Tome N°4 - Chapitre 2 : - HISTOIRE DE LA PRINCESSE BADOURE APRÈS LA SÉPARATION DU PRINCE CAMARALZAMAN - (Mille et une nuits)



HISTOIRE DE LA PRINCESSE BADOURE APRÈS LA SÉPARATION DU PRINCE CAMARALZAMAN







La princesse dormit assez longtemps, et, en s’éveillant, elle s’étonna que le prince Camaralzaman ne fût pas avec elle. Elle appela ses femmes, et elle leur demanda si elles ne savaient pas où il était. Dans le temps qu’elles lui assuraient qu’elles l’avaient vu entrer, mais qu’elles ne l’avaient pas vu sortir, elle s’aperçut, en reprenant sa ceinture, que la petite bourse était ouverte et que son talisman n’y était plus. Elle ne douta que Camaralzaman ne l’eût pris pour voir ce que c’était, et qu’il ne lui rapportât. Elle l’attendit jusqu’au soir avec de grandes impatiences, et elle ne pouvait comprendre ce qui pouvait l’obliger d’être éloigné d’elle si longtemps. Comme elle vit qu’il était déjà nuit obscure, et qu’il ne revenait pas, elle en fut dans une affliction qui n’est pas concevable. Elle maudit mille fois le talisman et celui qui l’avait fait ; et si le respect ne l’eût retenue, elle eût fait des imprécations contre la reine sa mère qui lui avait fait un présent si funeste. Désolée au dernier point de cette conjoncture d’autant plus fâcheuse qu’elle ne savait par quel endroit le talisman pouvait être la cause de la séparation du prince d’avec elle, elle ne perdit pas le jugement ; elle prit au contraire une résolution courageuse, peu commune aux personnes de son sexe.
Il n’y avait que la princesse et ses femmes dans le camp qui sussent que Camaralzaman avait disparu ; car alors ses gens se reposaient ou dormaient déjà sous leurs tentes. Comme elle craignit qu’ils ne la trahissent, s’ils venaient à en avoir connaissance, elle modéra premièrement sa douleur et défendit à ses femmes de rien dire ou de rien faire paraître qui pût en donner le moindre soupçon. Ensuite elle quitta son habit, et en prit un de Camaralzaman, à qui elle ressemblait si fort, que ses gens la prirent pour lui le lendemain matin quand ils la virent paraître, et qu’elle leur commanda de plier bagage et de se mettre en marche. Quand tout fut prêt elle fit entrer une de ses femmes dans la litière ; pour elle, elle monta à cheval, et l’on marcha.
Après un voyage de plusieurs mois par terre et par mer, la princesse, qui avait fait continuer la route sous le nom du prince Camaralzaman pour se rendre à l’île des Enfants de Khaledan, aborda à la capitale du royaume de l’île d’Ébène, dont le roi qui régnait alors s’appelait Armanos. Comme les premiers de ses gens qui se débarquèrent pour lui chercher un logement, eurent publié que le vaisseau qui venait d’arriver portait le prince Camaralzaman, qui revenait d’un long voyage, et que le mauvais temps l’avait obligé de relâcher, le bruit en fut bientôt porté jusqu’au palais du roi.
Le roi Armanos, accompagné d’une grande partie de sa cour, vint aussitôt au-devant de la princesse, et il la rencontra qu’elle venait de se débarquer, et qu’elle prenait le chemin du logement qu’on avait retenu. Il la reçut comme le fils d’un roi son ami, avec qui il avait toujours vécu de bonne intelligence, et la mena à son palais, où il la logea, elle et tous ses gens, sans avoir égard aux instances qu’elle lui fit de la laisser loger en son particulier. Il lui fit d’ailleurs tous les honneurs imaginables, et il la régala pendant trois jours avec une magnificence extraordinaire.
