inarzade fut encore très-diligente cette nuit. Si vous ne dormez pas, ma sœur, dit-elle à la sultane, je vous prie de nous raconter ce qui se passa dans ce palais souterrain entre la dame et le prince. — Vous l’allez entendre, répondit Scheherazade. Écoutez-moi :
Le second calender, continua-t-elle, poursuivant son histoire : « Pour épargner à la belle dame, dit-il, la peine de venir jusqu’à moi, je me hâtai de la joindre, et dans le temps que je lui faisais une profonde révérence, elle me dit : « Qui êtes-vous ? êtes-vous homme ou génie ? — Je suis homme, madame, lui répondis-je en me relevant, et je n’ai point de commerce avec les génies. — Par quelle aventure, reprit-elle avec un grand soupir, vous trouvez-vous ici ? Il y a vingt-cinq ans que j’y demeure, et pendant tout ce temps-là je n’y ai pas vu d’autre homme que vous. »
« Sa grande beauté, qui m’avait déjà donné dans la vue, sa douceur et l’honnêteté avec laquelle elle me recevait, me donnèrent la hardiesse de lui dire : « Madame, avant que j’aie l’honneur de satisfaire votre curiosité, permettez-moi de vous dire que je me sais un gré infini de cette rencontre imprévue, qui m’offre l’occasion de me consoler dans l’affliction où je suis et peut-être celle de vous rendre plus heureuse que vous n’êtes. » Je lui racontai fidèlement par quel étrange accident elle voyait en ma personne le fils d’un roi dans l’état où je paraissais en sa présence, et comment le hasard avait voulu que je découvrisse l’entrée de la prison magnifique où je la trouvais, mais ennuyeuse selon toutes les apparences.
« — Hélas ! prince, dit-elle en soupirant encore, vous avez bien raison de croire que cette prison si riche et si pompeuse ne laisse pas d’être un séjour fort ennuyeux. Les lieux les plus charmants ne sauraient plaire lorsqu’on y est contre sa volonté. Il n’est pas possible que vous n’ayez jamais entendu parler du grand Epitimarus, roi de l’île d’Ébène, ainsi nommée à cause de ce bois précieux qu’elle produit si abondamment. Je suis la princesse sa fille.
« Le roi mon père m’avait choisi pour époux un prince qui était mon cousin ; mais la première nuit de mes noces, au milieu des réjouissances de la cour et de la capitale du royaume de l’île d’Ébène, avant que je fusse livrée à mon mari, un génie m’enleva. Je m’évanouis en ce moment, je perdis toute connaissance, et lorsque j’eus repris mes esprits, je me trouvai dans ce palais. J’ai été longtemps inconsolable ; mais le temps et la nécessité m’ont accoutumée à voir et à souffrir le génie. Il y a vingt-cinq ans, comme je vous l’ai déjà dit, que je suis dans ce lieu, où je puis dire que j’ai à souhait tout ce qui est nécessaire à la vie et tout ce qui peut contenter une princesse qui n’aimerait que les parures et les ajustements.
« De dix en dix jours, continua la princesse, le génie vient coucher une nuit avec moi ; il n’y couche pas plus souvent, et l’excuse qu’il en apporte est qu’il est marié à une autre femme, qui aurait de la jalousie si l’infidélité qu’il lui fait venait à sa connaissance. Cependant si j’ai besoin de lui, soit de jour, soit de nuit, je n’ai pas plus tôt touché un talisman qui est à l’entrée de ma chambre, que le génie
paraît
Talisman ou thelesmân, nom que les Orientaux donnent à toute pierre précieuse gravée sous l’influence d’une constellation, et portant des caractères et des emblèmes empruntés aux sciences occultes.
. Il y a aujourd’hui quatre jours qu’il est venu : ainsi, je ne l’attends que dans six. C’est pourquoi vous en pourrez demeurer cinq avec moi, pour me
tenir compagnie, si vous le voulez bien, et je tâcherai de vous régaler selon votre qualité et votre mérite. »
« Je me serais estimé trop heureux d’obtenir une si grande faveur en la demandant, pour la refuser après une offre si obligeante. La princesse me fit entrer dans un bain le plus propre, le plus commode et le plus somptueux que l’on puisse s’imaginer, et lorsque j’en sortis, à la place de mon habit, j’en trouvai un autre très-riche, que je pris moins pour sa richesse que pour me rendre plus digne d’être avec elle.
« Nous nous assîmes sur un sofa garni d’un superbe tapis et de coussins d’appui du plus beau brocart des Indes, et quelque temps après, elle mit sur une table des mets très-délicats. Nous mangeâmes ensemble, nous passâmes le reste de la journée très-agréablement, et la nuit elle me reçut dans son lit.
