Tome N°4 - Chapitre 4 : - HISTOIRE DES PRINCES AMGIAD ET ASSAD - (Mille et une nuits)



HISTOIRE DES PRINCES AMGIAD ET ASSAD







Les deux princes furent élevés avec grand soin, et lorsqu’ils furent en âge, ils n’eurent que le même gouverneur, les mêmes précepteurs dans les sciences et dans les beaux-arts, que le roi Camaralzaman voulut qu’on leur enseignât, et que le même maître dans chaque exercice. La forte amitié qu’ils avaient l’un pour l’autre dès leur enfance avait donné lieu à cette uniformité, qui l’augmenta davantage.
En effet, lorsqu’ils furent en âge d’avoir chacun une maison séparée, ils étaient unis si étroitement qu’ils supplièrent le roi Camaralzaman, leur père, de leur en accorder une seule pour tous deux. Ils l’obtinrent, et ainsi ils eurent les mêmes officiers, les mêmes domestiques, les mêmes équipages, le même appartement et la même table. Insensiblement Camaralzaman avait pris une si grande confiance en leur capacité et en leur droiture, que lorsqu’ils eurent atteint l’âge de dix-huit à vingt ans il ne faisait pas difficulté de les charger du soin de présider au conseil alternativement, toutes les fois qu’il faisait des parties de chasse de plusieurs jours.
Comme les deux princes étaient également beaux et bien faits dès leur enfance, les deux reines avaient conçu pour eux une tendresse incroyable, de manière néanmoins que la princesse Badoure avait plus de penchant pour Assad, fils de la reine Haïatalnefous, que pour Amgiad, son propre fils, et que la reine Haïatalnefous en avait plus pour Amgiad que pour Assad, qui était le sien.
Les reines ne prirent d’abord ce penchant que pour une amitié qui procédait de l’excès de celle qu’elles conservaient toujours l’une pour l’autre. Mais à mesure que les princes avancèrent en âge, il se tourna peu à peu en une forte inclination, et cette inclination enfin en un amour des plus violents, lorsqu’ils parurent à leurs yeux avec des grâces qui achevèrent de les aveugler. Toute l’infamie de leur passion leur était connue : elles firent aussi de grands efforts pour y résister. Mais la familiarité avec laquelle elles les voyaient tous les jours, et l’habitude de les admirer dès leur enfance, de les louer, de les caresser, dont il n’était plus en leur pouvoir de se défaire, les embrasèrent d’amour à un point qu’elles en perdirent le sommeil, le boire et le manger. Pour leur malheur et pour le malheur des princes mêmes, les princes, accoutumés à leurs manières, n’eurent pas le moindre soupçon de cette flamme détestable.
Comme les deux reines ne s’étaient pas fait un secret de leur passion, et qu’elles n’avaient pas le front de le déclarer de bouche au prince que chacune aimait en particulier, elles convinrent de s’en expliquer chacune par un billet, et pour l’exécution d’un dessein si pernicieux, elles profitèrent de l’absence du roi Camaralzaman pour une chasse de trois ou quatre jours.
Le jour du départ du roi, le prince Amgiad présida au conseil, et rendit la justice jusqu’à deux ou trois heures après midi. À la sortie du conseil, comme il rentrait dans le palais, un eunuque le prit en particulier, et lui présenta un billet de la part de la reine Haïatalnefous. Amgiad le prit et le lut avec horreur. « Quoi ! perfide, dit-il à l’eunuque, en achevant de lire et en tirant le sabre, est-ce là la fidélité que tu dois à ton maître et à ton roi ? » En disant ces paroles il lui trancha la tête.