Quand les trois jours furent passés, comme le roi Armanos vit que la princesse, qu’il prenait toujours pour le prince Camaralzaman, parlait de se rembarquer et de continuer son voyage, et qu’il était charmé de voir un prince si bien fait, de si bon air, et qui avait infiniment d’esprit, il la prit en particulier. « Prince, lui dit-il, dans le grand âge où vous voyez que je suis, avec très-peu d’espérance de vivre encore longtemps, j’ai le chagrin de n’avoir pas un fils à qui je puisse laisser mon royaume. Le ciel m’a donné seulement une fille unique, d’une beauté qui ne peut pas être mieux assortie qu’avec un prince aussi bien fait, d’une aussi grande naissance, et aussi accompli que vous. Au lieu de songer à retourner chez vous, acceptez-la de ma main avec ma couronne, dont je me démets dès à présent en votre faveur, et demeurez avec nous. Il est temps désormais que je me repose après en avoir soutenu le poids pendant de si longues années, et je ne puis le faire avec plus de consolation que pour voir mes états gouvernés par un si digne successeur. »
La sultane Scheherazade voulait poursuivre ; mais le jour, qui paraissait déjà, l’en empêcha. Elle reprit le même conte la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :
CCXXIVe NUIT.

Sire, l’offre généreuse du roi de l’île d’Ébène, de donner sa fille unique en mariage à la princesse Badoure, qui ne pouvait l’accepter parce qu’elle était femme, et de lui abandonner ses états, la mit dans un embarras auquel elle ne s’attendait pas. De lui déclarer qu’elle n’était pas le prince Camaralzaman, mais sa femme, il était indigne d’une princesse comme elle de détromper le roi après lui avoir assuré qu’elle était ce prince, et en avoir si bien soutenu le personnage jusqu’alors. De le refuser aussi, elle avait une juste crainte, dans la grande passion qu’il témoignait pour la conclusion de ce mariage, qu’il ne changeât sa bienveillance en aversion et en haine, et n’attentât même à sa vie. De plus, elle ne savait pas si elle trouverait le prince Camaralzaman auprès du roi Schahzaman son père.
Ces considérations et celle d’acquérir un royaume au prince son mari, au cas qu’elle le retrouvât, déterminèrent cette princesse à accepter le parti que le roi Armanos venait de lui proposer. Ainsi, après avoir demeuré quelques moments sans parler, avec une rougeur qui lui monta au visage, ce que le roi attribua à sa modestie, elle répondit : « Sire, j’ai une obligation infinie à Votre Majesté de la bonne opinion qu’elle a de ma personne, de l’honneur qu’elle me fait, et d’une si grande faveur que je ne mérite pas et que je n’ose refuser. Mais, sire, ajouta-t-elle, je n’accepte une si grande alliance qu’à condition que Votre Majesté m’assistera de ses conseils, et que je ne ferai rien qu’elle n’ait approuvé auparavant. ».
Le mariage conclu et arrêté de cette manière, la cérémonie en fut remise au lendemain, et la princesse Badoure prit ce temps-là pour avertir ses officiers, qui la prenaient aussi pour le prince Camaralzaman, de ce qui devait se passer, afin qu’ils ne s’en étonnassent pas, et elle les assura que la princesse Badoure y avait donné son consentement. Elle en parla aussi à ses femmes, et les chargea de continuer de bien garder le secret.
Le roi de l’île d’Ébène, joyeux d’avoir acquis un gendre dont il était si content, assembla son conseil le lendemain, et déclara qu’il donnait la princesse sa fille en mariage au prince Camaralzaman, qu’il avait amené et fait asseoir près de lui, qu’il lui remettait sa couronne et leur enjoignait de le reconnaître pour leur roi, et de lui rendre leurs hommages. En achevant, il descendit du trône, et après qu’il y eut fait monter la princesse Badoure, et qu’elle se fut assise à sa place, la princesse y reçut le serment de fidélité et les hommages des seigneurs les plus puissants de l’île d’Ébène, qui étaient présents.
Au sortir du conseil, la proclamation du nouveau roi fut faite solennellement dans toute la ville ; des réjouissances de plusieurs jours furent indiquées, et des courriers dépêchés par tout le royaume pour y faire observer les mêmes cérémonies et les mêmes démonstrations de joie.
Le soir, tout le palais fut en fête, et la princesse Haïatalnefous (c’est ainsi que se nommait la princesse de l’île d’Ébène) fut amenée à la princesse Badoure, que tout le monde prit pour un homme, avec un appareil véritablement royal. Les cérémonies achevées, on les laissa seules, et elles se couchèrent.