« Le lendemain, comme elle cherchait tous les moyens de me faire plaisir, elle servit au dîner une bouteille de vin vieux, le plus excellent que l’on puisse goûter, et elle voulut bien par complaisance en boire quelques coups avec moi. Quand j’eus la tête un peu échauffée de cette liqueur agréable : « Belle princesse, lui dis-je, il y a trop longtemps que vous êtes enterrée toute vive. Suivez-moi, venez jouir de la clarté du véritable jour, dont vous êtes privée depuis tant d’années. Abandonnez la fausse lumière dont vous jouissez ici. »
« — Prince, me répondit-elle en souriant, laissez là ce discours. Je compte pour rien le plus beau jour du monde pourvu que de dix vous m’en donniez neuf et que vous cédiez le dixième au génie. — Princesse, repris-je, je vois bien que la crainte du génie vous fait tenir ce langage. Pour moi, je le redoute si peu que je vais mettre son talisman en pièces avec le grimoire qui est écrit dessus. Qu’il vienne alors, je l’attends. Quelque brave, quelque redoutable qu’il puisse être, je lui ferai sentir le poids de mon bras. Je fais serment d’exterminer tout ce qu’il y a de génies au monde, et lui le premier. » La princesse, qui en savait la conséquence, me conjura de ne pas toucher au talisman. « Ce serait, me dit-elle, le moyen de nous perdre vous et moi. Je connais les génies mieux que vous ne les connaissez. » Les vapeurs du vin ne me permirent pas de goûter les raisons de la princesse : je donnai du pied dans le talisman et le mis en plusieurs morceaux. »
En achevant ces paroles, Scheherazade, remarquant qu’il était jour, se tut, et le sultan se leva. Mais comme il ne douta point que le talisman brisé ne fût suivi de quelque événement remarquable, il résolut d’entendre le reste de l’histoire.
XLIVe NUIT.
JE vais vous apprendre, dit Scheherazade, ce qui arriva dans le palais souterrain, après que le prince eut brisé le talisman ; et aussitôt, reprenant sa narration, elle continua de parler ainsi sous la personne du second Calender :
« Le talisman ne fut pas si tôt rompu que le palais s’ébranla, prêt à s’écrouler, avec un bruit effroyable et pareil à celui du tonnerre, accompagné d’éclairs redoublés et d’une grande obscurité. Ce fracas épouvantable dissipa en un moment les fumées du vin et me fit connaître, mais trop tard, la faute que j’avais faite. « Princesse, m’écriai-je, que signifie ceci ? » Elle me répondit, tout effrayée et sans penser à son propre malheur :
« Hélas ! c’est fait de vous si vous ne vous sauvez. »
« Je suivis son conseil, et mon épouvante fut si grande que j’oubliai ma cognée et mes
pabouches
Pabouche ou babouche, mot qui n’est qu’une légère altération du persan païpousche, qui signifie soulier. Les babouches sont des espèces de mules.
. J’avais à peine gagné l’escalier par où j’étais descendu, que le palais enchanté s’entr’ouvrit et fit un passage au génie. Il demanda en colère à la princesse : « Que vous est-il arrivé et pourquoi m’appelez vous ? — Un mal de cœur, lui répondit la princesse, m’a obligée d’aller chercher la bouteille que vous voyez : j’en ai bu deux ou trois coups ; par malheur, j’ai fait un faux pas et je suis tombée sur le talisman, qui s’est brisé ; Il n’y a pas autre chose. »
« À cette réponse, le génie, furieux, lui dit : « Vous êtes une impudente, une menteuse : la cognée et les pabouches que voilà, pourquoi se trouvent-elles ici ? — Je ne les ai jamais vues qu’en ce moment, reprit la princesse. De l’impétuosité dont vous êtes venu, vous les avez peut-être enlevées avec vous en passant par quelque endroit, et vous les avez apportées sans y prendre garde. »
« Le génie ne repartit que par des injures et par des coups, dont j’entendis le bruit. Je n’eus pas la fermeté d’ouïr les pleurs et les cris pitoyables de la princesse maltraitée d’une manière si cruelle. J’avais déjà quitté l’habit qu’elle m’avait fait prendre, et repris le mien, que j’avais porté sur l’escalier le jour précédent à la sortie du bain. Ainsi j’achevai de monter, d’autant plus pénétré de douleur et de compassion que j’étais la cause d’un si grand malheur, et qu’en sacrifiant la plus belle princesse de la terre à la barbarie d’un génie implacable, je m’étais rendu criminel et le plus ingrat de tous les hommes.