Après cette action, Amgiad, transporté de colère, alla trouver la reine Badoure, sa mère, d’un air qui marquait son ressentiment, lui montra le billet, et l’informa du contenu après lui avoir dit de quelle part il venait. Au lieu de l’écouter, la reine Badoure se mit en colère elle-même. « Mon fils, reprit-elle, ce que vous me dites est une calomnie et une imposture : la reine Haïatalnefous est sage, et je vous trouve bien hardi de me parler contre elle avec cette insolence. » Le prince s’emporta contre la reine sa mère à ces paroles : « Vous êtes toutes plus méchantes les unes que les autres, s’écria-t-il ; si je n’étais retenu par le respect que je dois au roi mon père, ce jour serait le dernier de la vie d’Haïatalnefous. »
La reine Badoure pouvait bien juger de l’exemple de son fils Amgiad, que le prince Assad, qui n’était pas moins vertueux, ne recevrait pas plus favorablement la déclaration qu’elle avait à lui faire. Cela ne l’empêcha pas de persister dans un dessein si abominable, et elle lui écrivit aussi un billet le lendemain, qu’elle confia à une vieille qui avait entrée dans le palais.
La vieille prit aussi son temps de rendre le billet au prince Assad à la sortie du conseil, où il venait de présider à son tour. Le prince le prit, et en le lisant, il se laissa emporter à la colère si vivement, que, sans se donner le temps d’achever, il tira son sabre et punit la vieille comme elle le méritait. Il courut à l’appartement de la reine Haïatalnefous, sa mère, le billet à la main. Il voulut le lui montrer, mais elle ne lui en donna pas le temps, ni même celui de parler : « Je sais ce que vous me voulez, s’écria-t-elle, et vous êtes aussi impertinent que votre frère Amgiad. Allez, retirez-vous, et ne paraissez jamais devant moi. »
Assad demeura interdit à ces paroles, auxquelles il ne s’était pas attendu, et elles le mirent dans un transport dont il fut sur le point de donner des marques funestes ; mais il se retint et il se retira sans répliquer, de crainte qu’il ne lui échappât de dire quelque chose d’indigne de sa grandeur d’âme. Comme le prince Amgiad avait eu la retenue de ne lui rien dire du billet qu’il avait reçu le jour d’auparavant, et que ce que la reine sa mère venait de lui dire lui faisait comprendre qu’elle n’était pas moins criminelle que la reine Badoure, il alla lui faire un reproche obligeant de sa discrétion et mêler sa douleur avec la sienne.
Les deux reines, au désespoir d’avoir trouvé dans les deux princes une vertu qui devait les faire rentrer en elles-mêmes, renoncèrent à tous les sentiments de la nature et de mère, et concertèrent ensemble de les faire périr. Elles firent accroire à leurs femmes qu’ils avaient entrepris de les forcer : elles en firent toutes les feintes par leurs larmes, par leurs cris et par les malédictions qu’elles leur donnaient, et se couchèrent dans un même lit, comme si la résistance qu’elles feignirent aussi d’avoir faite les eût réduites aux abois.
Mais, sire, dit Scheherazade, le jour paraît et m’impose silence. Elle se tut, et la nuit suivante elle poursuivit la même histoire et dit au sultan des Indes :
CCXXIXe NUIT.

Sire, nous laissâmes hier les deux reines dénaturées dans la résolution détestable de perdre les deux princes leurs fils. Le lendemain, le roi Camaralzaman, à son retour de la chasse, fut dans un grand étonnement de les trouver couchées ensemble, éplorées et dans un état qu’elles surent bien contrefaire, qui le toucha de compassion. Il leur demanda avec empressement ce qui leur était arrivé.
À cette demande, les dissimulées reines redoublèrent leurs gémissements et leurs sanglots, et après qu’il les eut bien pressées, la reine Badoure prit enfin la parole : « Sire, dit-elle, de la juste douleur dont nous sommes affligées, nous ne devrions pas voir le jour, après l’outrage que les princes vos fils nous ont fait, par une brutalité qui n’a pas d’exemple. Par un complot indigne de leur naissance, votre absence leur a donné la hardiesse et l’insolence d’attenter à notre honneur. Que Votre Majesté nous dispense d’en dire davantage : notre affliction suffira pour lui faire comprendre le reste. »
Le roi fit appeler les deux princes, et il leur eût ôté la vie de sa propre main si l’ancien roi Armanos, son beau-père, qui était présent, ne lui eût retenu le bras. « Mon fils, lui dit-il, que pensez-vous faire ? Voulez-vous ensanglanter vos mains et votre palais de votre propre sang ? Il y a d’autres moyens de les punir, s’il est vrai qu’ils soient criminels. » Il tâcha de l’apaiser, et il le pria de bien examiner s’il était certain qu’ils eussent commis le crime dont on les accusait.
