Tome N°2 - Chapitre 4 : - PREMIER VOYAGE DE SINDBAD LE MARIN - (Mille et une nuits)



PREMIER VOYAGE DE SINDBAD LE MARIN







« J’avais hérité de ma famille des biens considérables, j’en dissipai la meilleure partie dans les débauches de ma jeunesse ; mais je revins de mon aveuglement, et, rentrant en moi-même, je reconnus que les richesses étaient périssables, et qu’on en voyait bientôt la fin quand on les ménageait aussi mal que je faisais. Je pensai de plus que je consumais malheureusement dans une vie déréglée le temps, qui est la chose du monde la plus précieuse. Je considérai encore que c’était la dernière et la plus déplorable de toutes les misères, que d’être pauvre dans la vieillesse. Je me souvins de ces paroles du grand Salomon, que j’avais autrefois ouï dire à mon père : « qu’il est moins fâcheux d’être dans le tombeau que dans la pauvreté. » Frappé de toutes ces réflexions, je ramassai les débris de mon patrimoine ; je vendis à l’encan, en plein marché, tout ce que j’avais de meubles. Je me liai ensuite avec quelques marchands qui négociaient par mer ; je consultai ceux qui me parurent capables de me donner de bons conseils ; enfin, je résolus de faire profiter le peu d’argent qui me restait et, dès que j’eus pris cette résolution, je ne tardai guère à l’exécuter. Je me rendis à Balsora

Ou Bassora et Basra, grande ville de l'Irac-Araby, au-dessous du confluent du Tigre et de l'Euphrate, et fondée par le calife Omar en 636. Les Turcs en sont maître depuis 1668.


, où je m’embarquai, avec plusieurs marchands, sur un vaisseau que nous avions équipé à frais communs.
« Nous mîmes à la voile et prîmes la route des Indes orientales par le golfe Persique, qui est formé par les côtes de l’Arabie-Heureuse à la droite, et par celles de la Perse à la gauche, et dont la plus grande largeur est de soixante et dix lieues

Le texte arabe et la traduction de Langlès portent soixante-dix farsangs. Le farsang, ou la parasange, est une mesure itinéraire de Perse qui répond à peu près à une lieue et demi de France.


, selon la commune opinion. Hors de ce golfe, la mer du Levant, la même que celle des Indes, est très-spacieuse ; elle a d’un côté pour bornes les côtes d’Abyssinie, et quatre mille cinq cents lieues de longueur jusqu’aux îles de Vakvak. Je fus d’abord incommodé de ce qu’on appelle le mal de mer ; mais, ma santé se rétablit bientôt, et depuis ce temps-là je n’ai point été sujet à cette maladie.
« Dans le cours de notre navigation, nous abordâmes à plusieurs îles, et nous y vendîmes ou échangeâmes nos marchandises. Un jour que nous étions à la voile, le calme nous prit vis-àvis une petite île presque à fleur d’eau, qui ressemblait à une prairie par sa verdure. Le capitaine fit plier les voiles et permit de prendre terre aux personnes de l’équipage qui voulurent y descendre. Je fus du nombre de ceux qui y débarquèrent.
« Mais, dans le temps que nous nous divertissions à boire, à manger et à nous délasser de la fatigue de la mer, l’île trembla tout à coup et nous donna une rude secousse. »
À ces mots, Scheherazade s’arrêta, parce que le jour commençait à paraître. Elle reprit ainsi son discours sur la fin de la nuit suivante :
LXXIe NUIT.

Sire, Sindbad, poursuivant son histoire : « On s’aperçut, dit-il, du tremblement de l’île dans le vaisseau, d’où l’on nous cria de nous rembarquer promptement ; que nous allions tous périr, que ce que nous prenions pour une île était le dos d’une baleine

Cet incident du premier voyage de Sindbad a beaucoup de rapport avec un passage de Roland l'amoureux, de Boyardo. Dans le poème italien, la fée Alcine invite les paladins Astolphe, Renaud et Dudon, à venir prendre avec elle le divertissement de la pêche sur une baleine monstrueuse rendue immobile par un charme magique, et qui, touchant le rivage, semblait une langue de terre avançant dans la mer. Astolphe, aussi imprudent que Simdbad, suit la fée sur la baleine, et aussitôt le monstre s'éloigne du rivage avec rapidité (Voyer Roland l'amoureux, traduit par Lesage, liv. IV, chap. XXIV.)