Le lendemain matin, pendant que la princesse Badoure recevait dans une assemblée générale les compliments de toute la cour au sujet de son mariage et comme nouveau roi, le roi Armanos et la reine se rendirent à l’appartement de la nouvelle reine leur fille, et s’informèrent d’elle comment elle avait passé la nuit. Au lieu de répondre, elle baissa les yeux, et la tristesse qui parut sur son visage fit assez connaître qu’elle n’était pas contente.
Pour consoler la princesse Haïatalnefous : « Ma fille, lui dit le roi Armanos, cela ne doit pas vous faire de la peine : le prince Camaralzaman, en abordant ici, ne songeait qu’à se rendre au plus tôt auprès du roi Schahzaman son père. Quoique nous l’ayons arrêté par un endroit dont il a lieu d’être bien satisfait, nous devons croire néanmoins qu’il a un grand regret d’être privé tout à coup de l’espérance même de le revoir jamais, ni lui, ni personne de sa famille. Vous devez donc attendre que quand ces mouvements de tendresse filiale se seront un peu ralentis, il en usera avec vous comme un bon mari. »
La princesse Badoure, sous le nom de Camaralzaman, et comme roi de l’île d’Ébène, passa toute la journée nonseulement à recevoir les compliments de sa cour, mais même à faire la revue des troupes réglées de sa maison et à plusieurs autres fonctions royales, avec une dignité et une capacité qui lui attirèrent l’approbation de tous ceux qui en furent témoins.
Il était nuit quand elle rentra dans l’appartement de la reine Haïatalnefous, et elle connut fort bien, à la contrainte avec laquelle cette princesse la reçut, qu’elle se souvenait de la nuit précédente. Elle tâcha de dissiper ce chagrin par un long entretien qu’elle eut avec elle, dans lequel elle employa tout son esprit (et elle en avait infiniment) pour lui persuader qu’elle l’aimait parfaitement. Elle lui donna enfin le temps de se coucher, et dans cet intervalle, elle se mit à faire sa prière ; mais elle la fit si longue que la reine Haïatalnefous s’endormit. Alors elle cessa de prier et se coucha près d’elle sans l’éveiller, autant affligée de jouer un personnage qui ne lui convenait pas, que de la perte de son cher Camaralzaman, après lequel elle ne cessait de soupirer. Elle se leva le jour suivant à la pointe du jour, avant qu’Haïatalnefous fût éveillée, et alla au conseil avec l’habit royal.
Le roi Armanos ne manqua pas de voir encore la reine sa fille ce jour-là, et il la trouva dans les pleurs et dans les larmes. Il n’en fallut pas davantage pour lui faire connaître le sujet de son affliction. Indigné de ce mépris, à ce qu’il s’imaginait, dont il ne pouvait comprendre la cause : « Ma fille, lui dit-il, ayez encore patience jusqu’à la nuit prochaine, j’ai élevé votre mari sur mon trône, je saurai bien l’en faire descendre et le chasser avec honte s’il ne vous donne la satisfaction qu’il doit. Dans la colère où je suis de vous voir traitée si indignement, je ne sais même si je me contenterai d’un châtiment si doux. Ce n’est pas à vous, c’est à ma personne qu’il fait un affront si sanglant. »
Le même jour, la princesse Badoure rentra fort tard chez Haïatalnefous, comme la nuit précédente ; elle s’entretint de même avec elle, et voulut encore faire sa prière pendant qu’elle se coucherait. Haïatalnefous la retint, et l’obligea de se rasseoir. « Quoi ! dit-elle, vous prétendez donc, à ce que je vois, me traiter encore cette nuit comme vous m’avez traitée les deux dernières ? Dites-moi, je vous supplie, en quoi peut vous déplaire une princesse comme moi, qui ne vous aime pas seulement, mais qui vous adore, et qui s’estime la princesse la plus heureuse de toutes les princesses de son rang, d’avoir un prince si aimable pour mari ? Une autre que moi, je ne dis pas offensée, mais outragée par un endroit si sensible, aurait une belle occasion de se venger en vous abandonnant seulement à votre mauvaise destinée ; mais quand je ne vous aimerais pas autant que je vous aime, bonne, et touchée du malheur des personnes qui me sont le plus indifférentes, comme je le suis, je ne laisserais pas de vous avertir que le roi mon père est fort irrité de votre procédé, qu’il n’attend que demain pour vous faire sentir les marques de sa juste colère si vous continuez. Faites-moi la grâce de ne pas mettre au désespoir une princesse qui ne peut s’empêcher de vous aimer. »
