Tome N°5 - Chapitre 2 : - HISTOIRE DU PRINCE ZEYN ALASNAM, ET DU ROI DES GÉNIES - (Mille et une nuits)



HISTOIRE DU PRINCE ZEYN ALASNAM, ET DU ROI DES GÉNIES







Un roi de Balsora possédait de grandes richesses. Il était aimé de ses sujets ; mais il n’avait point d’enfants, et cela l’affligeait fort. Cependant il engagea par des présents considérables tous les saints personnages de ses états à demander au ciel un fils pour lui, et leurs prières ne furent pas inutiles : la reine devint grosse, et accoucha très-heureusement d’un fils qui fut nommé Zeyn-Alasnam, c’est-à-dire l’ornement des statues.
Le roi fit assembler tous les astrologues de son royaume, et leur ordonna de tirer l’horoscope de l’enfant. Ils découvrirent par leurs observations qu’il vivrait longtemps, qu’il serait courageux, mais qu’il aurait besoin de courage pour soutenir avec fermeté les malheurs qui le menaçaient. Le roi ne fut point épouvanté de cette prédiction. « Mon fils, dit-il, n’est pas à plaindre, puisqu’il doit être courageux. Il est bon que les princes éprouvent des disgrâces ; l’adversité purifie leur vertu : ils en savent mieux régner. »
Il récompensa les astrologues et les renvoya. Il fit élever Zeyn avec tout le soin imaginable. Il lui donna des maîtres dès qu’il le vit en âge de profiter de leurs instructions. Enfin il se proposait d’en faire un prince accompli, quand tout à coup ce bon roi tomba malade d’une maladie que ses médecins ne purent guérir. Se voyant au lit de la mort, il appela son fils, et lui recommanda entre autres choses de s’attacher à se faire aimer plutôt qu’à se faire craindre de son peuple ; de ne point prêter l’oreille aux flatteurs, et d’être aussi lent à récompenser qu’à punir, parce qu’il arrivait souvent que les rois, séduits par de fausses apparences, accablaient de bienfaits les méchants, et opprimaient l’innocence.
Aussitôt que le roi fut mort, le prince Zeyn prit le deuil, qu’il porta durant sept jours. Le huitième, il monta sur le trône, ôta du trésor royal le sceau de son père pour y mettre le sien, et commença à goûter la douceur de régner. Le plaisir de voir ses courtisans fléchir devant lui et se faire leur unique étude de lui prouver leur obéissance et leur zèle, en un mot, le pouvoir souverain eut trop de charmes pour lui. Il ne regarda que ce que ses sujets lui devaient, sans penser à ce qu’il devait à ses sujets. Il se mit peu en peine de les bien gouverner. Il se plongea dans toutes sortes de débauches avec de jeunes voluptueux qu’il revêtit des premières charges de l’état. Il n’eut plus de règles. Comme il était naturellement prodigue, il ne mit aucun frein à ses largesses, et insensiblement ses femmes et ses favoris épuisèrent ses trésors.
La reine sa mère vivait encore. C’était une princesse sage et prudente. Elle avait essayé plusieurs fois inutilement d’arrêter le cours des prodigalités et des débauches du roi son fils, en lui représentant que, s’il ne changeait bientôt de conduite, non-seulement il dissiperait ses richesses, mais qu’il s’aliénerait même l’esprit de ses peuples et causerait une révolution qui lui coûterait peut-être la couronne et la vie. Peu s’en fallut que ce qu’elle avait prédit n’arrivât : les peuples commencèrent à murmurer contre le gouvernement, et leurs murmures auraient infailliblement été suivis d’une révolte générale si la reine n’avait eu l’adresse de la prévenir ; mais cette princesse, informée de la disposition des choses, en avertit le roi, qui se laissa persuader enfin. Il confia le ministère à de sages vieillards qui surent bien retenir ses sujets dans le devoir.
Cependant Zeyn, voyant toutes ses richesses consumées, se repentit de n’en avoir pas fait un meilleur usage. Il tomba dans une mélancolie mortelle, et rien ne pouvait le consoler. Une nuit il vit en songe un vénérable vieillard, qui s’avança vers lui, et lui dit d’un air riant : « Ô Zeyn ! sache qu’il n’y a pas de chagrin qui ne soit suivi de joie, point de malheur qui ne traîne à sa suite quelque bonheur. Si tu veux voir la fin de ton affliction, lève-toi, pars pour l’Égypte, va-t’en au Caire : une grande fortune t’y attend. »
Le prince, à son réveil, fut frappé de ce songe. Il en parla fort sérieusement à la reine sa mère, qui n’en fit que rire. « Ne voudriez-vous point, mon fils, lui dit-elle, aller en Égypte sur la foi de ce beau songe ? – Pourquoi non, madame ? répondit Zeyn. Pensez-vous que tous les songes soient chimériques ? Non, non, il y en a de mystérieux. Mes précepteurs m’ont raconté mille histoires qui ne me permettent pas d’en douter. D’ailleurs, quand je n’en serais pas persuadé, je ne pourrais me défendre d’écouter mon songe. Le vieillard qui m’est apparu avait quelque chose de surnaturel. Ce n’est point un de ces hommes que la seule vieillesse rend respectables : je ne sais quel air divin était répandu dans sa personne. Il était tel enfin que l’on nous représente notre grand prophète, et si vous voulez que je vous découvre ma pensée, je crois que c’est lui qui, touché de mes peines, veut les soulager. Je m’en fie à la confiance qu’il m’a inspirée. Je suis plein de ses promesses, et j’ai résolu de suivre sa voix. » La reine essaya de l’en détourner, mais elle ne put en venir à bout. Le prince lui laissa la conduite du royaume, sortit une nuit du palais fort secrètement, et prit la route du Caire sans vouloir être accompagné de personne.
