HISTOIRE DU PRINCE AMGIAD ET D’UNE DAME DE LA VILLE DES MAGES
Le prince Amgiad ne sortit pour aller par la ville, pendant un mois entier, qu’en la compagnie du tailleur ; il se hasarda enfin d’aller seul au bain. Au retour, comme il passait par une rue où il n’y avait personne, il rencontra une dame qui venait à lui.
La dame, qui vit un jeune homme très-bien fait et tout frais sorti du bain, leva son voile et lui demanda où il allait, d’un air riant et en lui faisant les yeux doux. Amgiad ne put résister aux charmes qu’elle lui fit paraître. « Madame, répondit-il, je vais chez moi ou chez vous, cela est à votre choix.
« – Seigneur, répondit la dame avec un sourire agréable, les dames de ma sorte ne mènent pas des hommes chez elles, elles vont chez eux. »
Amgiad fut dans un grand embarras de cette réponse, à laquelle il ne s’attendait pas. Il n’osait prendre la hardiesse de la mener chez son hôte, qui s’en serait scandalisé, et il aurait couru risque de perdre la protection dont il avait besoin dans une ville où il y avait tant de précautions à prendre. Le peu d’habitude qu’il y avait faisait aussi qu’il ne savait aucun endroit où la conduire, et il ne pouvait se résoudre de laisser échapper une si belle fortune. Dans cette incertitude, il résolut de se livrer au hasard, et, sans répondre à la dame, il marcha devant et la dame le suivit.
Le prince Amgiad la mena longtemps de rue en rue, de carrefour en carrefour, de place en place, et ils étaient fatigués de marcher, l’un et l’autre, lorsqu’il enfila une rue, qui se trouva
terminée par une grande porte fermée d’une maison d’assez belle apparence, avec deux bancs, l’un d’un côté, l’autre de l’autre. Amgiad s’assit sur l’un comme pour reprendre haleine, et la dame, plus fatiguée que lui, s’assit sur l’autre.
Quand la dame fut assise : « C’est donc ici votre maison ? dit-elle au prince Amgiad. – Vous le voyez, madame, reprit le prince – Pourquoi dont n’ouvrez-vous pas ? repartit-elle ; qu’attendez-vous ? – Ma belle, répliqua Amgiad, c’est que je n’ai pas la clef ; je l’ai laissé à mon esclave, que j’ai chargé d’une commission d’où il ne peut pas être revenu. Et comme je lui ai commandé, après qu’il aurait fait cette commission, de m’acheter de quoi faire un bon dîner, je crains que nous ne l’attendions encore longtemps. »
La difficulté que le prince trouvait à satisfaire sa passion, dont il commençait à se repentir, lui avait fait imaginer cette défaite, dans l’espérance que cette dame donnerait dedans, et que le dépit l’obligerait de le laisser là et d’aller chercher fortune ailleurs ; mais il se trompa.
« Voilà un impertinent esclave, de se faire ainsi attendre ! reprit la dame ; je le châtierai moi-même comme il le mérite, si vous ne le châtiez pas bien quand il sera de retour. Il n’est pas bienséant que je demeure seule à une porte avec un homme. » En disant cela elle se leva et ramassa une pierre pour rompre la serrure, qui n’était que de bois et fort faible, à la mode du pays.
Amgiad, au désespoir de ce dessein, voulut s’y opposer.
« Madame, dit-il, que prétendez-vous faire ? De grâce, donnez-vous quelques moments de patience. – Qu’avez-vous à craindre ? reprit-elle ; la maison n’est-elle pas à vous ? Ce n’est pas une grande affaire qu’une serrure de bois rompue : il est aisé d’en remettre une autre. » Elle rompit la serrure, et dès que la porte fut ouverte, elle entra et marcha devant.
