CONTES ARABES
Les chroniques des Sassaniens, anciens rois de Perse, qui avoient étendu leur empire dans les Indes, dans les grandes et petites isles qui en dépendent, et bien loin au-delà du Gange, jusqu’à la Chine, rapportent qu’il y avait autrefois un roi de cette puissante maison, qui était le plus excellent prince de son temps. Il se faisait autant aimer de ses sujets, par sa sagesse et sa prudence, qu’il s’était rendu redoutable à ses voisins par le bruit de sa valeur et par la réputation de ses troupes belliqueuses et bien disciplinées. Il avait deux fils : l’aîné, appelé Schahriar, digne héritier de
son père, en possédait toutes les vertus ;
et le cadet, nommé Schahzenan,
n’avait pas moins de mérite que son
frère.
Après un règne aussi long que glorieux,
ce roi mourut, et Schahriar
monta sur le trône. Schahzenan, exclus
de tout partage par les lois de
l’empire, et obligé de vivre comme
un particulier, au lieu de souffrir impatiemment
le bonheur de son aîné,
mit toute son attention à lui plaire.
Il eut peu de peine à y réussir. Schahriar,
qui avait naturellement de l’inclination
pour ce prince, fut charmé
de sa complaisance ; et par un excès
d’amitié, voulant partager avec lui
ses états, il lui donna le royaume de
la Grande Tartarie. Schahzenan en
alla bientôt prendre possession, et il
établit son séjour à Samarcande, qui
en était la capitale.
Il y avait déjà dix ans que ces deux
rois étaient séparés, lorsque Schahriar,
souhaitant passionnément de revoir
son frère, résolut de lui envoyer un ambassadeur pour l’inviter à le venir
voir. Il choisit pour cette ambassade
son premier visir,
qui partit
avec une suite conforme à sa dignité,
et fit toute la diligence possible. Quand
il fut près de Samarcande, Schahzenan,
averti de son arrivée, alla au-devant
de lui avec les principaux seigneurs
de sa cour, qui, pour faire
plus d’honneur au ministre du sultan,
s’étaient tous habillés magnifiquement.
Le roi de Tartarie le reçut avec
de grandes démonstrations de joie,
et lui demanda d’abord des nouvelles
du sultan son frère. Le visir satisfit sa
curiosité ; après quoi il exposa le sujet
de son ambassade. Schahzenan en fut
touché. « Sage visir, dit-il, le sultan
mon frère me fait trop d’honneur, et
il ne pouvait rien me proposer qui
me fût plus agréable. S’il souhaite de
me voir, je suis pressé de la même
envie. Le temps, qui n’a point diminué
son amitié, n’a point affaibli la
mienne. Mon royaume est tranquille, et je ne veux que dix jours pour me
mettre en état de partir avec vous.
Ainsi il n’est pas nécessaire que vous
entriez dans la ville pour si peu de
temps. Je vous prie de vous arrêter
en cet endroit et d’y faire dresser vos
tentes. Je vais ordonner qu’on vous
apporte des rafraîchissements en abondance
pour vous et pour toutes les
personnes de votre suite. » Cela fut
exécuté sur-le-champ ; le roi fut à
peine rentré dans Samarcande, que le
visir vit arriver une prodigieuse quantité
de toutes sortes de provisions, accompagnées
de régals et de présents
d’un très-grand prix.
Premier ministre.
Cependant Schahzenan, se disposant
à partir, régla les affaires les
plus pressantes, établit un conseil pour
gouverner son royaume pendant son
absence, et mit à la tête de ce conseil
un ministre dont la sagesse lui
était connue et en qui il avait une
entière confiance. Au bout de dix
jours, ses équipages étant prêts, il
dit adieu à la reine sa femme, sortit
sur le soir de Samarcande, et, suivi des officiers qui devaient être du
voyage, il se rendit au pavillon royal
qu’il avait fait dresser auprès des tentes
du visir. Il s’entretint avec cet ambassadeur
jusqu’à minuit. Alors voulant
encore une fois embrasser la reine,
qu’il aimait beaucoup, il retourna
seul dans son palais. Il alla droit à
l’appartement de cette princesse, qui,
ne s’attendant pas à le revoir, avait
reçu dans son lit un des derniers officiers
de sa maison. Il y avait déjà
longtemps qu’ils étaient couchés, et
ils dormaient tous deux d’un profond
sommeil.