Après beaucoup de fatigue et de peine il arriva dans cette fameuse ville, qui en a peu de semblables au monde soit pour la grandeur, soit pour la beauté. Il alla descendre à la porte d’une mosquée, où, se sentant accablé de lassitude, il se coucha. À peine fut-il endormi, qu’il vit le même vieillard, qui lui dit : « Ô mon fils ! je suis content de toi, tu as ajouté foi à mes paroles, tu es venu ici sans que la longueur et les difficultés des chemins t’aient rebuté ; mais apprends que je ne t’ai fait faire un si long voyage que pour t’éprouver. Je vois que tu as du courage et de la fermeté : tu mérites que je te rende le plus riche et le plus heureux de tous les princes de la terre. Retourne à Balsora, tu trouveras dans ton palais des richesses immenses : jamais roi n’en a tant possédé qu’il y en a. »
Le prince ne fut pas satisfait de ce songe. « Hélas ! dit-il en lui-même après s’être éveillé, quelle était mon erreur ! Ce vieillard, que je croyais notre grand prophète, n’est qu’un pur ouvrage de ma fantaisie agitée. J’en avais l’imagination si remplie qu’il n’est pas surprenant que j’y aie rêvé une seconde fois. Retournons à Balsora. Que ferais-je ici plus longtemps ? Je suis bien heureux de n’avoir dit à personne qu’à ma mère le motif de mon voyage : je deviendrais la fable de mes peuples s’ils le savaient. »
Il reprit donc le chemin de son royaume ; et dès qu’il y fut arrivé, la reine lui demanda s’il revenait content. Il lui conta tout ce qui s’était passé, et parut si mortifié d’avoir été trop crédule, que cette princesse, au lieu d’augmenter son ennui par des reproches ou par des railleries, le consola. « Cessez de vous affliger, mon fils, lui dit-elle ; si Dieu vous destine des richesses, vous les acquerrez sans peine. Demeurez en repos ; tout ce que j’ai à vous recommander, c’est d’être vertueux. Renoncez aux délices de la danse, des orgues et du vin couleur de pourpre. Fuyez tous ces plaisirs : ils vous ont déjà pensé perdre. Appliquez-vous à rendre vos sujets heureux : en faisant leur bonheur, vous assurerez le vôtre. »
Le prince Zeyn jura qu’il suivrait désormais tous les conseils de sa mère et ceux des sages vizirs dont elle avait fait choix pour l’aider à soutenir le poids du gouvernement ; mais dès la première nuit qu’il fut de retour en son palais, il vit en songe pour la troisième fois le vieillard, qui lui dit : « Ô courageux Zeyn ! le temps de ta prospérité est enfin venu. Demain matin, d’abord que tu seras levé, prends une pioche et va fouiller dans le cabinet du feu roi, tu y trouveras un grand trésor. »
Le prince ne fut pas plutôt réveillé qu’il se leva. Il courut à l’appartement de la reine, et lui raconta avec beaucoup de vivacité le nouveau songe qu’il venait de faire. « En vérité, mon fils, dit la reine en souriant, voilà un vieillard bien obstiné : il n’est pas content de vous avoir trompé deux fois. Êtes-vous d’humeur à vous y fier encore ? – Non, madame, répondit Zeyn, je ne crois nullement ce qu’il m’a dit, mais je veux par plaisir visiter le cabinet de mon père. – Oh ! je m’en doutais bien, s’écria la reine en éclatant de rire ; allez, mon fils, contentez-vous. Ce qui me console, c’est que la chose n’est pas si fatigante que le voyage d’Égypte.
« – Hé bien ! madame, reprit le roi, il faut vous l’avouer, ce troisième songe m’a rendu ma confiance. Il est lié aux deux autres, car enfin examinons toutes les paroles du vieillard. Il m’a d’abord ordonné d’aller en Égypte ; là, il m’a dit qu’il ne m’avait fait faire ce voyage que pour m’éprouver. Retourne à Balsora, m’a-t-il dit ensuite, c’est là que tu dois trouver des trésors. Cette nuit il m’a marqué précisément l’endroit où ils sont. Ces trois songes, ce me semble, sont suivis ; ils n’ont rien d’équivoque, pas une circonstance qui embarrasse. Après tout, ils peuvent être chimériques ; mais j’aime mieux faire une recherche vaine que de me reprocher toute ma vie d’avoir manqué peut-être de grandes richesses en faisant mal à propos l’esprit fort. »
En achevant ces paroles, il sortit de l’appartement de la reine, se fit donner une pioche, et entra seul dans le cabinet du feu roi. Il se mit à piocher, et il leva plus de la moitié des carreaux du pavé sans apercevoir la moindre apparence de trésor. Il quitta l’ouvrage pour se reposer, disant en lui-même : « J’ai bien peur que ma mère n’ait eu raison de se moquer de moi. » Néanmoins il reprit courage, et continua son travail. Il n’eut pas sujet de s’en repentir : il découvrit tout à coup une pierre blanche qu’il leva, et dessous il trouva une porte sur laquelle était attaché un cadenas d’acier. Il le rompit à coups de pioche, et ouvrit la porte qui couvrait un escalier de marbre blanc. Il alluma aussitôt une bougie, et descendit par cet escalier dans une chambre parquetée de porcelaines de la Chine, et dont les lambris et le plafond étaient de cristal ; mais il s’attacha particulièrement à regarder quatre estrades sur chacune desquelles il y avait dix urnes de porphyre. Il s’imagina qu’elles étaient pleines de vin. « Bon ! dit-il, ce vin doit être bien vieux ; je ne doute pas qu’il ne soit excellent. » Il s’approcha de l’une de ces urnes, il en ôta le couvercle, et vit avec autant de surprise que de joie qu’elle était remplie de pièces d’or. Il visita les quarante urnes l’une après l’autre, et les trouva pleines de sequins. Il en prit une poignée, qu’il porta à la reine.