Amgiad se tint pour perdu quand il vit la porte de la maison forcée : il hésita s’il devait entrer ou s’évader pour se délivrer du danger qu’il croyait indubitable, et il allait prendre ce parti lorsque la dame se retourna et vit qu’il n’entrait pas. « Qu’avez-vous, que vous n’entrez pas chez vous ? lui dit-elle. – C’est, madame, répondit-il, que je regardais si mon esclave ne revenait pas, et je crains qu’il n’y ait rien de prêt. – Venez, venez, reprit-elle ; nous serons mieux ici que dehors en attendant qu’il arrive. »
Le prince Amgiad entra, bien malgré lui, dans une cour spacieuse et proprement pavée. De la cour il monta par quelques degrés à un grand vestibule, où ils aperçurent, lui et la dame, une grande salle ouverte et très-bien meublée, et dans la salle une table de mets exquis, avec une autre chargée de plusieurs sortes de beaux fruits, et un buffet garni de bouteilles de vin.
Quand Amgiad vit ces apprêts, il ne douta plus de sa perte.
« C’est fait de toi, pauvre Amgiad ! dit-il en lui-même ; tu ne survivras pas longtemps à ton cher frère Assad. » La dame, au contraire, ravie de ce spectacle agréable : « Hé quoi ! Seigneur, s’écria-t-elle, vous craigniez qu’il n’y eût rien de prêt ! Vous voyez cependant que votre esclave a fait plus que vous ne croyiez. Mais, si je ne me trompe, ces préparatifs sont pour une autre dame que moi. Cela n’importe ; qu’elle vienne, cette dame, je vous promets de n’en être pas jalouse. La grâce que je vous demande, c’est de vouloir bien souffrir que je la serve et vous aussi. »
Amgiad ne put s’empêcher de rire de la plaisanterie de la dame, tout affligé qu’il était. « Madame, reprit-il en pensant toute autre chose qui le désolait dans l’âme, je vous assure qu’il n’est rien moins que ce que vous vous imaginez : ce n’est là que mon ordinaire bien simplement. » Comme il ne pouvait se résoudre de se mettre à une table qui n’avait pas été préparée pour lui, il voulut s’asseoir sur le sofa. Mais la dame l’en empêcha – Que faites-vous ? lui dit-elle ; vous devez avoir faim après le bain : mettons-nous à table, mangeons, et réjouissons-nous. »
Amgiad fut contraint de faire ce que la dame voulut : ils se mirent à table et ils mangèrent. Après les premiers morceaux, la dame prit un verre et une bouteille, se versa à boire, et but la première à la santé d’Amgiad. Quand elle eut bu, elle remplit le verre et le présenta à Amgiad, qui lui fit raison.
Plus Amgiad faisait réflexion sur son aventure, plus il était dans l’étonnement de voir que le maître de la maison ne paraissait pas, et même qu’une maison où tout était si propre et si riche était sans un seul domestique. « Mon bonheur serait bien extraordinaire, se disait-il à lui-même, si le maître pouvait ne pas venir que je ne fusse sorti de cette intrigue. » Pendant qu’il s’entretenait de ces pensées et d’autres plus fâcheuses, la dame continuait de manger, buvait de temps en temps, et l’obligeait de faire de même. Ils en étaient bientôt au fruit lorsque le maître de la maison arriva.
C’était le grand écuyer du roi des mages, et son nom était Bahader. La maison lui appartenait, mais il en avait une autre où il faisait sa demeure ordinaire. Celle-ci ne lui servait qu’à se régaler en particulier avec trois ou quatre amis choisis ; il y faisait tout apporter de chez lui, et c’est ce qu’il avait fait faire ce jour-là par quelques-uns de ses gens qui ne faisaient que de sortir peu de temps avant que Amgiad et la dame arrivassent.