Le roi entra sans bruit, se faisant
un plaisir de surprendre par son retour
une épouse dont il se croyait
tendrement aimé. Mais quelle fut sa
surprise, lorsqu’à la clarté des flambeaux,
qui ne s’éteignent jamais la
nuit dans les appartements des princes
et des princesses, il aperçut un
homme dans ses bras. Il demeura
immobile durant quelques moments,
ne sachant s’il devait croire ce qu’il
voyait. Mais n’en pouvant douter : « Quoi ! dit-il en lui-même, je suis
à peine hors de mon palais, je suis
encore sous les murs de Samarcande,
et l’on m’ose outrager ! Ah ! perfide,
votre crime ne sera pas impuni !
Comme roi, je dois punir les forfaits
qui se commettent dans mes états ;
comme époux offensé, il faut que je
vous immole à mon juste ressentiment. »
Enfin ce malheureux prince
cédant à son premier transport, tira
son sabre, s’approcha du lit, et d’un
seul coup fit passer les coupables du
sommeil à la mort. Ensuite les prenant
l’un après l’autre, il les jeta par une
fenêtre dans le fossé dont le palais
était environné.
S’étant vengé de cette sorte, il sortit
de la ville comme il y était venu,
et se retira sous son pavillon. Il n’y
fut pas plutôt arrivé, que sans parler
à personne de ce qu’il venait de faire,
il ordonna de plier les tentes et de
partir. Tout fut bientôt prêt, et il n’était
pas jour encore, qu’on se mit en
marche au son des tymbales et de
plusieurs autres instrumens qui inspiroient de la joie à tout le monde,
hormis au roi. Ce prince, toujours occupé
de l’infidélité de la reine, était
la proie d’une affreuse mélancolie qui
ne le quitta point pendant tout le
voyage.
Lorsqu’il fut près de la capitale
des Indes, il vit venir au-devant de
lui le sultan
Schahriar avec toute
sa cour. Quelle joie pour ces princes de
se revoir ! Ils mirent tous deux pied
à terre pour s’embrasser ; et après
s’être donné mille marques de tendresse,
ils remontèrent à cheval, et
entrèrent dans la ville aux acclamations
d’une foule innombrable de
peuple. Le sultan conduisit le roi son
frère jusqu’au palais qu’il lui avait fait
préparer. Ce palais communiquait au
sien par un même jardin ; il était
d’autant plus magnifique, qu’il était
consacré aux fêtes et aux divertissements
de la cour ; et on en avoit encore augmenté la magnificence par
de nouveaux ameublements.
Ce mot arabe signifie empereur ou seigneur ; on donne ce titre à presque tous les souverains de l’Orient.
Schahriar quitta d’abord le roi de
Tartarie, pour lui donner le temps
d’entrer au bain et de changer d’habit ;
mais dès qu’il sut qu’il en était
sorti, il vint le retrouver. Ils s’assirent
sur un sofa, et comme les courtisans
se tenaient éloignés par respect, ces
deux princes commencèrent à s’entretenir
de tout ce que deux frères, encore
plus unis par l’amitié que par le
sang, ont à se dire après une longue
absence. L’heure du souper étant venue,
ils mangèrent ensemble ; et
après le repas, ils reprirent leur entretien,
qui dura jusqu’à ce que
Schahriar, s’apercevant que la nuit
était fort avancée, se retira pour laisser
reposer son frère.
L’infortuné Schahzenan se coucha ;
mais si la présence du sultan
son frère avait été capable de suspendre
pour quelque temps ses chagrins,
ils se réveillèrent alors avec violence.
Au lieu de goûter le repos dont il
avait besoin, il ne fit que rappeler dans sa mémoire les plus cruelles réflexions. Toutes les circonstances de
l’infidélité de la reine se présentaient
si vivement à son imagination, qu’il
en était hors de lui-même. Enfin,
ne pouvant dormir, il se leva ; et se
livrant tout entier à des pensées si
affligeantes, il parut sur son visage
une impression de tristesse que le sultan
ne manqua pas de remarquer.
« Qu’a donc le roi de Tartarie, disait-il ?
Qui peut causer ce chagrin que je
lui vois ? Aurait-il sujet de se plaindre
de la réception que je lui ai faite ?