Cette princesse fut dans l’étonnement que l’on peut s’imaginer quand elle entendit le rapport que le roi lui fit de tout ce qu’il avait vu. « Ô mon fils ! s’écria-t-elle, gardez-vous de dissiper follement tous ces biens comme vous avez déjà fait de ceux du trésor royal ! Que vos ennemis n’aient pas un si grand sujet de se réjouir ! – Non, madame, répondit Zeyn, je vivrai désormais d’une manière qui ne vous donnera que de la satisfaction. »
La reine pria le roi son fils de la mener dans cet admirable souterrain, que le feu roi son mari avait fait faire si secrètement qu’elle n’en avait jamais ouï parler. Zeyn la conduisit au cabinet, l’aida à descendre l’escalier de marbre et la fit entrer dans la chambre où étaient les urnes. Elle regarda toutes choses d’un œil curieux, et remarqua dans un coin une petite urne de la même matière que les autres : le prince ne l’avait point encore aperçue. Il la prit, et, l’ayant ouverte, il trouva dedans une clef d’or. « Mon fils, dit alors la reine, cette clef enferme sans doute quelque nouveau trésor. Cherchons partout, voyons si nous ne découvrirons point à quel usage elle est destinée. »
Ils examinèrent la chambre avec une extrême attention et trouvèrent enfin une serrure au milieu d’un lambris. Ils jugèrent que c’était celle dont ils avaient la clef. Le roi en fit l’essai sur-le-champ. Aussitôt une porte s’ouvrit, et leur laissa voir une autre chambre au milieu de laquelle étaient neuf piédestaux d’or massif, dont huit soutenaient chacun une statue faite d’un seul diamant, et ces statues jetaient tant d’éclat que la chambre en était toute éclairée.
« Ô ciel ! s’écria Zeyn tout surpris, où est-ce que mon père a pu trouver de si belles choses ? » Le neuvième piédestal redoubla son étonnement, car il y avait dessus une pièce de satin blanc sur laquelle étaient écrits ces mots : « Ô mon cher fils ! ces huit statues m’ont coûté beaucoup de peine à acquérir. Mais quoiqu’elles soient d’une grande beauté, sache qu’il y en a une neuvième au monde qui les surpasse. Elle vaut mieux toute seule que mille comme celles que tu vois. Si tu souhaites de t’en rendre possesseur, va dans la ville du Caire en Égypte. Il y a là un de mes anciens esclaves appelé Mobarec ; tu n’auras nulle peine à le découvrir : la première personne que tu rencontreras t’enseignera sa demeure. Va le trouver, dis-lui tout ce qui t’est arrivé. Il te connaîtra pour mon fils et il te conduira jusqu’au lieu où est cette merveilleuse statue que tu acquerras avec le salut. »
Le prince, après avoir lu ces paroles, dit à la reine : « Je ne veux point manquer cette neuvième statue. Il faut que ce soit une pièce bien rare, puisque celles-ci, toutes ensemble, ne la valent pas. Je vais partir pour le grand Caire. Je ne crois pas, madame, que vous combattiez ma résolution ? – Non, mon fils, répondit la reine, je ne m’y oppose point. Vous êtes sans doute sous la protection de notre grand prophète, il ne permettra pas que vous périssiez dans ce voyage. Partez quand il vous plaira. Vos vizirs et moi nous gouvernerons bien l’état pendant votre absence. » Le prince fit préparer son équipage, mais il ne voulut mener avec lui qu’un petit nombre d’esclaves seulement.
Il ne lui arriva nul accident sur la route. Il se rendit au Caire, où il demanda des nouvelles de Mobarec. On lui dit que c’était un des plus riches citoyens de la ville ; qu’il vivait en grand seigneur, et que sa maison était ouverte particulièrement aux étrangers. Zeyn s’y fit conduire. Il frappa à la porte. Un esclave ouvre et lui dit : « Que souhaitez-vous et qui êtes-vous ? – Je suis étranger, répondit le prince. J’ai ouï parler de la générosité du seigneur Mobarec, et je viens loger chez lui. » L’esclave pria Zeyn d’attendre un moment, puis il alla dire cela à son maître, qui lui ordonna de faire entrer l’étranger. L’esclave revint à la porte, et dit au prince qu’il était le bienvenu.
