenu à découvrir qu’il y avait dans le monde une lampe merveilleuse, dont la possession le rendrait plus puissant qu’aucun monarque de l’univers s’il pouvait en devenir le possesseur. Par une dernière opération de géomance, il avait connu que cette lampe était dans un lieu souterrain au milieu de la Chine, à l’endroit et avec toutes les circonstances que nous venons de voir. Bien persuadé de la vérité de cette découverte, il était parti de l’extrémité de l’Afrique, comme nous l’avons dit ; et après un voyage long et pénible, il était arrivé à la ville qui était si voisine du trésor. Mais quoique la lampe fût certainement dans le lieu dont il avait connaissance, il ne lui était pas permis néanmoins de l’enlever luimême ni d’entrer en personne dans le lieu souterrain où elle était. Il fallait qu’un autre y descendît, l’allât prendre et la lui mît entre les mains : c’est pourquoi il s’était adressé à Aladdin, qui lui avait paru un jeune enfant sans conséquence et très-propre à lui rendre ce service qu’il attendait de lui, bien résolu, dès qu’il aurait la lampe dans ses mains, de faire la dernière fumigation que nous avons dite et de prononcer les deux paroles magiques qui devaient faire l’effet que nous avons vu, et sacrifier le pauvre Aladdin à son avarice et à sa méchanceté, afin de n’en avoir pas de témoin. Le soufflet donné à Aladdin et l’autorité qu’il avait prise sur lui n’avaient pour but que de l’accoutumer à le craindre et à lui obéir exactement, afin que, lorsqu’il lui demanderait cette fameuse lampe magique, il la lui donnât aussitôt. Mais il lui arriva tout le contraire de ce qu’il s’était proposé. Enfin il n’usa de sa méchanceté avec tant de précipitation, pour perdre le pauvre Aladdin, que parce qu’il craignit que, s’il contestait plus longtemps avec lui, quelqu’un ne vînt à les entendre et ne rendît public ce qu’il voulait tenir très-caché.
Quand le magicien africain vit ses grandes et belles espérances échouées à n’y revenir jamais, il n’eut pas d’autre parti à prendre que de retourner en Afrique. C’est ce qu’il fit dès le même jour. Il prit sa route par des détours pour ne pas rentrer dans la ville d’où il était sorti avec Aladdin. Il avait à craindre en effet d’être observé par plusieurs personnes qui pouvaient l’avoir vu se promener avec cet enfant et revenir sans lui.
Selon toutes les apparences, on ne devait plus entendre parler d’Aladdin. Mais celui-là même qui avait cru le perdre pour jamais n’avait pas fait attention qu’il lui avait mis au doigt un anneau qui pouvait servir à le sauver. En effet ce fut cet anneau qui fut cause du salut d’Aladdin, qui n’en savait nullement la vertu ; et il est étonnant que cette perte, jointe à celle de la lampe, n’ait pas jeté ce magicien dans le dernier désespoir. Mais les magiciens sont si accoutumés aux disgrâces et aux événements contraires à leurs souhaits, qu’ils ne cessent, tant qu’ils vivent, de se repaître de fumée, de chimères et de visions.
Aladdin, qui ne s’attendait pas à la méchanceté de son faux oncle, après les caresses et le bien qu’il avait faits, fut dans un étonnement qu’il est plus aisé d’imaginer que de représenter par des paroles. Quand il se vit enterré tout vif, il appela mille fois son oncle en criant qu’il était prêt à lui donner la lampe ; mais ses cris étaient inutiles, et il n’y avait plus moyen d’être entendu. Ainsi il demeura dans les ténèbres et dans l’obscurité. Enfin, après avoir donné quelque relâche à ses larmes, il descendit jusqu’au bas de l’escalier du caveau pour aller chercher la lumière dans le jardin où il avait déjà passé. Mais le mur, qui s’était ouvert par enchantement, s’était refermé et rejoint par un autre enchantement. Il tâtonne devant lui, à droite et à gauche par plusieurs fois, et il ne trouve plus de porte. Il redouble ses cris et ses pleurs, et il s’assied sur les degrés du caveau, sans espoir de revoir jamais la lumière, et avec la triste certitude, au contraire, de passer des ténèbres où il était dans celles d’une mort prochaine.
Aladdin demeura deux jours en cet état, sans manger et sans boire. Le troisième jour enfin, en regardant la mort comme inévitable, il éleva les mains en les joignant, et, avec une résignation entière à la volonté de Dieu, il s’écria : « Il n’y a de force et de puissance qu’en Dieu, le haut, le grand. » Dans cette action de mains jointes, il frotta, sans y penser, l’anneau que le magicien africain lui avait mis au doigt et dont il ne connaissait pas encore la vertu. Aussitôt un génie d’une figure énorme et d’un regard épouvantable s’éleva devant lui comme de dessous terre, jusqu’à ce qu’il atteignit de la tête à la voûte, et dit à Aladdin ces paroles : « Que veux-tu ? me voici prêt à t’obéir comme ton esclave et l’esclave de tous ceux qui ont l’anneau au doigt, moi et les autres esclaves de l’anneau. »
En tout autre temps et en toute autre occasion, Aladdin, qui n’était pas accoutumé à de pareilles visions, eût pu être saisi de frayeur et perdre la parole à la vue d’une figure si extraordinaire. Mais, occupé uniquement du danger présent où il était, il répondit sans hésiter ; « Qui que tu sois, fais-moi sortir de ce lieu si tu en as le pouvoir. » À peine eut-il prononcé ces paroles que la terre s’ouvrit, et qu’il se trouva hors du caveau et à l’endroit justement où le magicien l’avait amené.