Bahader arriva sans suite et déguisé, comme il le faisait ordinairement, et il venait un peu avant l’heure qu’il avait donnée à ses amis. Il ne fut pas peu surpris de voir la porte de sa maison forcée. Il entra sans faire de bruit, et comme il eut entendu que l’on parlait et que l’on se réjouissait dans la salle, il se coula le long du mur et avança la tête à demi à la porte, pour voir quelles gens c’étaient. Comme il eut vu que c’était un jeune homme et une jeune dame qui mangeaient à la table qui n’avait été préparée que pour ses amis et pour lui, et que le mal n’était pas si grand qu’il s’était imaginé d’abord, il résolut de s’en divertir.
La dame, qui avait le dos un peu tourné, ne pouvait pas voir le grand écuyer ; mais Amgiad l’aperçut d’abord, et alors il avait le verre à la main. Il changea de couleur à cette vue, les yeux attachés sur Bahader, qui lui fit signe de ne dire mot et de venir lui parler.
Amgiad but et se leva. « Où allez-vous ? lui demanda la dame. – Madame, lui dit-il, demeurez, je vous prie ; je suis à vous dans un moment : une petite nécessité m’oblige de sortir. » Il trouva Bahader qui l’attendait sous le vestibule, et qui le mena dans la cour pour lui parler sans être entendu de la dame.
Scheherazade s’aperçut à ces derniers mots qu’il était temps que le sultan des Indes se levât. Elle se tut, et eut le temps de poursuivre la nuit suivante et de lui parler en ces termes :
CCXXXIIe NUIT.
Sire, quand Bahader et le prince Amgiad furent dans la cour, Bahader demanda au prince par quelle aventure il se trouvait chez lui avec la dame, et pourquoi ils avaient forcé la porte de sa maison.
« Seigneur, répondit Amgiad, je dois paraître bien coupable dans votre esprit ; mais si vous voulez bien avoir la patience de m’entendre, j’espère que vous me trouverez très-innocent. » Il poursuivit son discours et lui raconta en peu de mots la chose comme elle était, sans rien déguiser : et afin de le bien persuader qu’il n’était pas capable de commettre une action aussi indigne que de forcer une maison, il ne lui cacha pas qu’il était prince, non plus que la raison pourquoi il se trouvait dans la ville des Mages.
Bahader, qui aimait naturellement les étrangers, fut ravi d’avoir trouvé l’occasion d’en obliger un de la qualité et du rang d’Amgiad En effet, à ses manières honnêtes, à son discours en termes choisis et ménagés, il ne douta nullement de sa sincérité.
« Prince, lui dit-il, J’ai une joie extrême d’avoir trouvé lieu de vous obliger dans une rencontre aussi plaisante que celle que vous venez de me raconter. Bien loin de troubler la fête, je me ferai un très-grand plaisir de contribuer à votre satisfaction. Avant que de vous communiquer ce que je pense là-dessus, je suis bien aise de vous dire que je suis grand écuyer du roi et que je m’appelle Bahader. J’ai un hôtel où je fais ma demeure ordinaire, et cette maison est un lieu où je viens quelquefois pour être plus en liberté avec mes amis. Vous avez fait accroire à votre belle que vous aviez un esclave, quoique vous n’en ayez pas : je veux être cet esclave, et afin que cela ne vous fasse pas de peine et que vous ne vous en excusiez pas, je vous répète que je le veux être absolument, vous en apprendrez bientôt la raison. Allez donc vous remettre à votre place et continuer de vous divertir, et quand je reviendrai dans quelque temps et que je me présenterai devant vous en habit d’esclave, querellez-moi bien ; ne craignez pas même de me frapper ; je vous servirai tout le temps que vous tiendrez table et jusqu’à la nuit. Vous coucherez chez moi, vous et la dame, et demain matin vous la renverrez avec honneur. Après cela, je tâcherai de vous rendre des services de plus de conséquence. Allez donc, et ne perdez pas de temps. » Amgiad voulut repartir ; mais le grand écuyer ne le permit pas, et il le contraignit d’aller retrouver la dame.