Camaralzaman put bien gagner sur lui-même de n’être pas le bourreau de ses propres enfants ; mais après les avoir fait arrêter, il fit venir sur le soir un émir nommé Giondar, qu’il chargea d’aller leur ôter la vie hors de la ville, de tel côté et si loin qu’il lui plairait, et de ne pas revenir qu’il n’apportât leurs habits pour marque de l’exécution de l’ordre qu’il lui donnait.
Giondar marcha toute la nuit, et le lendemain matin, quand il eut mis pied à terre, il signifia aux princes, les larmes aux yeux, l’ordre qu’il avait. « Princes, leur dit-il, cet ordre est bien cruel, et c’est pour moi une mortification des plus sensibles d’avoir été choisi pour en être l’exécuteur. Plût à Dieu que je pusse m’en dispenser ! – Faites votre devoir, reprirent les princes ; nous savons bien que vous n’êtes pas la cause de notre mort : nous vous la pardonnons de bon cœur. »
En disant ces paroles, les princes s’embrassèrent et se dirent le dernier adieu avec tant de tendresse qu’ils furent longtemps sans se séparer. Le prince Assad se mit le premier en état de recevoir le coup de la mort. « Commencez par moi, dit-il, Giondar, que je n’aie pas la douleur de voir mourir mon cher frère Amgiad. » Amgiad s’y opposa, et Giondar ne put, sans verser des larmes plus qu’auparavant, être témoin de leur contestation, qui marquait combien leur amitié était sincère et parfaite.
Ils terminèrent enfin cette déférence réciproque si touchante, et ils prièrent Giondar de les lier ensemble et de les mettre dans la situation la plus commode pour leur donner le coup de la mort en même temps. « Ne refusez pas, ajoutèrent-ils, de donner cette consolation de mourir ensemble à deux frères infortunés qui, jusqu’à leur innocence, n’ont rien eu que de commun depuis qu’ils sont au monde. »
Giondar accorda aux deux princes ce qu’ils souhaitaient : il les lia, et quand il les eut mis dans l’état qu’il crut le plus à son avantage pour ne pas manquer de leur couper la tête d’un seul coup, il leur demanda s’ils avaient quelque chose à lui commander avant de mourir.
« Nous ne vous prions que d’une seule chose, répondirent les deux princes : c’est de bien assurer le roi notre père, à votre retour, que nous mourons innocents, mais que nous ne lui imputons pas l’effusion de notre sang. En effet, nous savons qu’il n’est pas bien informé de la vérité du crime dont nous sommes accusés. » Giondar leur promit qu’il n’y manquerait pas, et en même temps il tira son sabre. Son cheval, qui était lié à un arbre près de lui, épouvanté de cette action et de l’éclat du sabre, rompit sa bride, s’échappa, et se mit à courir de toute sa force par la campagne.
C’était un cheval de grand prix et richement harnaché, que Giondar aurait été bien fâché de perdre. Troublé de cet accident, au lieu de couper la tête aux princes, il jeta le sabre, et courut après le cheval pour le rattraper.
Le cheval, qui était vigoureux, fit plusieurs caracoles devant Giondar, et il le mena jusqu’à un bois où il se jeta. Giondar l’y suivit, et le hennissement du cheval éveilla un lion qui dormait : le lion accourut, et au lieu d’aller au cheval, il vint droit à Giondar dès qu’il l’eut aperçu.