« Il est vrai, disais-je, qu’elle est prisonnière depuis vingt cinq ans ; mais, la liberté à part, elle n’avait rien à désirer pour être heureuse. Mon emportement met fin à son bonheur et la soumet à la cruauté d’un démon impitoyable. J’abaissai la trappe, la recouvris de terre et retournai à la ville, avec une charge de bois, que j’accommodai sans savoir ce que je faisais, tant j’étais troublé et affligé.
« Le tailleur mon hôte marqua une grande joie de me revoir. » Votre absence, me dit-il, m’a causé beaucoup d’inquiétude à cause du secret de votre naissance que vous m’avez confié. Je ne savais ce que je devais penser, et je craignais que quelqu’un ne vous eût reconnu. Dieu soit loué de votre retour. Je le remerciai de son zèle et de son affection ; mais je ne lui communiquai rien de ce qui m’était arrivé, ni de la raison pourquoi je retournais sans cognée et sans babouches. Je me retirai dans ma chambre, où je me reprochai mille fois
l’excès de mon imprudence. Rien, disais-je, n’aurait égalé le bonheur de la princesse et le mien si j’eusse pu me contenir et que je n’eusse pas brisé le talisman.
« Pendant que je m’abandonnais à ces pensées affligeantes, le tailleur entra et me dit : « Un vieillard que je ne connais pas vient d’arriver avec votre cognée et vos babouches, qu’il a trouvées en son chemin, à ce qu’il dit. Il a appris de vos camarades qui vont au bois avec vous que vous demeuriez ici. Venez lui parler, il veut vous les rendre en main propre. »
« À ce discours je changeai de couleur et tout le corps me trembla. Le tailleur m’en demandait le sujet, lorsque le pavé de ma chambre s’entr’ouvrit. Le vieillard, qui n’avait pas eu la patience d’attendre, parut et se présenta à nous avec la cognée et les babouches. C’était le génie ravisseur de la belle princesse de l’île d’Ébène, qui s’était ainsi déguisé, après l’avoir traitée avec la dernière barbarie. « Je suis génie, nous dit-il, fils de la fille d’Eblis, prince des génies. N’est-ce pas là ta cognée ? ajouta-t-il en s’adressant à moi. Ne sont-ce pas là tes babouches ? »
Scheherazade, en cet endroit, aperçut le jour et cessa de parler. Le sultan trouvait l’histoire du second calender trop belle pour ne pas vouloir en entendre davantage. C’est pourquoi il se leva dans l’intention d’en apprendre la suite le lendemain.
XLVe NUIT.
Le jour suivant, Dinarzade appela la sultane. Ma chère sœur, lui dit-elle, je vous prie de nous raconter de quelle manière le génie traita le prince. — Je vais satisfaire votre curiosité, répondit Scheherazade. Alors elle reprit de cette sorte l’histoire du second calender.
Le calender continuant de parler à Zobéide : « Madame, dit-il, le génie m’ayant fait cette question, ne me donna pas le temps de lui répondre, et je ne l’aurais pu faire, tant sa présence affreuse m’avait mis hors de moi-même. Il me prit par le milieu du corps, me traîna hors de la chambre, et, s’élançant dans l’air, m’enleva jusqu’au ciel avec tant de force et de vitesse, que je m’aperçus plutôt que j’étais monté si haut que du chemin qu’il m’avait fait faire en peu de moments. Il fondit de même vers la terre, et l’ayant fait entr’ouvrir en frappant du pied, il s’y enfonça, et aussitôt je me trouvai dans le palais enchanté, devant la belle princesse de l’île d’Ébène. Mais, hélas ! quel spectacle ! je vis une chose qui me perça le cœur. Cette princesse était nue et tout en sang, étendue sur la terre, plus morte que vive, et les joues baignées de larmes.