Non : je l’ai reçu comme un frère que
j’aime, et je n’ai rien là-dessus à me
reprocher. Peut-être se voit-il à regret
éloigné de ses états ou de la reine sa
femme. Ah ! si c’est cela qui l’afflige,
il faut que je lui fasse incessamment
les présents que je lui destine, afin
qu’il puisse partir quand il lui plaira,
pour s’en retourner à Samarcande. »
Effectivement, dès le lendemain
il lui envoya une partie de ces
présents, qui étaient composés de tout
ce que les Indes produisent de plus rare, de plus riche et de plus singulier.
Il ne laissait pas néanmoins
d’essayer de le divertir tous les jours
par de nouveaux plaisirs ; mais les fêtes
les plus agréables, au lieu de le réjouir,
ne faisaient qu’irriter ses chagrins.
Un jour Schahriar ayant ordonné
une grande chasse à deux journées
de sa capitale, dans un pays où il y
avait particulièrement beaucoup de
cerfs, Schahzenan le pria de le dispenser
de l’accompagner, en lui disant
que l’état de sa santé ne lui permettait
pas d’être de la partie. Le sultan
ne voulut pas le contraindre, le
laissa en liberté et partit avec toute sa
cour pour aller prendre ce divertissement.
Après son départ, le roi de
la Grande Tartarie se voyant seul,
s’enferma dans son appartement. Il
s’assit à une fenêtre qui avait vue sur
le jardin. Ce beau lieu et le ramage
d’une infinité d’oiseaux qui y faisaient
leur retraite, lui auraient donné du
plaisir, s’il eût été capable d’en ressentir ;
mais toujours déchiré par le
souvenir funeste de l’action infâme de la reine, il arrêtoit moins souvent
ses yeux sur le jardin, qu’il ne les levoit
au ciel pour se plaindre de son
malheureux sort.
Néanmoins, quelque occupé qu’il
fût de ses ennuis, il ne laissa pas
d’apercevoir un objet qui attira toute
son attention. Une porte secrète du
palais du sultan s’ouvrit tout-à-coup,
et il en sortit vingt femmes, au milieu
desquelles marchait la sultane
d’un air qui la faisait aisément distinguer.
Cette princesse, croyant que le
roi de la Grande Tartarie était aussi
à la chasse, s’avança avec fermeté jusque
sous les fenêtres de l’appartement
de ce prince, qui, voulant par curiosité
l’observer, se plaça de manière
qu’il pouvait tout voir sans être
vu. Il remarqua que les personnes
qui accompagnaient la sultane, pour
bannir toute contrainte, se découvrirent le visage, qu’elles avaient eu couvert
jusqu’alors, et quittèrent de longs
habits qu’elles portaient par-dessus
d’autres plus courts. Mais il fut dans
un extrême étonnement de voir que
dans cette compagnie qui lui avait
semblé toute composée de femmes,
il y avait dix noirs qui prirent chacun
leur maîtresse. La sultane de son
côté ne demeura pas longtemps sans
amant ; elle frappa des mains en
criant : Masoud, Masoud ; et aussitôt
un autre noir descendit du haut
d’un arbre, et courut à elle avec
beaucoup d’empressement.
Le titre de sultane se donne à toutes les femmes des princes de l’Orient. Cependant le nom de sultane, tout court, désigne ordinairement la favorite.
La pudeur ne me permet pas de
raconter tout ce qui se passa entre ces
femmes et ces noirs, et c’est un détail
qu’il n’est pas besoin de faire. Il suffit
de dire que Schahzenan en vit assez
pour juger que son frère n’était pas
moins à plaindre que lui. Les plaisirs
de cette troupe amoureuse durèrent
jusqu’à minuit. Il se baignèrent tous
ensemble dans une grande pièce d’eau,
qui faisait un des plus beaux ornements
du jardin ; après quoi ayant repris leurs habits, ils rentrèrent par la porte
secrète dans le palais du sultan ; et
Masoud, qui était venu de dehors
par-dessus la muraille du jardin, s’en
retourna par le même endroit.
Comme toutes ces choses s’étaient
passées sous les yeux du roi de la
Grande Tartarie, elles lui donnèrent
lieu de faire une infinité de réflexions.