Giondar ne songea plus à son cheval : il fut dans un plus grand embarras pour la conservation de sa vie, en évitant l’attaque du lion, qui ne le perdit pas de vue et qui le suivait de près au travers des arbres. Dans cette extrémité : « Dieu ne m’enverrait pas ce châtiment, disait-il en lui-même, si les princes à qui l’on m’a commandé d’ôter la vie n’étaient pas innocents ; et, pour mon malheur, je n’ai pas mon sabre pour me défendre. »
Pendant l’éloignement de Giondar, les deux princes furent pressés également d’une soif ardente, causée par la frayeur de la mort, nonobstant leur résolution généreuse de subir l’ordre cruel du roi leur père. Le prince Amgiad fit remarquer au prince son frère qu’ils n’étaient pas loin d’une source d’eau, et lui proposa de se délier et d’aller boire. « Mon frère, reprit le prince Assad, pour le peu de temps que nous avons encore à vivre, ce n’est pas la peine d’étancher notre soif ; nous la supporterons bien encore quelques moments. »
Sans avoir égard à cette remontrance, Amgiad se délia et délia le prince son frère malgré lui : ils allèrent à la source, et après qu’ils se furent rafraîchis, ils entendirent le rugissement du lion et de grands cris dans le bois où le cheval et Giondar étaient entrés. Amgiad prit aussitôt le sabre dont Giondar s’était débarrassé. « Mon frère, dit-il à Assad, courons au secours du malheureux Giondar : peut-être arriverons-nous assez tôt pour le délivrer du péril où il est. »
Les deux princes ne perdirent pas de temps, et ils arrivèrent dans le même moment que le lion venait d’abattre Giondar. Le lion, qui vit que le prince Amgiad avançait vers lui, le sabre levé, lâcha sa prise et vint droit à lui avec furie : le prince le reçut avec intrépidité, et lui donna un coup avec tant de force et d’adresse, qu’il le fit tomber mort.
Dès que Giondar eut connu que c’était aux deux princes qu’il devait la vie, il se jeta à leurs pieds, et les remercia de la grande obligation qu’il leur avait en des termes qui marquaient sa parfaite reconnaissance, « Princes, leur dit-il en se relevant et en leur baisant les mains, les larmes aux yeux, Dieu me garde d’attenter à votre vie après le secours si obligeant et si éclatant que vous venez de me donner ! Jamais on ne reprochera à l’émir Giondar d’avoir été capable d’une si grande ingratitude !
« – Le service que nous vous avons rendu, reprirent les princes, ne doit pas vous empêcher d’exécuter votre ordre : reprenons auparavant votre cheval et retournons au lieu où vous nous aviez laissés. » Ils n’eurent pas de peine à reprendre le cheval, qui avait passé sa fougue et qui s’était arrêté ; mais quand ils furent de retour près de la source, quelque instance qu’ils fissent, ils ne purent jamais persuader à l’émir Giondar de les faire mourir. « La seule chose que je prends la liberté de vous demander, leur dit-il, et que je vous supplie de m’accorder, c’est de vous accommoder de ce que je puis vous partager de mon habit, de me donner chacun le vôtre, et de vous sauver si loin que le roi votre père n’entende jamais parler de vous. »
Les princes furent contraints de se rendre à ce qu’il voulut, et après qu’ils lui eurent donné leur habit l’un et l’autre et qu’ils se furent couverts de ce qu’il leur donna du sien, l’émir Giondar leur donna ce qu’il avait sur lui d’or et d’argent, et prit congé d’eux.
Quand l’émir Giondar se fut séparé d’avec les princes, il passa par le bois, où il teignit leurs habits du sang du lion, et continua son chemin jusqu’à la capitale de l’île d’Ébène. À son arrivée, le roi Camaralzaman lui demanda s’il avait été fidèle à exécuter l’ordre qu’il lui avait donné. « Sire, répondit Giondar en lui présentant les habits des deux princes, en voici les témoignages.