. Les plus diligents se sauvèrent dans la chaloupe, d’autres se jetèrent à la nage ; pour moi, j’étais encore sur l’île, ou plutôt sur la baleine lorsqu’elle se plongea dans la mer, et je n’eus que le temps de me prendre à une pièce de bois qu’on avait apportée du vaisseau pour faire du feu. Cependant, le capitaine, après avoir reçu sur son bord les gens qui étaient dans la chaloupe et recueilli quelques-uns de ceux qui nageaient, voulut profiter d’un vent frais et favorable qui s’était levé ; il fit hausser les voiles, et m’ôta par-là l’espérance de gagner le vaisseau.
« Je demeurai donc à la merci des flots, poussé tantôt d’un côté et tantôt d’un autre ; je disputai contre eux ma vie, tout le reste du jour et de la nuit suivante. Je n’avais plus de force le lendemain, et je désespérais d’éviter la mort, lorsqu’une vague me jeta heureusement contre une île. Le rivage en était haut et escarpé, et j’aurais eu beaucoup de peine à y monter si quelques racines d’arbres que la fortune semblait avoir conservées en cet endroit pour mon salut ne m’en eussent donné le moyen. Je m’étendis sur la terre, où je demeurai à demi mort jusqu’à ce qu’il fît grand jour et que le soleil parût.
« Alors, quoique je fusse très-faible à cause du travail de la mer et parce que je n’avais pris aucune nourriture depuis le jour précédent, je ne laissai pas de me traîner en cherchant des herbes bonnes à manger. J’en trouvai quelques-unes, et j’eus le bonheur de rencontrer une source d’eau excellente qui ne contribua pas peu à me rétablir. Les forces m’étant revenues, je m’avançai dans l’île, marchant sans tenir de route assurée. J’entrai dans une belle plaine où j’aperçus de loin un cheval qui paissait. Je portai mes pas de ce côté-là, flottant entre la crainte et la joie ; car j’ignorais si je n’allais pas chercher ma perte plutôt qu’une occasion de mettre ma vie en sûreté. Je remarquai, en approchant, que c’était une cavale attachée à un piquet. Sa beauté attira mon attention ; mais, pendant que je la regardais, j’entendis la voix d’un homme qui parlait sous terre. Un moment ensuite cet homme parut, vint à moi et me demanda qui j’étais. Je lui racontai mon aventure ; après quoi, me prenant par la main, il me fit entrer dans une grotte où il y avait d’autres personnes, qui ne furent pas moins étonnées de me voir que je l’étais de les trouver là.
« Je mangeai de quelques mets que ces gens me présentèrent ; puis, leur ayant demandé ce qu’ils faisaient dans un lieu qui me paraissait si désert, ils me répondirent qu’ils étaient palefreniers du roi Mihrage

Mirhage est une légère altération du mot mahârâdja, qui signifie grand roi dans la langue indienne.