On ne trouvera pas étrange qu’Aladdin, qui était demeuré si longtemps dans les ténèbres les plus épaisses, ait eu d’abord de la peine à soutenir le grand jour. Il y accoutuma ses yeux peu à peu, et en regardant autour de lui, il fut fort surpris de ne pas voir d’ouverture sur la terre ; il ne put comprendre de quelle manière il se trouvait si subitement hors de ses entrailles. Il n’y eut que la place où les broussailles avaient été allumées qui lui fit reconnaître à peu près où était le caveau. Ensuite, en se tournant du côté de la ville, il l’aperçut au milieu des jardins qui l’environnaient, et il reconnut le chemin par où le magicien africain l’avait amené. Il le reprit en rendant grâces à Dieu de se revoir une autre fois au monde après avoir désespéré d’y revenir jamais. Il arriva jusqu’à la ville, et se traîna chez lui avec bien de la peine. En entrant chez sa mère, la joie de la revoir, jointe à la faiblesse dans laquelle il était de n’avoir pas mangé depuis près de trois jours, lui causa un évanouissement qui dura quelque temps. Sa mère, qui l’avait déjà pleuré comme perdu ou comme mort, en le voyant en cet état, n’oublia aucun de ses soins pour le faire revenir. Il revint enfin de son évanouissement, et les premières paroles qu’il prononça furent celles-ci : « Ma mère, avant toute chose, je vous prie de me donner à manger ; il y a trois jours que je n’ai pris quoi que ce soit. » Sa mère lui apporta ce qu’elle avait, et en le mettant devant lui : « Mon fils, lui ditelle, ne vous pressez pas, cela est dangereux ; mangez peu à peu et à votre aise, et ménagez-vous, dans le grand besoin que vous en avez. Je ne veux pas même que vous me parliez. Vous aurez assez de temps pour me raconter ce qui vous est arrivé quand vous serez bien rétabli. Je suis toute consolée de vous revoir après l’affliction où je me suis trouvée depuis vendredi, et toutes les peines que je me suis données pour apprendre ce que vous étiez devenu, dès que j’eus vu qu’il était nuit et que vous n’étiez pas revenu à la maison. »
Aladdin suivit le conseil de sa mère, il mangea tranquillement et peu à peu, et il but à proportion. Quand il eut achevé :
« Ma mère, dit-il, j’aurais de grandes plaintes à vous faire sur ce que vous m’avez abandonné avec tant de facilité à la discrétion d’un homme qui avait dessein de me perdre, et qui tient, à l’heure que je vous parle, ma mort si certaine, qu’il ne doute pas ou que je ne sois plus en vie, ou que je ne doive la perdre au premier jour. Mais vous avez cru qu’il était mon oncle, et je l’ai cru comme vous. Eh ! pouvions-nous avoir d’autre pensée d’un homme qui m’accablait de caresses et de biens, et qui me faisait tant d’autres promesses avantageuses ? Sachez, ma mère, que ce n’est qu’un traître, un méchant, un fourbe. Il ne m’a fait tant de bien et tant de promesses qu’afin d’arriver au but qu’il s’était proposé de me perdre comme je l’ai dit, sans que ni vous ni moi nous puissions en deviner la cause. De mon côté, je puis assurer que je ne lui ai donné aucun sujet qui méritât le moindre mauvais traitement. Vous le comprendrez vous-même par le récit fidèle que vous allez entendre de tout ce qui s’est passé depuis que je me suis séparé de vous jusqu’à l’exécution de son pernicieux dessein.
Aladdin commença à raconter à sa mère tout ce qui lui était arrivé avec le magicien depuis le vendredi qu’il était venu le prendre pour le mener avec lui voir les palais et les jardins qui étaient hors de la ville ; ce qui lui arriva dans le chemin jusqu’à l’endroit des deux montagnes où se devait opérer le grand prodige du magicien ; comment, par un parfum jeté dans du feu et quelques paroles magiques, la terre s’était ouverte en un instant et avait fait voir l’entrée d’un caveau qui conduisait à un trésor inestimable. Il n’oublia pas le soufflet qu’il avait reçu du magicien, et de quelle manière, après s’être un peu radouci, il l’avait engagé, par de grandes promesses et en lui mettant son anneau au doigt, à descendre dans le caveau. Il n’omit aucune circonstance de tout ce qu’il avait vu en passant et en repassant dans les trois salles, dans le jardin et sur la terrasse, où il avait pris la lampe merveilleuse, qu’il montra à sa mère en la tirant de son sein, aussi bien que les fruits transparents et de différentes couleurs qu’il avait cueillis dans le jardin en s’en retournant, auxquels il joignit deux bourses pleines qu’il donna à sa mère, et dont elle fit peu de cas. Ces fruits étaient cependant des pierres précieuses dont l’éclat brillant comme le soleil, qu’ils rendaient à la faveur d’une lampe qui éclairait la chambre, devait faire juger de leur grand prix. Mais la mère d’Aladdin n’avait pas sur cela plus de connaissance que son fils ; elle avait été élevée dans une condition très-médiocre, et son mari n’avait pas eu assez de biens pour lui donner de ces sortes de pierreries ; d’ailleurs elle n’en avait jamais vu à aucune de ses parentes ni de ses voisines : ainsi il ne faut pas s’étonner si elle ne les regarda que comme des choses de peu de valeur, et bonnes tout au plus à récréer la vue par la variété de leurs couleurs, ce qui fit qu’Aladdin les mit derrière un des coussins du sofa sur lequel il était assis. Il acheva le récit de son aventure en lui disant que, comme il fut revenu et qu’il se fut présenté à l’entrée du caveau prêt à en sortir, sur le refus qu’il avait fait au magicien de lui donner la lampe qu’il voulait avoir, l’entrée du caveau s’était refermée en un instant par la force du parfum que le magicien avait jeté sur le feu, qu’il n’avait pas laissé éteindre, et des paroles qu’il avait prononcées. Mais il n’en put dire davantage sans verser des larmes en lui représentant l’état malheureux où il s’était trouvé lorsqu’il
s’était vu enterré tout vivant dans le fatal caveau, jusqu’au moment qu’il en était sorti, et que, pour ainsi dire, il était revenu au monde par l’attouchement de son anneau, dont il ne connaissait pas encore la vertu. Quand il eut fini ce récit : « Il n’est pas nécessaire de vous en dire davantage, dit-il à sa mère, le reste vous est connu. Voilà enfin quelle a été mon aventure et quel est le danger que j’ai couru depuis que vous ne m’avez vu. »
La mère d’Aladdin eut la patience d’entendre ce récit merveilleux et surprenant, et en même temps si affligeant pour une mère qui aimait son fils tendrement, malgré ses défauts, sans l’interrompre. Dans les endroits néanmoins les plus touchants, et qui faisaient connaître davantage la perfidie du magicien africain, elle ne put s’empêcher de faire paraître combien elle le détestait par les marques de son indignation. Mais dès qu’Aladdin eut achevé, elle se déchaîna en mille injures contre cet imposteur ; elle l’appela traître, perfide, barbare, assassin, trompeur, magicien, ennemi et destructeur du genre humain.
« Oui, mon fils, ajouta-t-elle, c’est un magicien, et les magiciens sont des pestes publiques : ils ont commerce avec les démons par leurs enchantements et par leurs sorcelleries. Béni soit Dieu, qui n’a pas voulu que sa méchanceté insigne eût son effet entier contre vous ! Vous devez bien le remercier de la grâce qu’il vous a faite. La mort vous était inévitable si vous ne vous fussiez souvenu de lui et que vous n’eussiez imploré son secours. » Elle dit encore beaucoup de choses en détestant toujours la trahison que le magicien avait faite à son fils, mais en parlant elle s’aperçut qu’Aladdin, qui n’avait pas dormi depuis trois jours, avait besoin de repos. Elle le fit coucher, et peu de temps après elle se coucha aussi.
Aladdin, qui n’avait pris aucun repos dans le lieu souterrain où il avait été enseveli à dessein qu’il y perdît la vie, dormit toute la nuit d’un profond sommeil et ne se réveilla le lendemain que fort tard. Il se leva, et la première chose qu’il dit à sa mère, ce fut qu’il avait besoin de manger, et qu’elle ne pouvait lui faire un plus grand plaisir que de lui donner à déjeuner.