Ce discours mit la princesse Badoure dans un embarras inexprimable. Elle ne douta pas de la sincérité d’Haïatalnefous : la froideur que le roi Armanos lui avait témoignée ce jour-là ne lui avait que trop fait connaître l’excès de son mécontentement. L’unique moyen de justifier sa conduite était de faire confidence de son sexe à Haïatalnefous. Mais quoiqu’elle eût prévu qu’elle serait obligée d’en venir à cette déclaration, l’incertitude néanmoins où elle était si la princesse le prendrait en mal ou en bien, la faisait trembler. Quand elle eut bien considéré enfin que si le prince Camaralzaman était encore au monde, il fallait de nécessité qu’il vînt à l’île d’Ébène pour se rendre au royaume du roi Schahzaman, qu’elle devait se conserver pour lui, et qu’elle ne pouvait le faire si elle ne se découvrait à la princesse Haïatalnefous, elle hasarda cette voie.
Comme la princesse Badoure était demeurée interdite, Haïatalnefous, impatiente, allait reprendre la parole, lorsqu’elle l’arrêta par celles-ci ; « Aimable et trop charmante princesse, lui dit-elle, j’ai tort, je l’avoue, et je me condamne moi-même ; mais j’espère que vous me pardonnerez, et que vous me garderez le secret que j’ai à vous découvrir pour ma justification. »
En même temps la princesse Badoure ouvrit son sein. « Voyez, princesse, continua-t-elle, si une princesse, femme comme vous, ne mérite pas que vous lui pardonniez. Je suis persuadée que vous le ferez de bon cœur quand je vous aurai fait le récit de mon histoire, et surtout de la disgrâce affligeante qui m’a contrainte de jouer le personnage que vous voyez. »
Quand la princesse Badoure eut achevé de se faire connaître entièrement à la princesse de l’île d’Ébène pour ce qu’elle était, elle la supplia une seconde fois de lui garder le secret et de vouloir bien faire semblant qu’elle fût véritablement son mari jusqu’à l’arrivée du prince Camaralzaman, qu’elle espérait de revoir bientôt.
« Princesse, reprit la princesse de l’île d’Ébène, ce serait une destinée étrange qu’un mariage heureux comme le vôtre dût être de si peu de durée après un amour réciproque plein de merveilles. Je souhaite avec vous que le ciel vous réunisse bientôt. Assurez-vous cependant que je garderai religieusement le secret que vous venez de me confier. J’aurai le plus grand plaisir du monde d’être la seule qui vous connaisse pour ce que vous êtes dans le grand royaume de l’île d’Ébène, pendant que vous le gouvernerez aussi dignement que vous avez déjà commencé. Je vous demandais de l’amour, et présentement je vous déclare que je serai la plus contente du monde si vous ne dédaignez pas de m’accorder votre amitié. » Après ces paroles, les deux princesses s’embrassèrent tendrement, et après mille témoignages d’amitié réciproque, elles se couchèrent.
Selon la coutume du pays, il fallait faire voir publiquement la marque de la consommation du mariage : les deux princesses trouvèrent le moyen de remédier à cette difficulté. Ainsi les femmes de la princesse Haïatalnefous furent trompées le lendemain matin, et trompèrent le roi Armanos, la reine sa femme et toute la cour. De la sorte, la princesse Badoure continua de gouverner tranquillement, à la satisfaction du roi et de tout le royaume.
La sultane Scheherazade n’en dit pas davantage pour celle nuit, à cause de la clarté du jour qui se faisait apercevoir. Elle poursuivit la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :




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