Alors Zeyn entra, traversa une grande cour et passa dans une salle magnifiquement ornée, où Mobarec, qui l’attendait, le reçut fort civilement, et le remercia de l’honneur qu’il lui faisait de vouloir bien prendre un logement chez lui. Le prince, après avoir répondu à ce compliment, dit à Mobarec : « Je suis fils du feu roi de Balsora, et je m’appelle Zeyn Alasnam. – Ce roi, dit Mobarec, a été autrefois mon maître ; mais, seigneur, je ne lui ai point connu de fils. Quel âge avez-vous ? – J’ai vingt ans, ré- pondit le prince. Combien y en a-t-il que vous avez quitté la cour de mon père ? – Il y en a près de vingt-deux, dit Mobarec. Mais comment me persuaderez-vous que vous êtes son fils ? – Mon père, repartit Zeyn, avait sous son cabinet un souterrain dans lequel j’ai trouvé quarante urnes de porphyre toutes pleines d’or. – Et quelle autre chose y a-t-il encore ? répliqua Mobarec. – Il y a, dit le prince, neuf piédestaux d’or massif, sur huit desquels sont huit statues de diamant, et il y a sur le neuvième une pièce de satin blanc sur laquelle mon père a écrit ce qu’il faut que je fasse pour acquérir une nouvelle statue plus précieuse que les autres ensemble. Vous savez le lieu où est cette statue, parce qu’il est marqué sur le satin que vous m’y conduirez. »
Il n’eut pas plutôt achevé ces paroles que Mobarec se jeta à ses genoux, et lui baisant une de ses mains à plusieurs reprises : « Je rends grâces à Dieu, s’écria-t-il, de vous avoir fait venir ici. Je vous connais pour le fils du roi de Balsora. Si vous voulez aller au lieu où est la statue merveilleuse, je vous y mènerai. Mais il faut auparavant vous reposer ici quelques jours. Je donne aujourd’hui un festin aux grands du Caire. Nous étions à table lorsqu’on m’est venu avertir de votre arrivée. Dédaignerez-vous, seigneur, de venir vous réjouir avec nous ? – Non, répondit Zeyn, je serai ravi d’être de votre festin. » Aussitôt Mobarec le conduisit sous un dôme où était la compagnie. Il le fit mettre à table et commença à le servir à genoux. Les grands du Caire en furent surpris. Ils se disaient tout bas les uns aux autres : « Eh ! qui est donc cet étranger que Mobarec sert avec tant de respect ? »
Après qu’ils eurent mangé, Mobarec prit la parole : « Grands du Caire, dit-il, ne soyez pas étonnés de m’avoir vu servir de cette sorte ce jeune étranger. Sachez que c’est le fils du roi de Balsora, mon maître. Son père m’acheta de ses propres deniers. Il est mort sans m’avoir donné la liberté. Ainsi je suis encore esclave, et par conséquent tous mes biens appartiennent de droit à ce jeune prince, son unique héritier. » Zeyn l’interrompit en cet endroit. « Ô Mobarec ! lui dit-il, je déclare devant tous ces seigneurs que je vous affranchis dès ce moment, et que je retranche de mes biens votre personne avec tout ce que vous possédez. Voyez, outre cela, ce que vous souhaitez que je vous donne. » Mobarec, à ce discours, baisa la terre, et fit de grands remerciements au prince. Ensuite on apporta le vin. Ils en burent toute la journée, et sur le soir les présents furent distribués aux convives, qui se retirèrent.
Le lendemain, Zeyn dit à Mobarec : « J’ai pris assez de repos. Je ne suis point venu au Caire pour vivre dans les plaisirs. J’ai dessein d’avoir la neuvième statue. Il est temps que nous partions pour l’aller conquérir. – Seigneur, répondit Mobarec, je suis prêt à céder à votre envie, mais vous ne savez pas tous les dangers qu’il faut courir pour faire cette précieuse conquête. – Quelque péril qu’il y ait, répliqua le prince, j’ai résolu de l’entreprendre. J’y périrai où j’en viendrai à bout. Tout ce qui arrive, c’est Dieu qui le fait arriver. Accompagnez-moi seulement, et que votre fermeté soit égale à la mienne. »
Mobarec, le voyant déterminé à partir, appela ses domestiques, et leur ordonna d’apprêter les équipages. Ensuite le prince et lui firent l’ablution et la prière de précepte appelée Farz. Après quoi ils se mirent en chemin. Ils remarquèrent sur leur route une infinité de choses rares et merveilleuses. Ils marchèrent pendant plusieurs jours, au bout desquels, étant arrivés dans un séjour délicieux, ils descendirent de cheval. Alors Mobarec dit à tous les domestiques qui les suivaient : « Demeurez en cet endroit et gardez soigneusement les équipages jusqu’à notre retour. » Puis il dit à Zeyn : « Allons, seigneur, avançons-nous seuls. Nous sommes proches du lieu terrible où l’on garde la neuvième statue. Vous allez avoir besoin de votre courage. »
Ils arrivèrent bientôt au bord d’un grand lac ; Mobarec s’assit sur le rivage en disant au prince : « Il faut que nous passions cette mer. – Eh ! comment la pourrons-nous passer ? répondit Zeyn, nous n’avons point de bateau. – Vous en verrez paraître un dans un moment, reprit Mobarec. Le bateau enchanté du roi des génies va venir nous prendre ; mais n’oubliez pas ce que je vais vous dire : Il faut garder un profond silence. Ne parlez point au batelier. Quelque singulière que vous paraisse sa figure, quelque chose extraordinaire que vous puissiez remarquer, ne dites rien : car je vous avertis que si vous prononcez un seul mot quand nous serons embarqués, la barque fondra sous les eaux. – Je saurai bien me taire, dit le prince. Vous n’avez qu’à me prescrire tout ce que je dois faire, et je le ferai fort exactement. »
En parlant ainsi, il aperçut tout à coup sur le lac un bateau fait de bois de sandal rouge. Il avait un mât d’ambre fin avec une banderole de satin bleu. Il n’y avait dedans qu’un batelier dont la tête ressemblait à celle d’un éléphant, et son corps avait la forme de celui d’un tigre. Le bateau s’étant approché du prince et de Mobarec, le batelier les prit avec sa trompe l’un après l’autre et les mit dans son bateau. Ensuite il les passa de l’autre côté du lac en un instant. Il les reprit avec sa trompe, les posa sur le rivage, et disparut aussitôt avec sa barque.