« Hélas ! mon fils, lui répondit sa mère, je n’ai pas seulement un morceau de pain à vous donner ; vous mangeâtes hier au soir le peu de provisions qu’il y avait dans la maison. Mais donnezvous un peu de patience, je ne serai pas longtemps à vous en apporter. J’ai un peu de fil de coton de mon travail, je vais le vendre, afin de vous acheter du pain et quelque chose pour notre dîner. – Ma mère, reprit Aladdin, réservez votre fil de coton pour une autre fois, et donnez moi la lampe que j’apportai hier ; j’irai la vendre, et l’argent que j’en aurai servira à nous avoir de quoi déjeuner et dîner, et peut-être de quoi souper. »
La mère d’Aladdin prit la lampe où elle l’avait mise. « La voilà, dit-elle à son fils ; mais elle est bien sale ; pour peu qu’elle soit nettoyée, je crois qu’elle en vaudra quelque chose davantage. » Elle prit de l’eau et un peu de sable fin pour la nettoyer. Mais à peine eut-elle commencé à frotter cette lampe, qu’en un instant, en présence de son fils, un génie hideux, et d’une grandeur gigantesque, s’éleva et parut devant elle, et lui dit d’une voix tonnante : « Que veux-tu ? me voici prêt à t’obéir comme ton esclave et de tous ceux qui ont la lampe à la main, moi avec les autres esclaves de la lampe. »
La mère d’Aladdin n’était pas en état de répondre. Sa vue n’avait pu soutenir la figure hideuse et épouvantable du génie, et sa frayeur avait été si grande dès les premières paroles qu’il avait prononcées, qu’elle était tombée évanouie.
Aladdin, qui avait déjà eu une apparition à peu près semblable dans le caveau, sans perdre de temps ni le jugement, se saisit promptement de la lampe, et en suppléant au défaut de sa mère, il répondit pour elle d’un ton ferme : « J’ai faim, apportemoi de quoi manger. » Le génie disparut, et un instant après il revint chargé d’un grand bassin d’argent, qu’il portait sur sa tête, avec douze plats couverts, de même métal, pleins d’excellents mets arrangés dessus, avec six grands pains blancs comme neige sur les plats, deux bouteilles de vin exquis et deux tasses d’argent à la main. Il posa le tout sur le sofa, et aussitôt il disparut.
Cela se fit en si peu de temps, que la mère d’Aladdin n’était pas encore revenue de son évanouissement quand le génie disparut pour la seconde fois. Aladdin, qui avait déjà commencé à lui jeter de l’eau sur le visage sans effet, se mit en devoir de recommencer pour la faire revenir ; mais soit que les esprits qui s’étaient dissipés se fussent enfin réunis, ou que l’odeur des mets que le génie venait d’apporter y eût contribué pour quelque chose, elle revint dans le moment, « Ma mère, lui dit Aladdin, cela n’est rien, levez-vous et venez manger : voici de quoi vous remettre le cœur et en même temps de quoi satisfaire au grand besoin que j’ai de manger. Ne laissons pas refroidir de si bons mets, et mangeons. »
La mère d’Aladdin fut extrêmement surprise quand elle vit le grand bassin, les douze plats, les six pains, les deux bouteilles et les deux tasses, et qu’elle sentit l’odeur délicieuse qui s’exhalait de tous ces plats. « Mon fils, demanda-t-elle à Aladdin, d’où nous vient cette abondance, et à qui sommes-nous redevables d’une si grande libéralité ? Le sultan aurait-il eu connaissance de notre pauvreté et aurait-il eu compassion de nous ? – Ma mère, reprit Aladdin, mettons-nous à table et mangeons, vous en avez besoin aussi bien que moi ; je vous le dirai quand nous aurons déjeuné. » Ils se mirent à table, et ils mangèrent avec d’autant plus d’appétit que la mère et le fils ne s’étaient jamais trouvés à une table si bien fournie.
Pendant le repas, la mère d’Aladdin ne pouvait se lasser de regarder et d’admirer le bassin et les plats, quoiqu’elle ne sût pas trop distinctement s’ils étaient d’argent ou d’une autre matière, tant elle était peu accoutumée à en voir de pareils ; et, à proprement parler, sans avoir égard à leur valeur, qui lui était inconnue, il n’y avait que la nouveauté qui la tenait en admiration, et son fils Aladdin n’en avait pas plus de connaissance qu’elle.
Aladdin et sa mère, qui ne croyaient faire qu’un simple déjeuner, se trouvèrent encore à table à l’heure du dîner. Des mets si excellents les avaient mis en appétit, et pendant qu’ils étaient chauds, ils crurent qu’ils ne feraient pas mal de joindre les deux repas ensemble et de n’en pas faire à deux fois. Le double repas fini, il leur resta non-seulement de quoi souper, mais même assez de quoi en faire deux autres repas aussi forts le lendemain.
Quand la mère d’Aladdin eut desservi et mis à part les viandes auxquelles ils n’avaient pas touché, elle vint s’asseoir sur le sofa auprès de son fils, « Aladdin, lui dit-elle, j’attends que vous satisfassiez à l’impatience où je suis d’entendre le récit que vous m’avez promis. » Aladdin lui raconta exactement tout ce qui s’était passé entre le génie et lui pendant son évanouissement jusqu’à ce qu’elle fût revenue à elle.
La mère d’Aladdin était dans un grand étonnement du discours de son fils et de l’apparition du génie. « Mais, mon fils, reprit-elle, que voulez-vous dire avec vos génies ? jamais, depuis que je suis au monde, je n’ai entendu dire que personne de ma connaissance en eût vu. Par quelle aventure ce vilain génie est-il venu à moi ? Pourquoi s’est-il adressé à moi et non pas à vous, à qui il a déjà apparu dans le caveau du trésor ?
– Ma mère, repartit Aladdin, le génie qui vient de vous apparaître n’est pas le même qui m’est apparu. Ils se ressemblent en quelque manière par leur grandeur de géant, mais ils sont entièrement différents par leur mine et par leur habillement : aussi sont-ils à différents maîtres. Si vous vous en souvenez, celui que j’ai vu s’est dit esclave de l’anneau que j’ai au doigt, et celui que vous venez de voir s’est dit esclave de la lampe que vous aviez à la main ; mais je ne crois pas que vous l’ayez entendu : il me semble en effet que vous vous êtes évanouie dès qu’il a commencé à parler.
– Quoi ! s’écria la mère d’Aladdin, c’est donc votre lampe qui est cause que ce maudit génie s’est adressé à moi plutôt qu’à vous ? Ah ! mon fils, ôtez-la de devant mes yeux et la mettez où il vous plaira, je ne veux plus y toucher. Je consens plutôt qu’elle soit jetée ou vendue que de courir le risque de mourir de frayeur en la touchant. Si vous me croyez, vous vous déferez aussi de l’anneau. Il ne faut pas avoir commerce avec des génies : ce sont des démons, et notre prophète l’a dit.