Amgiad fut à peine rentré dans la salle, que les amis que le grand écuyer avait invités arrivèrent. Il les pria obligeamment de vouloir bien l’excuser s’il ne les recevait pas ce jour-là, en leur faisant entendre qu’ils en approuveraient la cause quand il les en aurait informés au premier jour. Dès qu’ils furent éloignés il sortit, et il alla prendre un habit d’esclave.
Le prince Amgiad rejoignit la dame, le cœur bien content de ce que le hasard l’avait conduit dans une maison qui appartenait à un maître de si grande distinction, et qui en usait si honnêtement avec lui. En se remettant à table : « Madame, lui dit-il, je vous demande mille pardons de mon incivilité et de la mauvaise humeur où je suis de l’absence de mon esclave ; le maraud me le paiera, et je lui ferai voir s’il doit être dehors si longtemps.
« – Cela ne doit pas vous inquiéter, reprit la dame ; tant pis pour lui : s’il fait des fautes, il les paiera. Ne songeons plus à lui, songeons seulement à nous réjouir. »
Ils continuèrent de tenir table avec d’autant plus d’agrément que Amgiad n’était plus inquiet comme auparavant de ce qui arriverait de l’indiscrétion de la dame, qui ne devait pas forcer la porte, quand même la maison eût appartenu à Amgiad. Il ne fut pas moins de belle humeur que la dame, et ils se dirent mille plaisanteries, en buvant plus qu’ils ne mangeaient, jusqu’à l’arrivée de Bahader, déguisé en esclave.
Bahader entra comme un esclave bien mortifié de voir que son maître était en compagnie et de ce qu’il revenait si tard. Il se jeta à ses pieds en baisant la terre, pour implorer sa clémence, et quand il se fut relevé, il demeura debout les mains croisées et les yeux baissés, en attendant qu’il lui commandât quelque chose.
« Méchant esclave, lui dit Amgiad avec un œil et d’un ton de colère, dis-moi s’il y a au monde un esclave plus méchant que toi ? Où as-tu été ? qu’as-tu fait pour revenir à l’heure qu’il est ?
« – Seigneur, reprit Bahader, je vous demande pardon ; je viens de faire les commissions que vous m’avez données : je n’ai pas cru que vous dussiez revenir de si bonne heure.
« – Tu es un maraud, repartit Amgiad, et je te rouerai de coups pour t’apprendre à mentir et à manquer à ton devoir. » Il se leva, prit un bâton et lui en donna deux ou trois coups assez légèrement, après quoi il se remit à table.
La dame ne fut pas contente de ce châtiment ; elle se leva à son tour, prit le bâton et en chargea Bahader de tant de coups sans l’épargner, que les larmes lui en vinrent aux yeux. Amgiad, scandalisé au dernier point de la liberté qu’elle se donnait et de ce qu’elle maltraitait un officier du roi de cette importance, avait beau crier que c’était assez, elle frappait toujours. « Laissez-moi faire, disait-elle, je veux me satisfaire et lui apprendre à ne pas s’absenter si longtemps une autre fois. » Elle continuait toujours avec tant de furie, qu’il fut contraint de se lever et de lui arracher le bâton, qu’elle ne lâcha qu’après beaucoup de résis-
tance. Comme elle vit qu’elle ne pouvait plus battre Bahader, elle se remit à sa place et lui dit mille injures.
Bahader essuya ses larmes et demeura debout pour leur verser à boire. Lorsqu’il vit qu’ils ne buvaient et qu’ils ne mangeaient plus, il desservit, il nettoya la salle, il mit toutes choses en leur lieu, et dès qu’il fut nuit il alluma les bougies. À chaque fois qu’il sortait ou qu’il entrait, la dame ne manquait pas de le gronder, de le menacer et de l’injurier, avec un grand mécontentement de la part d’Amgiad, qui voulait le ménager et n’osait lui rien dire. À l’heure qu’il fut temps de se coucher, Bahader leur prépara un lit sur le sofa et se retira dans une chambre vis-à-vis, où il ne fut pas longtemps à s’endormir après une si grande fatigue.