, souverain de cette île ; que chaque année, dans la même saison, ils avaient coutume d’y amener les cavales du roi, qu’ils attachaient de la manière que je l’avais vu pour les faire couvrir par un cheval marin qui sortait de la mer ; que le cheval marin, après les avoir couvertes, se mettait en état de les dévorer ; mais qu’ils l’en empêchaient par leurs cris, et l’obligeaient à rentrer dans la mer ; que, les cavales étant pleines, ils les remenaient, et que les chevaux qui en naissaient étaient destinés pour le roi et appelés chevaux marins. Ils ajoutèrent qu’ils devaient partir le lendemain, et que si je fusse arrivé un jour plus tard, j’aurais péri infailliblement, parce que les habitations étaient éloignées et qu’il m’eût été impossible d’y arriver sans guide.
« Tandis qu’ils m’entretenaient ainsi, le cheval marin sortit de la mer comme ils me l’avaient dit, se jeta sur la cavale, la couvrit et voulut ensuite la dévorer ; mais, au grand bruit que firent les palefreniers, il lâcha prise et alla se replonger dans la mer.
« Le lendemain, ils reprirent le chemin de la capitale de l’île avec les cavales, et je les accompagnai. À notre arrivée, le roi Mihrage, à qui je fus présenté, me demanda qui j’étais et par quelle aventure j’étais dans ses états. Dès que j’eus pleinement satisfait sa curiosité, il me témoigna qu’il prenait beaucoup de part à mon malheur. En même temps il ordonna qu’on eût soin de moi et que l’on me fournît toutes les choses dont j’aurais besoin. Cela fut exécuté de manière que j’eus sujet de me louer de sa générosité et de l’exactitude de ses officiers.
« Comme j’étais marchand, je fréquentai les gens de ma profession. Je recherchais particulièrement ceux qui étaient étrangers, tant pour apprendre d’eux des nouvelles de Bagdad, que pour en trouver quelqu’un avec qui je pusse y retourner ; car la capitale du roi Mihrage est située sur le bord de la mer, et a un beau port où il aborde tous les jours des vaisseaux de différents endroits du monde. Je cherchais aussi la compagnie des savants des Indes et je prenais plaisir à les entendre parler ; mais cela ne m’empêchait pas de faire ma cour au roi trèsrégulièrement, ni de m’entretenir avec des gouverneurs et de petits rois, ses tributaires, qui étaient auprès de sa personne. Ils me faisaient mille questions sur mon pays, et, de mon côté, voulant m’instruire des mœurs ou des lois de leurs états, je leur demandais tout ce qui me semblait mériter ma curiosité.
« Il y a sous la domination du roi Mihrage une île qui porte le nom de Cassel. On m’avait assuré qu’on y entendait toutes les nuits un son de timbales, ce qui a donné lieu à l’opinion qu’ont les matelots, que Degial

Degial, chez les Musulmans, est le même que l'Antéchrist. Selon eux, il viendra à la fin du monde, conquerra toute la terre, excepté la Mecque, Médine, Tarse et Jérusalem, qui seront préservées par des anges qu'il verra à l'entour. (Galland.)


y fait sa demeure. Il me prit envie d’être témoin de cette merveille, et je vis dans mon voyage des poissons longs de cent et de deux cents coudées, qui font plus de peur que de mal. Ils sont si timides qu’on les fait fuir en frappant sur des ais. Je remarquai d’autres poissons qui n’étaient que d’une coudée, et qui ressemblaient par la tête à des hiboux.
« À mon retour, comme j’étais un jour sur le port, un navire y vint aborder. Dès qu’il fut à l’ancre, on commença de décharger les marchandises, et les marchands à qui elles appartenaient les faisaient transporter dans des magasins. En jetant les yeux sur quelques ballots et sur l’écriture qui marquait à qui ils étaient, je vis mon nom dessus, et, après les avoir attentivement examinés, je ne doutai pas que ce ne fussent ceux que j’avais fait charger sur le vaisseau où je m’étais embarqué à Balsora. Je reconnus même le capitaine ; mais, comme j’étais persuadé qu’il me croyait mort, je l’abordai et lui demandai à qui appartenaient les ballots que je voyais. « J’avais sur mon bord, me répondit-il, un marchand de Bagdad, qui se nommait Sindbad. Un jour que nous étions près d’une île, à ce qu’il nous paraissait, il mit pied à terre avec plusieurs passagers dans cette île prétendue, qui n’était autre chose qu’une baleine d’une grosseur énorme, qui s’était endormie à fleur d’eau. Elle ne se sentit pas plus tôt échauffée par le feu qu’on avait allumé sur son dos pour faire la cuisine, qu’elle commença de se mouvoir et de s’enfoncer dans la mer. La plupart des personnes qui étaient dessus se noyèrent, et le malheureux Sindbad fut de ce nombre. Ces ballots étaient à lui, et j’ai résolu de les négocier jusqu’à ce que je rencontre quelqu’un de sa famille à qui je puisse rendre le profit que j’aurai fait avec le principal. – Capitaine, lui dis-je alors, je suis ce Sindbad que vous croyez mort et qui ne l’est pas, et ces ballots sont mon bien et ma marchandise… » Scheherazade n’en dit pas davantage cette nuit ; mais elle continua le lendemain de cette sorte :
LXXIIe NUIT.