– Ma mère, avec votre permission, reprit Aladdin, je me garderai bien présentement de vendre, comme j’étais prêt de le faire tantôt, une lampe qui va nous être si utile, à vous et à moi. Ne voyez-vous pas ce qu’elle vient de nous procurer ? Il faut qu’elle continue de nous fournir de quoi nous nourrir et nous entretenir. Vous devez juger comme moi que ce n’était pas sans raison que mon faux et méchant oncle s’était donné tant de mouvements et avait entrepris un si long et si pénible voyage, puisque c’était pour parvenir à la possession de cette lampe merveilleuse, qu’il avait préférée à tout l’or et l’argent qu’il savait être dans les salles, et que j’ai vus moi-même comme il m’en avait averti. Il savait trop bien le mérite et la valeur de cette lampe pour ne demander autre chose d’un trésor si riche. Puisque le hasard nous en a fait découvrir la vertu, faisons-en un usage qui nous soit profitable, mais d’une manière qui soit sans éclat et qui ne nous attire pas l’envie et la jalousie de nos voisins. Je veux bien l’ôter de devant vos yeux et la mettre dans un lieu où je la trouverai quand il en sera besoin, puisque les génies vous font tant de frayeur. Pour ce qui est de l’anneau, je ne saurais aussi me résoudre à le jeter. Sans cet anneau, vous ne m’eussiez jamais revu, et si je vivais à l’heure qu’il est, ce ne serait peut-être que pour peu de moments. Vous me permettrez donc de le garder et de le porter toujours au doigt bien précieusement. Qui sait s’il ne m’arrivera pas quelque autre danger, que nous ne pouvons prévoir ni vous ni moi, dont il pourra me délivrer ? » Comme le raisonnement d’Aladdin paraissait assez juste, sa mère n’eut rien à y répliquer. « Mon fils, lui dit-elle, vous pouvez faire comme vous l’entendrez : pour moi, je ne voudrais pas avoir affaire avec des génies. Je vous déclare que je m’en lave les mains et que je ne vous en parlerai pas davantage. »
Le lendemain au soir, après le souper, il ne resta rien de la bonne provision que le génie avait apportée. Le jour suivant, Aladdin, qui ne voulait pas attendre que la faim le pressât, prit un des plats d’argent sous sa robe et sortit du matin pour l’aller vendre. Il s’adressa à un juif qu’il rencontra dans son chemin. Il le tira à l’écart, et en lui montrant le plat, il lui demanda s’il voulait l’acheter.
Le juif, rusé et adroit, prend le plat, l’examine, et il n’eut pas plutôt connu qu’il était de bon argent, qu’il demanda à Aladdin combien il l’estimait. Aladdin, qui n’en connaissait pas la valeur et qui n’avait jamais fait commerce de cette marchandise, se contenta de lui dire qu’il savait bien lui-même ce que ce plat pouvait valoir, et qu’il s’en rapportait à sa bonne foi. Le juif se trouva embarrassé de l’ingénuité d’Aladdin. Dans l’incertitude où il était de savoir si Aladdin en connaissait la matière et la valeur, il tira de sa bourse une pièce d’or, qui ne faisait au plus que la soixante-deuxième partie de la valeur du plat, et il la lui présenta. Aladdin prit la pièce avec un grand empressement, et dès qu’il l’eut dans la main, il se retira si promptement, que le juif, non content du gain exorbitant qu’il faisait par cet achat, fut bien fâché de n’avoir pas pénétré qu’Aladdin ignorait le prix de ce qu’il lui avait vendu, et qu’il aurait pu lui en donner beaucoup moins. Il fut sur le point de courir après le jeune homme pour tâcher de retirer quelque chose de sa pièce d’or ; mais Aladdin courait, et il était déjà si loin qu’il aurait eu de la peine à le joindre.
Aladdin, en s’en retournant chez sa mère, s’arrêta à la boutique d’un boulanger, chez qui il fit la provision de pain pour sa mère et pour lui, et qu’il paya sur sa pièce d’or, que le boulanger lui changea. En arrivant, il donna le reste à sa mère, qui alla au marché acheter les autres provisions nécessaires pour vivre eux deux pendant quelques jours.
Ils continuèrent ainsi à vivre de ménage, c’est-à-dire qu’Aladdin vendit tous les plats au juif, l’un après l’autre jusqu’au douzième, de la même manière qu’il avait fait le premier, à mesure que l’argent venait à manquer dans la maison. Le juif, qui avait donné une pièce d’or du premier, n’osa lui offrir moins des autres : de crainte de perdre une si bonne aubaine, il les paya tous sur le même pied. Quand l’argent du dernier plat fut dépensé, Aladdin eut recours au bassin, qui pesait lui seul dix fois autant que chaque plat. Il voulut le porter à son marchand ordinaire, mais son grand poids l’en empêcha. Il fut donc obligé d’aller chercher le juif, qu’il amena chez sa mère ; et le juif, après avoir examiné le poids du bassin, lui compta sur-le-champ dix pièces d’or, dont Aladdin se contenta.
Tant que les pièces d’or durèrent, elles furent employées à la dépense journalière de la maison. Aladdin cependant, accoutumé à une vie oisive, s’était abstenu de jouer avec les jeunes gens de son âge depuis son aventure avec le magicien africain. Il passait les journées à se promener ou à s’entretenir avec des gens avec lesquels il avait fait connaissance ; quelquefois il s’arrêtait dans les boutiques des gros marchands, où il prêtait l’oreille aux entretiens de gens de distinction qui s’y arrêtaient ou qui s’y trouvaient comme à une espèce de rendez-vous ; et ces entretiens peu à peu lui donnèrent quelque teinture de la connaissance du monde.
Quand il ne resta plus rien des dix pièces d’or, Aladdin eut recours à la lampe. Il la prit à la main, chercha le même endroit que sa mère avait touché, et comme il l’eut reconnu à l’impression que le sable y avait laissée, il la frotta comme elle avait fait, et aussitôt le même génie qui s’était déjà fait voir se présenta devant lui ; mais comme Aladdin avait frotté la lampe plus légèrement que sa mère, il lui parla aussi d’un ton plus radouci. « Que veux-tu ? lui dit-il dans les mêmes termes qu’auparavant ? Me voici prêt à t’obéir comme ton esclave, et de tous ceux qui ont la lampe à la main, moi et les autres esclaves de la lampe comme moi. » Aladdin lui dit : « J’ai faim, apportemoi de quoi manger. » Le génie disparut, et peu de moments après, il reparut chargé d’un service de table pareil à celui qu’il avait apporté la première fois. Il le posa sur le sofa, et dans le moment il disparut.
La mère d’Aladdin, avertie du dessein de son fils, était sortie exprès pour quelque affaire afin de ne pas se trouver dans la maison dans le temps de l’apparition du génie. Elle rentra peu de temps après, vit la table et le buffet très-bien garnis, et demeura presque aussi surprise de l’effet prodigieux de la lampe qu’elle l’avait été la première fois. Aladdin et sa mère se mirent à table, et après le repas, il leur resta encore de quoi vivre largement les deux jours suivants.