Amgiad et la dame s’entretinrent encore une grosse demi-heure, et avant de se coucher, la dame eut besoin de sortir. En passant sous le vestibule, comme elle eut entendu que Bahader ronflait déjà et qu’elle avait vu un sabre dans la salle : « Seigneur, dit-elle à Amgiad en rentrant, je vous prie de faire une chose pour l’amour de moi. – De quoi s’agit-il pour votre service ? reprit Amgiad. – Obligez-moi de prendre ce sabre, repartit-elle, et d’aller couper la tête à votre esclave. »
Amgiad fut extrêmement étonné de cette proposition que le vin faisait faire à la dame, comme il n’en douta pas. « Madame, lui dit-il, laissons là mon esclave, il ne mérite pas que vous pensiez à lui ; je l’ai châtié, vous l’avez châtié vous-même, cela suffit ; d’ailleurs, je suis très-content de lui, et il n’est pas accoutumé à ces sortes de fautes. »
« – Je ne me paie pas de cela, reprit la dame enragée, je veux que ce coquin meure ; et s’il ne meurt de votre main, il mourra de la mienne. » En disant ces paroles, elle met la main sur le sabre, le tire du fourreau, et s’échappe pour exécuter son pernicieux dessein.
Amgiad la rejoint sous le vestibule, et en la rencontrant :
« Madame lui dit-il, il faut vous satisfaire, puisque vous le souhaitez : je serais fâché qu’un autre que moi ôtât la vie à mon esclave. » Quand elle lui eut remis le sabre : « Venez, suivez-moi, ajouta-t-il, et ne faisons pas de bruit, de crainte qu’il ne s’éveille. » Ils entrèrent dans la chambre où était Bahader ; mais au lieu de le frapper, Amgiad porta le coup à la dame et lui coupa la tête, qui tomba sur Bahader.
Le jour avait déjà commencé de paraître lorsque Scheherazade en était à ces paroles ; elle s’en aperçut et cessa de parler. Elle reprit son discours la nuit suivante, et dit au sultan Schahriar :
CCXXXIIIe NUIT.
Sire, la tête de la dame eût interrompu le sommeil du grand écuyer en tombant sur lui, quand le bruit du coup de sabre ne l’eût pas éveillé. Étonné de voir Amgiad avec le sabre ensanglanté, et le corps de la dame par terre sans tête, il lui demanda ce que cela signifiait. Amgiad lui raconta la chose comme elle s’était passée, et en achevant : « Pour empêcher cette furieuse, ajouta-t-il, de vous ôter la vie, je n’ai point trouvé d’autre moyen que de la lui ravir à elle-même.
« – Seigneur, reprit Bahader plein de reconnaissance, des personnes de votre sang et aussi généreuses ne sont pas capables de favoriser des actions si méchantes. Vous êtes mon libérateur, et je ne puis assez vous en remercier. » Après qu’il l’eut embrassé, pour lui mieux marquer combien il lui était obligé :
« Avant que le jour vienne, dit-il, il faut emporter ce cadavre hors d’ici, et c’est ce que je vais faire. » Amgiad s’y opposa et dit qu’il l’emporterait lui-même, puisqu’il avait fait le coup. « Un nouveau venu en cette ville comme vous n’y réussirait pas, reprit Bahader. Laissez-moi faire et demeurez ici en repos. Si je ne viens pas avant qu’il soit jour, ce sera une marque que le guet m’aura surpris. En ce cas-là, je vais vous faire par écrit une donation de la maison et de tous les meubles ; vous n’aurez qu’à y demeurer. »
Dès que Bahader eut écrit et livré la donation au prince Amgiad, il mit le corps de la dame dans un sac avec la tête, chargea le sac sur ses épaules, et marcha de rue en rue, en prenant le chemin de la mer. Il n’en était pas éloigné lorsqu’il rencontra le juge de police qui faisait sa ronde en personne. Les gens du juge l’arrêtèrent, ouvrirent le sac, et y trouvèrent le corps de la dame massacrée et sa tête. Le juge, qui reconnut le grand écuyer malgré son déguisement, l’emmena chez lui, et comme il n’osa pas le faire mourir à cause de sa dignité sans en parler au roi, il le lui mena le lendemain matin. Le roi n’eut pas plutôt appris, au rapport du juge, la noire action qu’il avait commise, comme il le croyait selon les indices, qu’il le chargea d’injures. « C’est donc ainsi, s’écria-t-il, que tu massacres mes sujets pour les piller, et que tu jettes leur corps à la mer pour cacher ta tyrannie ! Qu’on les en délivre et qu’on le pende. »
Quelque innocent que fût Bahader, il reçut cette sentence de mort avec toute la résignation possible et ne dit pas un mot pour sa justification. Le juge le remena, et pendant que l’on préparait la potence, il envoya publier par toute la ville la justice qu’on allait faire, à midi, d’un meurtre commis par le grand écuyer.