« Nous pouvons présentement parler, dit Mobarec. L’île où nous sommes est celle du roi des génies. Il n’y en a point de semblables au reste du monde. Regardez de tous côtés, prince : est-il un plus charmant séjour ? C’est sans doute une véritable image de ce lieu ravissant que Dieu destine aux fidèles observateurs de notre loi. Voyez les champs parés de fleurs et de toutes sortes d’herbes odorantes ; admirez ces beaux arbres dont les fruits délicieux font plier les branches jusqu’à terre ; goûtez le plaisir que doivent causer ces chants harmonieux que forment dans les airs mille oiseaux de mille espèces inconnues dans les autres pays ! » Zeyn ne pouvait se lasser de considérer la beauté des choses qui l’environnaient, et il en remarquait de nouvelles à mesure qu’il s’avançait dans l’île.
Enfin ils arrivèrent devant un palais de fines émeraudes, entouré d’un large fossé, sur les bords duquel, d’espace en espace, étaient plantés des arbres si hauts qu’ils couvraient de leur ombrage tout le palais. Vis-à-vis de la porte, qui était d’or massif, il y avait un pont fait d’une seule écaille de poisson, quoiqu’il eût pour le moins six toises de long et trois de large. On voyait à la tête du pont une troupe de génies d’une hauteur démesurée qui défendaient l’entrée du château avec de grosses massues d’acier de la Chine.
« N’allons pas plus avant, dit Mobarec, ces génies nous assommeraient ; et si nous voulons les empêcher de venir à nous, il faut faire une cérémonie magique. » En même temps il tira d’une bourse, qu’il avait sous sa robe, quatre bandes de taffetas jaune. De l’une il entoura sa ceinture, et mit une autre sur son dos. Il donna les deux autres au prince, qui en fit le même usage. Après cela, Mobarec étendit sur la terre deux grandes nappes aux bords desquelles il répandit quelques pierreries avec du musc et de l’ambre. Il s’assit ensuite sur une de ces nappes, et Zeyn s’assit sur l’autre. Puis Mobarec parla dans ces termes au prince : « Seigneur, je vais présentement conjurer le roi des génies, qui habite ce palais qui s’offre à nos yeux. Puisse-t-il venir à nous sans colère ! Je vous avoue que je ne suis pas sans inquiétude sur la réception qu’il nous fera. Si notre arrivée dans son île lui déplaît, il paraîtra sous la figure d’un monstre effroyable ; mais s’il approuve votre dessein, il se montrera sous la forme d’un homme de bonne mine. Dès qu’il sera devant nous, il faudra vous lever et le saluer sans sortir de votre nappe, parce que vous péririez infailliblement si vous en sortiez. Vous lui direz : Souverain maître des génies, mon père, qui était votre serviteur, a été emporté par l’ange de la mort. Puisse Votre Majesté me protéger comme elle a toujours protégé mon père ! Et si le roi des génies, ajouta Mobarec, vous demande quelle grâce vous voulez qu’il vous accorde, vous lui répondrez : Sire, c’est la neuvième statue que je vous supplie très-humblement de me donner. »
Mobarec, après avoir instruit de la sorte le prince Zeyn, commença à faire des conjurations. Aussitôt leurs yeux furent frappés d’un long éclair qui fut suivi d’un coup de tonnerre. Toute l’île se couvrit d’épaisses ténèbres. Il s’éleva un vent furieux. L’on entendit ensuite un cri épouvantable. La terre en fut ébranlée, et l’on sentit un tremblement pareil à celui qu’Asrafyel doit causer le jour du jugement.
Zeyn sentit quelque émotion, et commençait à tirer de ce bruit un fort mauvais présage, lorsque Mobarec, qui savait mieux que lui ce qu’il en fallait, penser, se prit à sourire et lui dit : « Rassurez-vous, mon prince, tout va bien. » En effet, dans le moment le roi des génies se fit voir sous la forme d’un bel homme. Il ne laissait pas toutefois d’avoir dans son air quelque chose de farouche.