Dès qu’Aladdin vit qu’il n’y avait plus dans la maison ni pain, ni autres provisions, ni argent pour en avoir, il prit un plat d’argent et alla chercher le juif qu’il connaissait pour le lui vendre. En y allant, il passa devant la boutique d’un orfèvre, respectable par sa vieillesse, honnête homme et d’une grande probité. L’orfèvre, qui l’aperçut, l’appela et le fit entrer. « Mon fils, lui dit-il, je vous ai déjà vu passer plusieurs fois chargé comme vous l’êtes à présent, vous joindre avec un tel juif et repasser peu de temps après sans être chargé : je me suis imaginé que vous lui vendez ce que vous portez ; mais vous ne savez peut-être pas que ce juif est un trompeur et même plus trompeur que les autres juifs, et que personne de ceux qui le connaissent ne veut avoir affaire à lui. Au reste, ce que je vous dis ici n’est que pour vous faire plaisir. Si vous voulez me montrer ce que vous portez présentement et qu’il soit à vendre, je vous en donnerai fidèlement son juste prix si cela me convient, sinon je vous adresserai à d’autres marchands qui ne vous tromperont pas. »
L’espérance de faire plus d’argent du plat fit qu’Aladdin le tira de dessous sa robe et le montra à l’orfèvre. Le vieillard, qui connut d’abord que le plat était d’argent fin, lui demanda s’il en avait vendu de semblables au juif, et combien il les lui avait payés. Aladdin lui dit naïvement qu’il en avait vendu douze, et qu’il n’avait reçu du juif qu’une pièce d’or de chacun. « Ah ! le voleur ! s’écria l’orfèvre. Mon fils, ajouta-t-il, ce qui est fait est fait, il n’y faut plus penser ; mais en vous faisant voir ce que vaut votre plat, qui est du meilleur argent dont nous nous servions dans nos boutiques, vous connaîtrez combien le juif vous a trompé. »
L’orfèvre prit la balance, il pesa le plat ; et après avoir expliqué à Aladdin ce que c’était qu’un marc d’argent, combien il valait, et ses subdivisions, il lui fit remarquer que, suivant le poids du plat, il valait soixante-douze pièces d’or, qu’il lui compta sur-le-champ en espèces. « Voilà, dit-il, la juste valeur de votre plat. Si vous en doutez, vous pouvez vous adresser à celui de nos orfèvres qu’il vous plaira, et s’il vous dit qu’il vaut davantage, je vous promets de vous en payer le double. Nous ne gagnons que la façon de l’argenterie que nous achetons, et c’est ce que les juifs les plus équitables ne font pas. »
Aladdin remercia bien fort l’orfèvre du bon conseil qu’il venait de lui donner et dont il tirait déjà un si grand avantage. Dans la suite, il ne s’adressa plus qu’à lui pour vendre les autres plats, aussi bien que le bassin, dont la juste valeur lui fut toujours payée à proportion de son poids. Quoique Aladdin et sa mère eussent une source intarissable d’argent en leur lampe, pour s’en procurer tant qu’ils voudraient dès qu’il viendrait à leur manquer, ils continuèrent néanmoins de vivre toujours avec la même frugalité qu’auparavant, à la réserve de ce qu’Aladdin en mettait à part pour s’entretenir honnêtement et pour se pourvoir des commodités nécessaires dans leur petit ménage. Sa mère, de son côté, ne prenait la dépense de ses habits que sur ce que lui valait le coton qu’elle filait. Avec une conduite si sobre, il est aisé de juger combien de temps l’argent des douze plats et du bassin, selon le prix qu’Aladdin les avait vendus à l’orfèvre, devait leur avoir duré. Ils vécurent de la sorte pendant quelques années, avec le secours du bon usage qu’Aladdin faisait de la lampe de temps en temps.
Dans cet intervalle, Aladdin, qui ne manquait pas de se trouver avec beaucoup d’assiduité au rendez-vous des personnes de distinction, dans les boutiques des plus gros marchands de draps d’or et d’argent, d’étoffes de soie, de toiles les plus fines et de joailleries, et qui se mêlait quelquefois dans leurs conversations, acheva de se former, et prit insensiblement toutes les manières du beau monde. Ce fut particulièrement chez les joailliers qu’il fut détrompé de la pensée qu’il avait que les fruits transparents qu’il avait cueillis dans le jardin où il était allé prendre la lampe n’étaient que du verre coloré, et qu’il apprit que c’étaient des pierres de grand prix. À force de voir vendre et acheter de toutes sortes de ces pierreries dans leurs boutiques, il en apprit la connaissance et le prix, et comme il n’en voyait point de pareilles aux siennes, ni en beauté ni en grosseur, il comprit qu’au lieu de morceaux de verre qu’il avait regardés comme des bagatelles, il possédait un trésor inestimable. Il eut la prudence de n’en parler à personne, pas même à sa mère, et il n’y a pas de doute que son silence ne lui ait valu la haute fortune où nous verrons dans la suite qu’il s’éleva.
Un jour, en se promenant dans un quartier de la ville, Aladdin entendit publier à haute voix un ordre du sultan de fermer les boutiques et les portes des maisons, et de se renfermer chacun chez soi jusqu’à ce que la princesse Badroulboudour, fille du sultan, fût passée pour aller au bain et qu’elle en fût revenue.
Ce cri public fit naître à Aladdin la curiosité de voir la princesse à découvert. Mais il ne le pouvait qu’en se mettant dans quelque maison de connaissance et au travers d’une jalousie, ce qui ne le contentait pas, parce que la princesse, selon la coutume, devait avoir un voile sur le visage en allant au bain. Pour se satisfaire, il s’avisa d’un moyen qui lui réussit. Il alla se placer derrière la porte du bain, qui était disposée de manière qu’il ne pouvait manquer de la voir venir en face.
Aladdin n’attendit pas longtemps. La princesse parut, et il la vit venir au travers d’une fente assez grande pour voir sans être vu. Elle était accompagnée d’une grande foule de ses femmes et d’eunuques qui marchaient sur les côtés et à sa suite. Quand elle fut à trois ou quatre pas de la porte du bain, elle ôta le voile qui lui couvrait le visage et qui la gênait beaucoup, et de la sorte elle donna lieu à Aladdin de la voir d’autant plus à son aise qu’elle venait droit à lui.
Jusqu’à ce moment, Aladdin n’avait pas vu d’autres femmes le visage découvert que sa mère, qui était âgée et qui n’avait jamais eu d’assez beaux traits pour faire juger que les autres femmes fussent plus belles. Il pouvait bien avoir entendu dire qu’il y en avait d’une beauté surprenante ; mais quelques paroles qu’on emploie pour relever le mérite d’une beauté, jamais elles ne font l’impression que la beauté fait elle-même.