« – Dites-moi, reprit le roi, de quelle manière ils ont reçu le châtiment dont je les ai fait punir. « Sire, reprit-il, ils l’ont reçu avec une constance admirable, et avec une résignation aux décrets de Dieu qui marquait la sincérité avec laquelle ils faisaient profession de leur religion, mais particulièrement avec un grand respect pour Votre Majesté et avec une soumission inconcevable à leur arrêt de mort. « Nous mourons innocents, disaient-ils, mais nous n’en murmurons pas. Nous recevons notre mort de la main de Dieu, et nous la pardonnons au roi notre père : nous savons très-bien qu’il n’a pas été bien informé de la vérité. »
Camaralzaman, sensiblement touché de ce récit de l’émir Giondar, s’avisa de fouiller dans les poches des habits des deux princes, et il commença par celui d’Amgiad. Il y trouva un billet, qu’il ouvrit et qu’il lut. Il n’eut pas plutôt connu que la reine Haïatalnefous l’avait écrit, non-seulement à son écriture, mais même à un petit peloton de ses cheveux qui était dedans, qu’il frémit. Il fouilla ensuite dans celles d’Assad en tremblant, et le billet de la reine Badoure, qu’il y trouva, le frappa d’un étonnement si prompt et si vif qu’il s’évanouit.
La sultane Scheherazade, qui s’aperçut à ces derniers mots que le jour paraissait, cessa de parler et garda le silence. Elle reprit la suite de l’histoire la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :
CCXXXe NUIT.

Sire, jamais douleur ne fut égale à celle dont Camaralzaman donna des marques dès qu’il fut revenu de son évanouissement : « Qu’as-tu fait, père barbare ? s’écria-t-il ; tu as massacré tes propres enfants, enfants innocents ! Leur sagesse, leur modestie, leur obéissance, leur soumission à toutes tes volontés, leur vertu, ne te parlaient-elles pas assez pour leur défense ? Père aveuglé, mérites-tu que la terre te porte après un crime si exécrable ? Je me suis jeté moi-même dans cette abomination, et c’est le châtiment dont Dieu m’afflige pour n’avoir pas persévéré dans l’aversion contre les femmes avec laquelle j’étais né. Je ne laverai pas votre crime dans votre sang, comme vous le mériteriez, femmes détestables ! non, Vous n’êtes pas dignes de ma colère. Mais que le ciel me confonde si jamais je vous revois ! »
Le roi Camaralzaman fut très-religieux à ne pas contrevenir à son serment. Il fit passer les deux reines le même jour dans un appartement séparé, où elles demeurèrent sous bonne garde, et de sa vie il n’approcha d’elles.
Pendant que le roi Camaralzaman s’affligeait ainsi de la perte des princes ses fils, dont il était lui-même l’auteur par un emportement trop inconsidéré, les deux princes erraient par les déserts, en évitant d’approcher des lieux habités et la rencontre de toutes sortes de personnes ; ils ne vivaient que d’herbes et de fruits sauvages, et ne buvaient que de méchante eau de pluie, qu’ils trouvaient dans des creux de rochers. Pendant la nuit, pour se garder des bêtes féroces, ils dormaient et veillaient tour à tour.
Au bout d’un mois ils arrivèrent au pied d’une montagne affreuse, toute de pierre noire et inaccessible, comme il leur paraissait. Ils aperçurent néanmoins un chemin frayé ; mais ils le trouvèrent si étroit et si difficile qu’ils n’osèrent hasarder de s’y engager. Dans l’espérance d’en trouver un moins rude, ils continuèrent de la côtoyer et marchèrent pendant cinq jours ; mais la peine qu’ils se donnèrent fut inutile : ils furent contraints de revenir à ce chemin qu’ils avaient négligé. Ils le trouvèrent si peu praticable qu’ils délibérèrent longtemps avant de s’engager à monter. Ils s’encouragèrent enfin et ils montèrent.