D’abord que le prince Zeyn l’aperçut, il lui fit le compliment que Mobarec lui avait dicté. Le roi des génies en sourit et répondit : « Ô mon fils ! j’aimais ton père, et toutes les fois qu’il me venait rendre ses respects, je lui faisais présent d’une statue, qu’il emportait. Je n’ai pas moins d’amitié pour toi. J’obligeai ton père, quelques jours avant sa mort, à écrire ce que tu as lu sur la pièce de satin blanc. Je lui promis de te prendre sous ma protection, et de te donner la neuvième statue, qui surpasse en beauté celles que tu as. J’ai commencé à lui tenir parole. C’est moi que tu as vu en songe sous la forme d’un vieillard. Je t’ai fait découvrir le souterrain où sont les urnes et les statues. J’ai beaucoup de part à tout ce qui t’est arrivé, ou plutôt j’en suis la cause. Je sais ce qui t’a fait venir ici. Tu obtiendras ce que tu désires. Quand je n’aurais pas promis à ton père de te le donner, je te l’accorderais volontiers. Mais il faut auparavant que tu me jures par tout ce qui rend un serment inviolable que tu reviendras dans cette île, et que tu m’amèneras une fille qui sera dans sa quinzième année, qui n’aura jamais connu d’homme ni souhaité d’en connaître. Il faut de plus que sa beauté soit parfaite, et que tu sois si bien maître de toi que tu ne formes même aucun désir de la posséder en la conduisant ici. »
Zeyn fit le serment téméraire qu’on exigeait de lui. « Mais, seigneur, dit-il ensuite, je suppose que je sois assez heureux pour rencontrer une fille telle que vous la demandez, comment pourrai-je savoir que je l’aurai trouvée ? – J’avoue, répondit le roi des génies en souriant, que tu t’y pourrais tromper à la mine. Cette connaissance passe les enfants d’Adam. Aussi n’ai-je pas dessein de m’en rapporter à toi là-dessus. Je te donnerai un miroir qui sera plus sûr que tes conjectures. Dès que tu auras vu une fille de quinze ans parfaitement belle, tu n’auras qu’à regarder dans ton miroir ; tu y verras l’image de cette fille. La glace se conservera pure et nette si la fille est chaste ; et si au contraire la glace se ternit, ce sera une marque assurée que la fille n’aura pas toujours été sage, ou du moins qu’elle aura souhaité de cesser de l’être. N’oublie donc pas le serment que tu m’as fait. Garde-le en homme d’honneur ; autrement je t’ôterai la vie, quelque amitié que je me sente pour toi. » Le prince Zeyn-Alasnam protesta de nouveau qu’il tiendrait exactement sa parole.
Alors le roi des génies lui mit entre les mains un miroir en disant : « Ô mon fils ! tu peux t’en retourner quand tu voudras. Voilà le miroir dont tu dois te servir. » Zeyn et Mobarec prirent congé du roi des génies et marchèrent vers le lac. Le batelier à tête d’éléphant vint à eux avec sa barque, et les repassa de la même manière qu’il les avait passés. Ils rejoignirent les personnes de leur suite, avec lesquelles ils retournèrent au Caire.
Le prince Alasnam se reposa quelques jours chez Mobarec ; ensuite il lui dit : « Partons pour Bagdad ; allons-y chercher une fille pour le roi des génies. – Hé ! ne sommes-nous pas au grand Caire ? répondit Mobarec. N’y trouverons-nous pas bien de belles filles ? – Vous avez raison, reprit le prince ; mais comment ferons-nous pour découvrir les endroits où elles sont ? – Ne vous mettez point en peine de cela, seigneur, répliqua Mobarec. Je connais une vieille femme fort adroite ; je la veux charger de cet emploi : elle s’en acquittera bien. »
Effectivement, la vieille eut l’adresse de faire voir au prince un grand nombre de très-belles filles de quinze ans ; mais lorsque, après les avoir regardées, il venait à consulter son miroir, la fatale pierre de touche de leur vertu, la glace, se ternissait toujours. Toutes les filles de la cour et de la ville qui se trouvèrent dans leur quinzième année subirent l’examen l’une après l’autre, et jamais la glace ne se conserva pure et nette.
Quand ils virent qu’ils ne pouvaient rencontrer de filles chastes au Caire, ils allèrent à Bagdad. Ils louèrent un palais magnifique dans un des plus beaux quartiers de la ville. Ils commencèrent à faire bonne chère. Ils tenaient table ouverte, et après que tout le monde avait mangé dans le palais, on portait les restes aux derviches, qui par-là subsistaient commodément.
Or, il y avait dans le quartier un iman appelé Boubekir Muezin. C’était un homme vain, fier et envieux. Il haïssait les gens riches, seulement parce qu’il était pauvre. Sa misère l’aigrissait contre la prospérité de son prochain. Il entendit parler de ZeynAlasnam et de l’abondance qui régnait chez lui. Il ne lui en fallut pas davantage pour prendre ce prince en aversion. Il poussa même la chose si loin, qu’un jour, dans sa mosquée, il dit au peuple après la prière du soir : « Ô mes frères ! j’ai ouï dire qu’il est venu loger dans notre quartier un étranger qui dépense tous les jours des sommes immenses. Que sait-on ? cet inconnu est peut-être un scélérat qui aura volé dans son pays des biens considérables, et il vient dans cette grande ville se donner du bon temps. Prenons-y garde, mes frères. Si le calife apprend qu’il y a un homme de cette sorte dans notre quartier, il est à craindre qu’il ne nous punisse de ne l’en avoir pas averti. Pour moi, je vous déclare que je m’en lave les mains, et que s’il en arrive quelque accident, ce ne sera pas ma faute. » Le peuple, qui se laisse aisément persuader, cria tout d’une voix à Boubekir : « C’est votre affaire, docteur. Faites savoir cela au conseil. » Alors l’iman, satisfait, se retira chez lui, et se mit à composer un mémoire, résolu à le présenter le lendemain au calife.