Le prince Amgiad, qui avait attendu le grand écuyer inutilement, fut dans une consternation qu’on ne peut imaginer quand il entendit ce cri de la maison où il était. « Si quelqu’un doit mourir pour la mort d’une femme si méchante, se dit-il à lui-même, ce n’est pas le grand écuyer : c’est moi, et je ne souffrirai pas que l’innocent soit puni pour le coupable. » Sans délibérer davantage, il sortit et se rendit à la place où se devait faire l’exécution, avec le peuple qui y courait de toutes parts.
Dès que Amgiad vit paraître le juge qui amenait Bahader à la potence, il alla se présenter à lui. « Seigneur, lui dit-il, je viens vous déclarer et vous assurer que le grand écuyer que vous conduisez à la mort est très-innocent de la mort de cette dame. C’est moi qui ai commis le crime, si c’est en avoir commis un que d’avoir ôté la vie à une femme détestable qui voulait l’ôter à un grand écuyer ; et voici comment la chose s’est passée. »
Quand le prince Amgiad eut informé le juge de quelle manière il avait été abordé par la dame à la sortie du bain, com-
ment elle avait été cause qu’il était entré dans la maison de plaisir du grand écuyer, et de tout ce qui s’était passé jusqu’au moment qu’il avait été contraint de lui couper la tête pour sauver la vie au grand écuyer, le juge sursit l’exécution et le mena au roi avec le grand écuyer.
Le roi voulut être informé de la chose par Amgiad lui-même, et Amgiad, pour lui faire mieux comprendre son innocence et celle du grand écuyer, profita de l’occasion pour lui faire le récit de son histoire et de celle de son frère Assad, depuis le commencement jusqu’à leur arrivée, et jusqu’au moment où il lui parlait.
Quand le prince eut achevé : « Prince, lui dit le roi, je suis ravi que cette occasion m’ait donné lieu de vous connaître : je ne vous donne pas seulement la vie avec celle de mon grand écuyer, que je loue de la bonne intention qu’il a eue pour vous, et que je rétablis dans sa charge, je vous fais même mon grand vizir, pour vous consoler du traitement injuste, quoique excusable, que le roi votre père vous a fait. À l’égard du prince Assad, je vous permets d’employer toute l’autorité que je vous donne pour le retrouver. »
Après que Amgiad eut remercié le roi de la ville et du pays des mages, et qu’il eut pris possession de la charge de grand vizir, il employa tous les moyens imaginables pour trouver le prince son frère. Il fit promettre par les crieurs publics dans tous les quartiers de la ville une grande récompense à ceux qui le lui amèneraient ou même qui lui en apprendraient quelque nouvelle. Il mit des gens en campagne ; mais, quelque diligence qu’il pût faire, il n’eut pas la moindre nouvelle de lui.