« Perfide, lui dit le génie en me montrant à elle, n’est-ce pas là ton amant ? » Elle jeta sur moi ses yeux languissants et répondit tristement : « Je ne le connais pas, jamais je ne l’ai vu qu’en ce moment. — Quoi ! reprit le génie, il est cause que tu es dans l’état où te voilà si justement, et tu oses dire que tu ne le connais pas ? — Si je ne le connais pas, repartit la princesse, voulez-vous que je fasse un mensonge qui soit cause de sa perte ? — Eh bien, dit le génie en tirant un sabre et le présentant à la princesse, si tu ne l’as jamais vu, prends ce sabre et lui coupe la tête. — Hélas ! dit la princesse, comment pourrais-je
exécuter ce que vous exigez de moi ? Mes forces sont tellement épuisées que je ne saurais lever le bras, et quand je le pourrais, aurais-je le courage de donner la mort à une personne que je ne connais point, à un innocent ? — Ce refus, dit alors le génie à la princesse, me fait connaître tout ton crime. » Ensuite, se tournant de mon côté : « Et toi, me dit-il, ne la connais-tu pas ? »
« J’aurais été le plus ingrat et le plus perfide de tous les hommes si je n’eusse pas eu pour la princesse la même fidélité qu’elle avait pour moi, qui étais la cause de son malheur. C’est pourquoi je répondis au génie : « Comment la connaîtrais-je, moi qui ne l’ai jamais vue que cette seule fois ? — Si cela est, reprit-il, prends donc ce sabre et coupe-lui la tête. C’est à ce prix que je te mettrai en liberté, et que je serai convaincu que tu ne l’as jamais vue qu’à présent, comme tu le dis. — Très-volontiers, lui repartis-je. Je pris le sabre de sa main… » Mais, sire, dit Scheherazade en s’interrompant en cet endroit, il est jour, et je ne dois point abuser de la patience de votre majesté. — Voilà des événements merveilleux, dit le sultan en lui-même : nous verrons demain si le prince eut la cruauté d’obéir au génie.
XLVIe NUIT.
Sur la fin de la nuit, Dinarzade ayant appelé la sultane, lui dit : Ma sœur, si vous ne dormez pas, je vous prie de continuer l’histoire que vous ne pûtes achever hier. — Je le veux, répondit Scheherazade ; et, sans perdre de temps, vous saurez que le second calender poursuivit ainsi :
« Ne croyez pas, madame, que je m’approchai de la belle princesse de l’île d’Ébène pour être le ministre de la barbarie du génie ; je le fis seulement pour lui marquer par mes gestes, autant qu’il me l’était permis, que comme elle avait la fermeté de sacrifier sa vie pour l’amour de moi, je ne refusais pas d’immoler aussi la mienne pour l’amour d’elle. La princesse comprit mon dessein. Malgré ses douleurs et son affliction, elle me le témoigna par un regard obligeant, et me fit entendre qu’elle mourait volontiers et qu’elle était contente de voir que je voulais aussi mourir pour elle. Je reculai alors, et jetant le sabre par terre : « Je serais, dis-je au génie, éternellement blâmable devant tous les hommes si j’avais la lâcheté de massacrer, je ne dis pas une personne que je ne connais point, mais même une dame comme celle que je vois, dans l’état où elle est, près de rendre l’âme. Vous ferez de moi ce qu’il vous plaira, puisque je suis à votre discrétion ; mais je ne puis obéir à votre commandement barbare.
« — Je vois bien, dit le génie, que vous me bravez l’un et l’autre, et que vous insultez à ma jalousie. Mais par le traitement que je vous ferai, vous connaîtrez tous deux de quoi je suis capable. » À ces mots le monstre reprit le sabre, et coupa une des mains de la princesse, qui n’eut que le temps de me faire un signe de l’autre, pour me dire un éternel adieu, car le sang qu’elle avait déjà perdu et celui qu’elle perdit alors ne lui permi-
rent pas de vivre plus d’un moment ou deux après cette dernière cruauté dont le spectacle me fit évanouir.
« Lorsque je fus revenu à moi, je me plaignis au génie de ce qu’il me faisait languir dans l’attente de la mort. « Frappez, lui dis-je, je suis prêt à recevoir le coup mortel ; je l’attends de vous comme la plus grande grâce que vous me puissiez faire. » Mais au lieu de me l’accorder : « Voilà me dit-il, de quelle sorte les génies traitent les femmes qu’ils soupçonnent d’infidélité. Elle t’a reçu ici ; si j’étais assuré qu’elle m’eût fait un plus grand outrage, je te ferais périr dans ce moment ; mais je me contenterai de te changer en chien, en âne, en lion ou en oiseau : choisis un de ces changements ; je veux bien te laisser maître du choix. »
« Ces paroles me donnèrent quelque espérance de le fléchir. Ô génie ! lui dis-je, modérez votre colère, et puisque vous ne voulez pas m’ôter la vie, accordez-la-moi généreusement. Je me souviendrai toujours de votre clémence si vous me pardonnez, de même que le meilleur homme du monde pardonna à un de ses voisins qui lui portait une envie mortelle. » Le génie me demanda ce qui s’était passé entre ces deux voisins, en disant qu’il voulait bien avoir la patience d’écouter cette histoire. Voici de quelle manière je lui en fis le récit. Je crois, madame, que vous ne serez pas fâchée que je vous la raconte aussi.