Mais Mobarec, qui avait été à la prière et qui avait entendu comme les autres le discours du docteur, mit cinq cents sequins d’or dans un mouchoir, fit un paquet de plusieurs étoffes de soie et s’en alla chez Boubekir. Le docteur lui demanda d’un ton brusque ce qu’il souhaitait. « Ô docteur ! lui répond Mobarec d’un air doux, et lui mettant entre les mains l’or et les étoffes, je suis votre voisin et votre serviteur. Je viens de la part du prince Zeyn, qui demeure en ce quartier. Il a entendu parler de votre mérite, et il m’a chargé de vous venir dire qu’il souhaitait de faire connaissance avec vous. En attendant, il vous prie de recevoir ce petit présent. » Boubekir fut transporté de joie et répondit à Mobarec : « De grâce, seigneur, demandez bien pardon au prince pour moi. Je suis tout honteux de ne l’avoir point encore été voir, mais je réparerai ma faute, et dès demain j’irai lui rendre mes devoirs. »
En effet, le jour suivant, après la prière du matin, il dit au peuple : « Sachez, mes frères, qu’il n’y a personne qui n’ait ses ennemis. L’envie attaque principalement ceux qui ont de grands biens. L’étranger dont je vous parlais hier au soir n’est point un méchant homme, comme quelques gens malintentionnés me l’ont voulu faire accroire. C’est un jeune prince qui a mille vertus. Gardons-nous bien d’en aller faire quelque mauvais rapport au calife ! »
Boubekir, par ce discours, ayant effacé de l’esprit du peuple l’opinion qu’il avait donnée de Zeyn le soir précédent, s’en retourna chez lui. Il prit ses habits de cérémonie et alla voir ce jeune prince, qui le reçut très-agréablement. Après plusieurs compliments de part et d’autre, Boubekir dit au prince : « Seigneur, vous proposez-vous d’être longtemps à Bagdad ? – J’y demeurerai, lui répondit Zeyn, jusqu’à ce que j’aie trouvé une fille qui soit dans sa quinzième année, qui soit parfaitement belle, et si chaste qu’elle n’ait jamais connu d’homme ni souhaité d’en connaître. – Vous cherchez une chose assez rare, répliqua l’iman, et je craindrais fort que votre recherche ne fût inutile si je ne savais pas où il y a une fille de ce caractère-là. Son père a été vizir autrefois, mais il a quitté la cour, et vit depuis longtemps dans une maison écartée, où il se donne tout entier à l’éducation de sa fille. Je vais, seigneur, si vous voulez, la lui demander pour vous. Je ne doute pas qu’il ne soit ravi d’avoir un gendre de votre naissance. – N’allons pas si vite, repartit le prince. Je n’épouserai point cette fille que je ne sache auparavant si elle me convient. Pour sa beauté, je puis m’en fier à vous ; mais à l’égard de sa vertu, quelles assurances m’en pouvez-vous donner ? – Hé ! quelles assurances en voulez-vous avoir ? dit Boubekir. – Il faut que je la voie en face, répondit Zeyn, je n’en veux pas davantage pour me déterminer. – Vous vous connaissez donc bien en physionomies ? reprit l’iman en souriant. Hé bien, venez avec moi chez son père, je le prierai de vous la laisser voir un moment en sa présence. »
Muezin conduisit le prince chez le vizir, qui ne fut pas plutôt instruit de la naissance et du dessein de Zeyn, qu’il fit venir sa fille et lui ordonna d’ôter son voile. Jamais une beauté si parfaite et si piquante ne s’était présentée aux yeux du jeune roi de Balsora. Il en demeura surpris. Dès qu’il put éprouver si cette fille était aussi chaste que belle, il tira son miroir, et la glace se conserva pure et nette.
Quand il vit qu’il avait enfin trouvé une personne telle qu’il la souhaitait, il pria le vizir de la lui accorder. Aussitôt on envoya chercher le cadi, qui vint. On fit le contrat et la prière du mariage. Après cette cérémonie, Zeyn mena le vizir en sa maison, où il le régala magnifiquement et lui fit des présents considérables. Ensuite il envoya une infinité de joyaux à la mariée par Mobarec, qui la lui amena chez lui, où les noces furent célébrées avec toute la pompe qui convenait au rang de Zeyn. Quand tout le monde se fut retiré, Mobarec dit à son maître : « Allons, seigneur, ne demeurons pas plus longtemps à Bagdad. Reprenons le chemin du Caire. Souvenez-vous de la promesse que vous avez faite au roi des génies. – Partons, répondit le prince, il faut que je m’en acquitte avec fidélité. Je vous avouerai pourtant, mon cher Mobarec, que si j’obéis au roi des génies, ce n’est pas sans violence. La personne que je viens d’épouser est charmante, et je suis tenté de l’emmener à Balsora pour la placer sur le trône. – Ah ! seigneur, répliqua Mobarec, gardez-vous de céder à votre envie. Rendez-vous maître de vos passions, et quelque chose qu’il vous en puisse coûter, tenez parole au roi des génies. – Hé bien ! Mobarec, dit le prince, ayez donc soin de me cacher cette aimable fille ; que jamais elle ne s’offre à mes yeux. Peut-être même ne l’ai-je que trop vue. »
Mobarec fit faire les préparatifs du départ : ils retournèrent au Caire, et de là prirent la route de l’île du roi des génies. Lorsqu’ils y furent, la fille, qui avait fait le voyage en litière et que le prince n’avait point vue depuis le jour des noces, dit à Mobarec : « En quels lieux sommes-nous ? Serons-nous bientôt dans les états du prince mon mari ? – Madame, répondit Mobarec, il est temps de vous détromper. Le prince Zeyn ne vous a épousée que pour vous tirer du sein de votre père.