Plus les deux princes avançaient, plus il leur semblait que la montagne était haute et escarpée, et ils furent tentés plusieurs fois d’abandonner leur entreprise. Quand l’un était las et que l’autre s’en apercevait, celui-ci s’arrêtait, et ils reprenaient haleine ensemble. Quelquefois ils étaient tous deux si fatigués que les forces leur manquaient. Alors ils ne songeaient plus à continuer de monter, mais à mourir de fatigue et de lassitude. Quelques moments après, qu’ils sentaient leurs forces un peu revenues, ils s’animaient et ils reprenaient leur chemin.
Malgré leur diligence, leur courage et leurs efforts, il ne leur fut pas possible d’arriver au sommet de tout le jour. La nuit les surprit, et le prince Assad se trouva si fatigué et si épuisé de forces qu’il demeura tout court. « Mon frère, dit-il au prince Amgiad, je n’en puis plus, je vais rendre l’âme. – Reposons-nous autant qu’il vous plaira, reprit Amgiad en s’arrêtant avec lui, et prenez courage. Vous voyez qu’il ne nous reste plus beaucoup à monter, et que la lune nous favorise. »
Après une bonne demi-heure de repos, Assad fit un nouvel effort, et ils arrivèrent enfin au haut de la montagne, où ils firent encore une pause. Amgiad se leva le premier, et en avançant il vit un arbre à peu de distance. Il alla jusque là, et trouva que c’était un grenadier chargé de grosses grenades, et qu’il y avait une fontaine au pied. Il courut annoncer cette bonne nouvelle à Assad, et l’amena sous l’arbre près de la fontaine ; ils se rafraîchirent chacun en mangeant une grenade, après quoi ils s’endormirent.
Le lendemain matin, quand les princes furent éveillés : « Allons, mon frère, dit Amgiad à Assad, poursuivons notre chemin : je vois que la montagne est bien plus aisée de ce côté que de l’autre, et nous n’avons qu’à descendre. » Mais Assad était tellement fatigué du jour précédent, qu’il ne lui fallait pas moins de trois jours pour se remettre entièrement. Ils les passèrent en s’entretenant, comme ils avaient déjà fait plusieurs fois, de l’amour désordonné de leurs mères, qui les avait réduits à un état si déplorable. « Mais, disaient-ils, si Dieu s’est déclaré pour nous d’une manière si visible, nous devons supporter nos maux avec patience, et nous consoler par l’espérance qu’il nous en fera trouver la fin. »
Les trois jours passés, les deux frères se remirent en chemin, et comme la montagne était de ce côté-là à plusieurs étages de grandes campagnes, ils mirent cinq jours avant d’arriver à la plaine. Ils découvrirent enfin une grande ville avec beaucoup de joie. « Mon frère, dit alors Amgiad à Assad, n’êtes-vous pas de même avis que moi, que vous demeuriez en quelque endroit hors de la ville, où je viendrai vous retrouver, pendant que j’irai prendre langue et m’informer comment s’appelle cette ville, et en quel pays nous sommes ? En revenant j’aurai soin d’apporter des vivres. Il est bon de n’y pas entrer d’abord tous deux, au cas qu’il y ait du danger à craindre.
« – Mon frère, repartit Assad, j’approuve fort votre conseil : il est sage et plein de prudence ; mais si l’un de nous deux doit se séparer pour cela, jamais je ne souffrirai que ce soit vous, et vous permettrez que je m’en charge. Quelle douleur ne serait-ce pas pour moi s’il vous arrivait quelque chose !
« – Mais, mon frère, repartit Amgiad, la même chose que vous craignez pour moi je dois la craindre pour vous. Je vous supplie de me laisser faire et de m’attendre avec patience. – Je ne le permettrai jamais, répliqua Assad ; et s’il m’arrive quelque chose, j’aurai la consolation de savoir que vous serez en sûre té. » Amgiad fut obligé de céder, et il s’arrêta sous des arbres au pied de la montagne.




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