« Que j’avais peu de raison, disait-il,
de croire que mon malheur était si
singulier ! C’est sans doute l’inévitable
destinée de tous les maris, puisque le
sultan mon frère, le souverain de tant
d’états, le plus grand prince du monde,
n’a pu l’éviter. Cela étant, quelle
faiblesse de me laisser consumer de
chagrin ! C’en est fait : le souvenir d’un
malheur si commun ne troublera plus
désormais le repos de ma vie. » En effet,
dès ce moment il cessa de s’affliger ;
et comme il n’avait pas voulu souper
qu’il n’eût vu toute la scène qui venait
d’être jouée sous ses fenêtres, il
fit servir alors, mangea de meilleur
appétit qu’il n’avait fait depuis son
départ de Samarcande, et entendit même avec quelque plaisir un concert
agréable de voix et d’instruments
dont on accompagna le repas.
Les jours suivants il fut de très-bonne
humeur ; et lorsqu’il sut que
le sultan était de retour, il alla au-devant
de lui, et lui fît son compliment
d’un air enjoué. Schahriar d’abord
ne prit pas garde à ce changement ;
il ne songea qu’à se plaindre
obligeamment de ce que ce prince
avait refusé de l’accompagner à la
chasse ; et sans lui donner le temps
de répondre à ses reproches, il lui
parla du grand nombre de cerfs et
d’autres animaux qu’il avait pris, et
enfin du plaisir qu’il avait eu. Schahzenan,
après l’avoir écouté avec attention,
prit la parole à son tour.
Comme il n’avait plus de chagrin qui
l’empêchât de faire paraître combien
il avait d’esprit, il dit mille choses
agréables et plaisantes.
Le sultan, qui s’était attendu à le
retrouver dans le même état où il
l’avait laissé, fut ravi de le voir si gai.
« Mon frère, lui dit-il, je rends graces au ciel de l’heureux changement qu’il
a produit en vous pendant mon absence ;
j’en ai une véritable joie, mais
j’ai une prière à vous faire, et je vous
conjure de m’accorder ce que je vais
vous demander. » « Que pourrais-je
vous refuser, répondit le roi de Tartarie ?
Vous pouvez tout sur Schahzenan.
Parlez ; je suis dans l’impatience
de savoir ce que vous souhaitez
de moi. » « Depuis que vous êtes
dans ma cour, reprit Schahriar, je
vous ai vu plongé dans une noire mélancolie
que j’ai vainement tenté de
dissiper par toutes sortes de divertissements.
Je me suis imaginé que
votre chagrin venait de ce que vous
étiez éloigné de vos états ; j’ai cru
même que l’amour y avait beaucoup
de part, et que la reine de Samarcande,
que vous avez dû choisir
d’une beauté achevée, en était peut-être
la cause. Je ne sais si je me suis
trompé dans ma conjecture ; mais je
vous avoue que c’est particulièrement
pour cette raison que je n’ai
pas voulu vous importuner là-dessus, de peur de vous déplaire. Cependant, sans que j’y aie contribué
en aucune manière, je vous trouve à
mon retour de la meilleure humeur
du monde et l’esprit entièrement dégagé
de cette noire vapeur, qui en
troublait tout l’enjouement. Dites-moi
de grâce, pourquoi vous étiez si
triste, et pourquoi vous ne l’êtes
plus ? »
À ce discours, le roi de la Grande
Tartarie demeura quelque temps
rêveur, comme s’il eût cherché ce
qu’il avait à y répondre. Enfin il repartit
dans ces termes : « Vous êtes
mon sultan et mon maitre ; mais dispensez-moi,
je vous supplie, de vous
donner la satisfaction que vous me
demandez. » « Non, mon frère, répliqua
le sultan, il faut que vous me
l’accordiez ; je la souhaite, ne me la
refusez pas. » Schahzenan ne put
résister aux instances de Schahriar.
« Hé bien ! mon frère, lui dit-il, je
vais vous satisfaire, puisque vous me
le commandez. » Alors il lui raconta
l’infidélité de la reine de Samarcande ; et lorsqu’il en eut achevé le récit :
« Voilà, poursuivit-il, le sujet de ma
tristesse ; jugez si j’avais tort de m’y
abandonner. » « Ô mon frère ! s’écria
le sultan d’un ton qui marquoit
combien il entrait dans le ressentiment
du roi de Tartarie, quelle horrible
histoire venez-vous de me raconter !
Avec quelle impatience je
l’ai écoutée jusqu’au bout ! Je vous
loue d’avoir puni les traîtres qui
vous ont fait un outrage si sensible.