« Ce n’est point pour vous rendre souveraine de Balsora qu’il vous a donné sa foi : c’est pour vous donner au roi des génies, qui lui a demandé une fille de votre caractère. » À ces mots, elle se mit à pleurer amèrement, ce qui attendrit fort le prince et Mobarec. « Ayez pitié de moi ! leur disait-elle. Je suis une étrangère. Vous répondrez devant Dieu de la trahison que vous m’avez faite. »
Ses larmes et ses plaintes furent inutiles. On la présenta au roi des génies, qui, après l’avoir regardée avec attention, dit à Zeyn : « Prince, je suis content de vous. La fille que vous avez amenée est charmante et chaste, et l’effort que vous avez fait pour me tenir parole m’est agréable. Retournez dans vos états, et quand vous entrerez dans la chambre souterraine où sont les huit statues, vous y trouverez la neuvième que je vous ai promise. Je vais l’y faire transporter par mes génies. » Zeyn remercia le roi, et reprit la route du Caire avec Mobarec ; mais il ne demeura pas longtemps dans cette ville. L’impatience de revoir la neuvième statue lui fit précipiter son départ. Cependant il ne laissait pas de penser souvent à la fille qu’il avait épousée, et se reprochant la tromperie qu’il lui avait faite, il se regardait comme la cause et l’instrument de son malheur. « Hélas ! disait-il en lui-même, je l’ai enlevée aux tendresses de son père pour la sacrifier à un génie. Ô beauté sans pareille ! vous méritiez un meilleur sort ! »
Le prince Zeyn, occupé de ces pensées, arriva enfin à Balsora, où ses sujets, charmés de son retour, firent de grandes réjouissances. Il alla d’abord rendre compte de son voyage à la reine sa mère, qui fut ravie d’apprendre qu’il avait obtenu la neuvième statue. « Allons, mon fils, dit-elle, allons la voir, car elle est sans doute dans le souterrain, puisque le roi des génies vous a dit que vous l’y trouveriez. » Le jeune roi et sa mère, tous deux pleins d’impatience de voir cette statue merveilleuse, descendirent dans le souterrain et entrèrent dans la chambre des statues ; mais quelle fut leur surprise lorsque, au lieu d’une statue de diamant, ils aperçurent sur le neuvième piédestal une fille parfaitement belle que le prince reconnut pour celle qu’il avait conduite dans l’île des génies ! « Prince, lui dit la jeune fille, vous êtes fort étonné de me voir ici. Vous vous attendiez à trouver quelque chose de plus précieux que moi, et je ne doute point qu’en ce moment vous ne vous repentiez d’avoir pris tant de peine. Vous vous proposiez une plus belle récompense. – Non, madame, répondit Zeyn, le ciel m’est témoin que j’ai plus d’une fois pensé manquer de foi au roi des génies pour vous conserver à moi. De quelque prix que puisse être une statue de diamant, vaut-elle le plaisir de vous posséder ? Je vous aime mieux que tous les diamants et toutes les richesses du monde. »
Dans le temps qu’il achevait de parler, on entendit un coup de tonnerre qui fit trembler le souterrain. La mère de Zeyn en fut épouvantée ; mais le roi des génies, qui parut aussitôt, dissipa sa frayeur. « Madame, lui dit-il, je protège et j’aime votre fils. J’ai voulu voir si à son âge il serait capable de dompter ses passions. Je sais bien que les charmes de cette jeune personne l’ont frappé, et qu’il n’a pas exactement tenu la promesse qu’il m’avait faite de ne point souhaiter sa possession ; mais je connais trop la fragilité de la nature humaine pour m’en offenser, et je suis charmé de sa retenue. Voilà cette neuvième statue que je lui destinais ; elle est plus rare et plus précieuse que les autres. Vivez, Zeyn, poursuivit-il en s’adressant au prince, vivez heureux avec cette jeune dame, c’est votre épouse ; et si vous voulez qu’elle vous garde une foi pure et constante, aimez-la toujours, mais aimez-la uniquement. Ne lui donnez point de rivale, et je réponds de sa fidélité. » Le roi des génies disparut à ces paroles, et Zeyn, enchanté de la jeune dame, consomma son mariage dès le jour même, la fit proclamer reine de Balsora ; et ces deux époux, toujours fidèles, toujours amoureux, passèrent ensemble un grand nombre d’années.
La sultane des Indes n’eut pas plutôt fini l’histoire du prince Zeyn-Alasnam, qu’elle demanda la permission d’en commencer une autre. Ce que Schahriar lui ayant accordé pour la prochaine nuit, parce que le jour allait bientôt paraître, cette princesse en fit le récit dans ces termes :




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