Sindbad, poursuivant son histoire, dit à la compagnie : « Quand le capitaine du vaisseau m’entendit parler ainsi : « Grand Dieu ! s’écria-t-il, à qui se fier aujourd’hui ? Il n’y a plus de bonne foi parmi les hommes : j’ai vu de mes propres yeux périr Sindbad ; les passagers qui étaient sur mon bord l’ont vu comme moi, et vous osez dire que vous êtes ce Sindbad ! Quelle audace ! À vous voir, il semble que vous soyez un homme de probité ; cependant vous dites une horrible fausseté pour vous emparer d’un bien qui ne vous appartient pas. – Donnez-vous patience, repartis-je au capitaine, et me faites la grâce d’écouter ce que j’ai à vous dire. – Hé bien ! reprit-il, que direz-vous ? Parlez, je vous écoute. » Je lui racontai alors de quelle manière je m’étais sauvé, et par quelle aventure j’avais rencontré les palefreniers du roi Mihrage, qui m’avaient amené à sa cour.
« Il se sentit ébranlé de mon discours ; mais il fut bientôt persuadé que je n’étais pas un imposteur : car il arriva des gens de son navire qui me reconnurent et me firent de grands compliments, en me témoignant la joie qu’ils avaient de me revoir. Enfin, il me reconnut aussi lui-même, et, se jetant à mon cou : « Dieu soit loué ! me dit-il, de ce que vous êtes heureusement échappé d’un si grand danger ! je ne puis assez vous marquer le plaisir que j’en ressens. Voilà votre bien ; prenez-le ; il est à vous, faites-en ce qu’il vous plaira. » Je le remerciai, je louai sa probité ; et, pour la reconnaître, je le priai d’accepter quelques marchandises que je lui présentai ; mais il les refusa.
Je choisis ce qu’il y avait de plus précieux dans mes ballots, et j’en fis présent au roi Mihrage. Comme ce prince savait la dis-grâce qui m’était arrivée, il me demanda où j’avais pris des choses si rares. Je lui contai par quel hasard je venais de les recouvrer ; il eut la bonté de m’en témoigner de la joie ; il accepta mon présent et m’en fit de beaucoup plus considérables. Après cela je pris congé de lui, et me rembarquai sur le même vaisseau. Mais, avant mon embarquement, j’échangeai les marchandises qui me restaient contre d’autres du pays. J’emportai avec moi du bois d’aloès, du santal, du camphre, de la muscade, du clou de girofle, du poivre et du gingembre. Nous passâmes par plusieurs îles, et nous abordâmes enfin à Balsora, d’où j’arrivai en cette ville avec la valeur d’environ cent mille sequins. Ma famille me reçut, et je la revis avec tous les transports que peut causer une amitié vive et sincère. J’achetai des esclaves de l’un et de l’autre sexe, de belles terres, et je fis une grosse maison. Ce fut ainsi que je m’établis, résolu d’oublier les maux que j’avais soufferts, et de jouir des plaisirs de la vie. »
Sindbad s’étant arrêté en cet endroit, ordonna aux joueurs d’instruments de recommencer leurs concerts, qu’il avait interrompus par le récit de son histoire. On continua jusqu’au soir de boire et de manger, et, lorsqu’il fut temps de se retirer, Sindbad se fit apporter une bourse de cent sequins, et la donnant au porteur : « Prenez, Hindbad, lui dit-il, retournez chez vous, et revenez demain entendre la suite de mes aventures. » Le porteur se retira fort confus de l’honneur et du présent qu’il venait de recevoir. Le récit qu’il en fit au logis fut très-agréable à sa femme et à ses enfants, qui ne manquèrent pas de remercier Dieu du bien que la Providence leur faisait par l’entremise de Sindbad.
Hindbad s’habilla le lendemain plus proprement que le jour précédent, et retourna chez le voyageur libéral, qui le reçut d’un air riant et lui fit mille caresses. Dès que les conviés furent tous arrivés, on servit et l’on tint table fort longtemps. Le repas fini, Sindbad prit la parole, et s’adressant à la compagnie : « Messieurs, dit-il, je vous prie de me donner audience et de vouloir bien écouter les aventures de mon second voyage. Elles sont plus dignes de votre attention que celles du premier. » Tout le monde garda le silence, et Sindbad parla en ces termes :




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