Lorsque Aladdin eut vu la princesse Badroulboudour, il perdit la pensée qu’il avait que toutes les femmes dussent ressembler à peu près à sa mère. Ses sentiments se trouvèrent bien différents, et son cœur ne put refuser toutes ses inclinations à l’objet qui venait de le charmer. En effet, la princesse était la plus belle brune que l’on pût voir au monde. Elle avait les yeux grands, à fleur de tête, vifs et brillants, le regard doux et modeste, le nez d’une juste proportion et sans défaut, la bouche petite, les lèvres vermeilles et toutes charmantes par leur agréable symétrie. En un mot, tous les traits de son visage étaient d’une régularité accomplie. On ne doit donc pas s’étonner si Aladdin fut ébloui et presque hors de lui-même à la vue de l’assemblage de tant de merveilles, qui lui étaient inconnues. Avec toutes ces perfections, la princesse avait encore une riche taille, un port et un air majestueux qui, à la voir seulement, lui attiraient le respect qui lui était dû.
Quand la princesse fut entrée dans le bain, Aladdin demeura quelque temps interdit et comme en extase en retraçant et en s’imprimant profondément l’idée d’un objet dont il était charmé et pénétré jusqu’au fond du cœur. Il rentra enfin en lui-même, et en considérant que la princesse était passée et qu’il garderait inutilement son poste pour la revoir à la sortie du bain, puisqu’elle devait lui tourner le dos et être voilée, il prit le parti de l’abandonner et de se retirer.
Aladdin, en rentrant chez lui, ne put si bien cacher son trouble et son inquiétude que sa mère ne s’en aperçût. Elle fut surprise de le voir ainsi triste et rêveur, contre son ordinaire. Elle lui demanda s’il lui était arrivé quelque chose, ou s’il se trouvait indisposé. Mais Aladdin ne lui fit aucune réponse, et il s’assit négligemment sur le sofa, où il demeura dans la même situation, toujours occupé à se retracer l’image charmante de la princesse Badroulboudour. Sa mère, qui préparait le souper, ne le pressa pas davantage. Quand il fut prêt, elle le servit près de lui sur le sofa et se mit à table ; mais comme elle s’aperçut que son fils n’y faisait aucune attention, elle l’avertit de manger, et ce ne fut qu’avec bien de la peine qu’il changea de situation. Il mangea beaucoup moins qu’à l’ordinaire, les yeux toujours baissés, et avec un silence si profond qu’il ne fut pas possible à sa mère de tirer de lui la moindre parole, sur toutes les demandes qu’elle lui fit pour tâcher d’apprendre le sujet d’un changement si extraordinaire.
Après le souper, elle voulut recommencer à lui demander le sujet d’une si grande mélancolie, mais elle ne put rien en savoir, et il prit le parti de s’aller coucher plutôt que de donner à sa mère la moindre satisfaction sur cela.
Sans examiner comment Aladdin, épris de la beauté et des charmes de la princesse Badroulboudour, passa la nuit, nous remarquerons seulement que le lendemain, comme il était assis sur le sofa, vis-à-vis de sa mère, qui filait du coton à son ordinaire, il lui parla en ces termes : « Ma mère, dit-il, je romps le silence que j’ai gardé depuis hier à mon retour de la ville. Il vous a fait de la peine, et je m’en suis bien aperçu. Je n’étais pas malade, comme il m’a paru que vous l’avez cru, et je ne le suis pas encore. Mais je puis vous dire que ce que je sentais et ce que je ne cesse encore de sentir, est quelque chose de pire qu’une maladie. Je ne sais pas bien quel est ce mal, mais je ne doute pas que ce que vous allez entendre ne vous le fasse connaître.
« On n’a pas su dans ce quartier, continua Aladdin, et ainsi vous n’avez pu le savoir, qu’hier la princesse Badroulboudour, fille du sultan, alla au bain l’après-dînée. J’appris cette nouvelle en me promenant par la ville. On publia un ordre de fermer les boutiques et de se retirer chacun chez soi, pour rendre à cette princesse l’honneur qui lui est dû, et lui laisser le chemin libre dans les rues par où elle devait passer. Comme je n’étais pas éloigné du bain, la curiosité de la voir le visage découvert me fit naître la pensée d’aller me placer derrière la porte du bain, en faisant réflexion qu’il pouvait arriver qu’elle ôterait son voile quand elle serait prête d’y entrer. Vous savez la disposition de la porte, et vous pouvez juger vous-même que je devais la voir à mon aise si ce que je m’étais imaginé arrivait. En effet, elle ôta son voile en entrant, et j’eus le bonheur de voir cette aimable princesse avec la plus grande satisfaction du monde. Voilà, ma mère, le grand motif de l’état où vous me vîtes hier quand je rentrai, et le sujet du silence que j’ai gardé jusqu’à présent. J’aime la princesse d’un amour dont la violence est telle que je ne saurais vous l’exprimer ; et comme ma passion vive et ardente augmente à tout moment, je sens qu’elle ne peut être satisfaite que par la possession de l’aimable princesse Badroulboudour, ce qui fait que j’ai pris la résolution de la faire demander en mariage au sultan. »
La mère d’Aladdin avait écouté le discours de son fils avec assez d’attention jusqu’à ces dernières paroles ; mais quand elle eut entendu que son dessein était de faire demander la princesse Badroulboudour en mariage, elle ne put s’empêcher de l’interrompre par un grand éclat de rire. Aladdin voulut poursuivre ; mais en l’interrompant encore : « Eh, mon fils, lui ditelle, à quoi pensez-vous ? Il faut que vous ayez perdu l’esprit pour me tenir un pareil discours.
« – Ma mère, reprit Aladdin, je puis vous assurer que je n’ai pas perdu l’esprit ; je suis dans mon bon sens, j’ai prévu les reproches de folie et d’extravagance que vous me faites et ceux que vous pourriez me faire ; mais tout cela ne m’empêchera pas de vous dire encore une fois que ma résolution est prise de faire demander au sultan la princesse Badroulboudour en mariage.
« – En vérité, mon fils, repartit la mère très-sérieusement, je ne saurais m’empêcher de vous dire que vous vous oubliez entièrement ; et quand même vous voudriez exécuter cette résolution, je ne vois pas par qui vous oseriez faire cette demande au sultan. – Par vous-même ; répliqua aussitôt le fils sans hésiter.
– Par moi ! s’écria la mère d’un air de surprise et d’étonnement ; et au sultan ? Ah ! je me garderai bien de m’engager dans une pareille entreprise. Et qui êtes-vous, mon fils, continua-t-elle, pour avoir la hardiesse de penser à la fille de votre sultan ? Avez-vous oublié que vous êtes fils d’un tailleur des moindres de sa capitale, et d’une mère dont les ancêtres n’ont pas été d’une naissance plus relevée ? Savez-vous que les sultans ne daignent pas donner leurs filles en mariage même à des fils de sultans qui n’ont pas l’espérance de régner un jour comme eux ?
« – Ma mère, répliqua Aladdin, je vous ai déjà dit que j’ai prévu tout ce que vous venez de me dire, et je dis la même chose de tout ce que vous y pourrez ajouter. Vos discours ni vos remontrances ne me feront pas changer de sentiment. Je vous ai dit que je ferais demander la princesse Badroulboudour en mariage par votre entremise, c’est une grâce que je vous demande avec tout le respect que je vous dois, et je vous supplie de ne me la pas refuser, à moins que vous n’aimiez mieux me voir mourir que de me donner la vie une seconde fois. »
La mère d’Aladdin se trouva fort embarrassée quand elle vit l’opiniâtreté avec laquelle Aladdin persistait dans un dessein si éloigné du bon sens. « Mon fils, lui dit-elle encore, je suis votre mère, et comme une bonne mère, qui vous ai mis au monde, il n’y a rien de raisonnable ni de convenable à mon état et au vôtre que je ne fusse prête à faire pour l’amour de vous. S’il s’agissait de parler de mariage pour vous avec la fille de quelqu’un de nos voisins, d’une condition pareille ou approchant de la vôtre, je n’oublierais rien, et je m’emploierais de bon cœur en tout ce qui serait en mon pouvoir ; encore, pour y réussir faudrait-il que vous eussiez quelques biens ou quelque revenu, ou que vous sussiez un métier. Quand de pauvres gens comme nous veulent se marier, la première chose à quoi ils doivent songer, c’est d’avoir de quoi vivre. Mais, sans faire cette réflexion sur la bassesse de votre naissance, sur le peu de mérite et de biens que vous avez, vous prenez votre vol jusqu’au plus haut degré de la fortune, et vos prétentions ne sont pas moindres que de vouloir demander en mariage et épouser la fille de votre souverain, qui n’a qu’à dire un mot pour vous précipiter et vous écraser ! Je laisse à part ce qui vous regarde, c’est à vous à y faire les réflexions que vous devez, pour peu que vous ayez de bon sens. Je viens à ce qui me touche. Comment une pensée aussi extraordinaire que celle de vouloir que j’aille faire la proposition au sultan de vous donner la princesse sa fille en mariage, a-t-elle pu vous venir dans l’esprit ? Je suppose que j’aie, je ne dis pas la hardiesse, mais l’effronterie d’aller me présenter devant Sa Majesté pour lui faire une demande si extravagante, à qui m’adresserai-je pour m’introduire ? Croyez-vous que le premier à qui j’en parlerais ne me traitât pas de folle et ne me chassât pas indignement comme je le mériterais ? Je suppose encore qu’il n’y ait pas de difficulté à se présenter à l’audience du sultan : je sais qu’il n’y en a pas quand on s’y présente pour lui demander justice, et qu’il la rend volontiers à ses sujets, quand ils la lui demandent ; je sais aussi que quand on se présente à lui pour lui demander une grâce, il l’accorde avec plaisir quand il voit qu’on l’a méritée et qu’on en est digne. Mais êtesvous dans ce cas-là, et croyez-vous avoir mérité la grâce que vous voulez que je demande pour vous ? en êtes-vous digne ? Qu’avez-vous fait pour votre prince ou pour votre patrie, et en quoi vous êtes-vous distingué ? Si vous n’avez rien fait pour mériter une si grande grâce, et que d’ailleurs vous n’en soyez pas digne, avec quel front pourrais-je la demander ? Comment pourrais-je seulement ouvrir la bouche pour la proposer au sultan ? Sa présence toute majestueuse et l’éclat de sa cour me fermeraient la bouche aussitôt, à moi qui tremblais devant feu mon mari, votre père, quand j’avais à lui demander la moindre chose. Il y a une autre raison, mon fils, à quoi vous ne pensez pas, qui est qu’on ne se présente pas devant nos sultans sans un présent à la main quand on a quelque chose à leur demander. Les présents ont au moins cet avantage, que, s’ils refusent la grâce pour les raisons qu’ils peuvent avoir, ils écoutent au moins la demande et celui qui la fait, sans aucune répugnance. Mais quel présent avez-vous à faire ? Et quand vous auriez quelque chose qui fût digne de la moindre attention d’un si grand monarque, quelle proportion y aurait-il de votre présent avec la demande que vous voulez lui faire ? Rentrez en vous-même, et songez que vous aspirez à une chose qu’il vous est impossible d’obtenir. »
Aladdin écouta fort tranquillement tout ce que sa mère put lui dire pour tâcher de le détourner de son dessein, et après avoir fait réflexion sur tous les points de sa remontrance, il prit enfin la parole et il lui dit : « J’avoue, ma mère, que c’est une grande témérité à moi d’oser porter mes intentions aussi loin que je fais, et une grande inconsidérément d’avoir exigé de vous avec tant de chaleur et de promptitude d’aller faire la proposition de mon mariage au sultan, sans prendre auparavant les moyens propres à vous procurer une audience et un accueil favorable : je vous en demande pardon. Mais dans la violence de la passion qui me possède, ne vous étonnez pas si d’abord je n’ai pas envisagé tout ce qui peut servir à me procurer le repos que je cherche. J’aime la princesse Badroulboudour au-delà de ce que vous pouvez vous imaginer, ou plutôt je l’adore, et je persévère toujours dans le dessein de l’épouser. C’est une chose arrêtée et résolue dans mon esprit. Je vous suis obligé de l’ouverture que vous venez de me faire ; je la regarde comme la première démarche qui doit me procurer l’heureux succès que je me promets.
« Vous me dites que ce n’est pas la coutume de se présenter devant le sultan sans un présent à la main, et que je n’ai rien qui soit digne de lui. Je tombe d’accord du présent, et je vous avoue que je n’y avais pas pensé ; mais, quant à ce que vous me dites que je n’ai rien qui puisse lui être présenté, croyez-vous, ma mère, que ce que j’ai apporté le jour que je fus délivré d’une mort inévitable, de la manière que vous savez, ne soit pas de quoi faire un présent très-agréable au sultan ? je parle de ce que j’ai apporté dans mes deux bourses et dans ma ceinture, et que nous avons pris, vous et moi, pour des verres colorés : mais à présent je suis détrompé, et je vous apprends, ma mère, que ce sont des pierreries d’un prix inestimable qui ne conviennent qu’à de grands monarques. J’en ai connu le mérite en fréquentant les joailliers, et vous pouvez m’en croire sur ma parole. Toutes celles que j’ai vues chez nos marchands joailliers ne sont pas comparables à celles que nous possédons, ni en grosseur, ni en beauté, et cependant ils les font monter à des prix excessifs. À la vérité, nous ignorons, vous et moi, le prix des nôtres ; mais quoi qu’il en puisse être, autant que je puis en juger par le peu d’expérience que j’en ai, je suis persuadé que le présent ne peut être que très-agréable au sultan. Vous avez une porcelaine assez grande et d’une forme très-propre pour les contenir ; apportezla, et voyons l’effet qu’elles feront quand nous les y aurons arrangées selon leurs différentes couleurs. »
La mère d’Aladdin apporta la porcelaine, et Aladdin tira les pierreries des deux bourses et les arrangea dans la porcelaine. L’effet qu’elles firent au grand jour, par la variété de leurs couleurs, par leur éclat et par leur brillant, fut tel que la mère et le fils en demeurèrent presque éblouis. Ils en furent dans un grand étonnement, car ils ne les avaient vues l’un et l’autre qu’à la lumière d’une lampe. Il est vrai qu’Aladdin les avait vues chacune sur leur arbre comme des fruits qui devaient faire un spectacle ravissant ; mais comme il était encore enfant, il n’avait regardé ces pierreries que comme des bijoux propres à s’en jouer, et il ne s’en était chargé que dans cette vue et sans aucune connaissance.
Après avoir admiré quelque temps la beauté du présent, Aladdin reprit la parole : « Ma mère, dit-il, vous ne vous excuserez plus d’aller vous présenter au sultan sous prétexte de n’avoir pas un présent à lui faire : en voilà un, ce me semble, qui fera que vous serez reçue avec un accueil des plus favorables. »
Quoique la mère d’Aladdin, nonobstant la beauté et l’éclat du présent, ne le crût pas d’un prix aussi grand que son fils l’estimait, elle jugea néanmoins qu’il pouvait être agréé, et elle sentait bien qu’elle n’avait rien à lui répliquer sur ce sujet. Mais elle en revenait toujours à la demande qu’Aladdin voulait qu’elle fît au sultan à la faveur de ce présent ; cela l’inquiétait toujours fortement : « Mon fils, lui disait-elle, je n’ai pas de peine à concevoir que le présent fera son effet, et que le sultan voudra bien me regarder de bon œil ; mais quand il faudra que je m’acquitte de la demande que vous voulez que je lui fasse, je sens bien que je n’en aurai pas la force et que je demeurerai muette. Ainsi, non-seulement j’aurai perdu mes pas, mais même le présent, qui selon vous est d’une richesse si extraordinaire, et je reviendrai avec confusion vous annoncer que vous serez frustré de votre espérance. Je vous l’ai déjà dit, et vous devez croire que cela arrivera ainsi.
« Mais, ajouta-t-elle, je veux que je me fasse violence pour me soumettre à votre volonté, et que j’aie assez de force pour oser faire la demande que vous voulez que je fasse, il arrivera très-certainement ou que le sultan se moquera de moi et me renverra comme une folle, ou qu’il se mettra dans une juste colère dont immanquablement nous serons, vous et moi, les victimes. »
La mère d’Aladdin dit encore à son fils plusieurs autres raisons pour tâcher de le faire changer de sentiment ; mais les charmes de la princesse Badroulboudour avaient fait une impression trop forte dans son cœur pour le détourner de son dessein. Aladdin persista à exiger de sa mère qu’elle exécutât ce qu’il avait résolu, et autant par la tendresse qu’elle avait pour lui que par la crainte qu’il ne s’abandonnât à quelque extrémité fâcheuse, elle vainquit sa répugnance et elle condescendit à la volonté de son fils.
Comme il était trop tard et que le temps d’aller au palais pour se présenter au sultan ce jour-là était passé, la chose fut remise au lendemain. La mère et le fils ne s’entretinrent d’autre chose le reste de la journée, et Aladdin prit un grand soin d’inspirer à sa mère tout ce qui lui vint dans la pensée pour la confirmer dans le parti qu’elle avait enfin accepté d’aller se présenter au sultan. Malgré toutes les raisons du fils, la mère ne pouvait se persuader qu’elle pût jamais réussir dans cette affaire : et véritablement il faut avouer qu’elle avait tout lieu d’en douter. « Mon fils, dit-elle à Aladdin, si le sultan me reçoit aussi favorablement que je le souhaite pour l’amour de vous, qu’il écoute tranquillement la proposition que vous voulez que je lui fasse, mais qu’après ce bon accueil il s’avise de me demander où sont vos biens, vos richesses et vos états, car c’est de quoi il s’informera avant toutes choses plutôt que de votre personne ; si, dis-je, il me fait cette demande, que voulez-vous que je lui réponde ?
« – Ma mère, répondit Aladdin, ne nous inquiétons point par avance d’une chose qui peut-être n’arrivera pas. Voyons premièrement l’accueil que vous fera le sultan et la réponse qu’il vous donnera. S’il arrive qu’il veuille être informé de tout ce que vous venez de me dire, je verrai alors la réponse que j’aurai à lui faire, et j’ai confiance que la lampe par le moyen de laquelle nous subsistons depuis quelques années, ne me manquera pas dans le besoin. »
La mère d’Aladdin n’eut rien à répliquer à ce que son fils venait de lui dire. Elle fit réflexion que la lampe dont il parlait pouvait bien servir à de plus grandes merveilles qu’à leur procurer simplement de quoi vivre. Cela la satisfit, et leva en même temps toutes les difficultés qui auraient pu encore la détourner du service qu’elle avait promis de rendre à son fils auprès du sultan. Aladdin, qui pénétra dans la pensée de sa mère, lui dit :
« Ma mère, au moins souvenez-vous de garder le secret : c’est de là que dépend tout le bon succès que nous devons attendre, vous et moi, de cette affaire. » Aladdin et sa mère se séparèrent pour prendre quelque repos. Mais l’amour violent et les grands projets d’une fortune immense dont le fils avait l’esprit tout rempli l’empêchèrent de passer la nuit aussi tranquillement qu’il aurait bien souhaité. Il se leva avant la petite pointe du jour et alla aussitôt réveiller sa mère. Il la pressa de s’habiller le plus promptement qu’elle pourrait, afin d’aller se rendre à la porte du palais du sultan et d’y entrer à l’ouverture, en même temps que le grand vizir, les vizirs subalternes et tous les grands officiers de l’état y entraient pour la séance du divan, où le sultan assistait toujours en personne.
La mère d’Aladdin fit tout ce que son fils voulut. Elle prit la porcelaine où était le présent de pierreries, l’enveloppa dans un double linge, l’un très-fin et très-propre, l’autre moins fin, qu’elle lia par les quatre coins pour le porter plus aisément. Elle partit enfin avec une grande satisfaction d’Aladdin, et elle prit le chemin du palais du sultan. Le grand vizir, accompagné des autres vizirs, et les seigneurs de la cour les plus qualifiés étaient déjà entrés quand elle arriva à la porte. La foule de tous ceux qui avaient des affaires au divan était grande. On ouvrit, et elle marcha avec eux jusqu’au divan. C’était un très-beau salon, profond et spacieux, dont l’entrée était grande et magnifique. Elle s’arrêta, et se rangea de manière qu’elle avait en face le sultan, le grand vizir et les seigneurs qui avaient séance au conseil, à droite et à gauche. On appela les parties les unes après les autres, selon l’ordre des requêtes qu’elles avaient présentées, et leurs affaires furent rapportées, plaidées et jugées jusqu’à l’heure ordinaire de la séance du divan. Alors le sultan se leva, congédia le conseil et rentra dans son appartement, où il fut suivi par le grand vizir. Les autres vizirs et les ministres du conseil se retirèrent. Tous ceux qui s’y étaient trouvés pour des affaires particulières firent la même chose, les uns contents du gain de leur procès, les autres mal satisfaits du jugement rendu contre eux, et d’autres enfin avec l’espérance d’être jugés dans une autre séance.
FIN DU TOME CINQIÈME.