On ne saurait vous reprocher cette
action : elle est juste ; et pour moi j’avouerai
qu’à votre place j’aurais eu
peut-être moins de modération que
vous. Je ne me serais pas contenté
d’ôter la vie à une seule femme, je
crois que j’en aurais sacrifié plus de
mille à ma rage. Je ne suis pas étonné
de vos chagrins ; la cause en était
trop vive et trop mortifiante pour
n’y pas succomber. Ô ciel ! quelle
aventure ! Non, je crois qu’il n’en est
jamais arrivé de semblable à personne
qu’à vous. Mais enfin il faut
louer Dieu de ce qu’il vous a donné de la consolation ; et comme je ne
doute pas qu’elle ne soit bien fondée,
ayez encore la complaisance de
m’en instruire, et faites moi la confidence
entière. »
Schahzenan fit plus de difficulté
sur ce point que sur le précédent, à
cause de l’intérêt que son frère y
avait ; mais il fallut céder à ses nouvelles
instances. « Je vais donc vous
obéir, lui dit-il, puisque vous le voulez
absolument. Je crains que mon
obéissance ne vous cause plus de chagrins
que je n’en ai eu ; mais vous ne
devez vous en prendre qu’à vous-même,
puisque c’est vous qui me forcez
à vous révéler une chose que je
voudrais ensevelir dans un éternel
oubli. » « Ce que vous me dites, interrompit
Schahriar, ne fait qu’irriter
ma curiosité ; hâtez-vous de me découvrir
ce secret, de quelque nature
qu’il puisse être. » Le roi de Tartarie,
ne pouvant plus s’en défendre,
fit alors le détail de tout ce qu’il
avait vu du déguisement des noirs,
de l’emportement de la sultane et de ses femmes, et il n’oublia pas Masoud.
« Après avoir été témoin de
ces infamies, continua-t-il, je pensai
que toutes les femmes y étaient naturellement
portées, et qu’elles ne
pouvaient résister à leur penchant.
Prévenu de cette opinion, il me parut
que c’était une grande faiblesse à
un homme d’attacher son repos à
leur fidélité. Cette réflexion m’en fit
faire beaucoup d’autres ; et enfin je jugeai
que je ne pouvais prendre un
meilleur parti que de me consoler. Il
m’en a coûté quelques efforts ; mais
j’en suis venu à bout ; et, si vous
m’en croyez, vous suivrez mon exemple. »
Quoique ce conseil fût judicieux,
le sultan ne put le goûter. Il entra
même en fureur. « Quoi ! dit-il, la
sultane des Indes est capable de se
prostituer d’une manière si indigne !
Non, mon frère, ajouta-t-il, je ne
puis croire ce que vous me dites, si
je ne le vois de mes propres yeux.
Il faut que les vôtres vous aient
trompé ; la chose est assez importante pour mériter que j’en sois assuré
par moi-même. » « Mon frère,
répondit Schahzenan, si vous voulez
en être témoin, cela n’est pas fort
difficile : vous n’avez qu’à faire une
nouvelle partie de chasse ; quand
nous serons hors de la ville avec votre
cour et la mienne, nous nous arrêterons
sous nos pavillons, et la nuit
nous reviendrons tous deux seuls
dans mon appartement. Je suis assuré
que le lendemain vous verrez ce
que j’ai vu. » Le sultan approuva le
stratagème, et ordonna aussitôt une
nouvelle chasse ; de sorte que dès le
même jour les pavillons furent dressés
au lieu désigné.
Le jour suivant, les deux princes
partirent avec toute leur suite. Ils arrivèrent
où ils devaient camper, et ils
y demeurèrent jusqu’à la nuit. Alors
Schahriar appela son grand-visir ; et,
sans lui découvrir son dessein, lui
commanda de tenir sa place pendant
son absence, et de ne pas permettre
que personne sortit du camp, pour
quelque sujet que ce pût être. D’abord qu’il eut donné cet ordre, le roi
de la Grande Tartarie et lui montèrent
à cheval, passèrent incognito
au travers du camp, rentrèrent dans
la ville et se rendirent au palais
qu’occupait Schahzenan. Ils se couchèrent ;
et le lendemain de bon matin,
ils s’allèrent placer à la même
fenêtre d’où le roi de Tartarie avait
vu la scène des noirs. Ils jouirent
quelque temps de la fraîcheur ; car le
soleil n’était pas encore levé ; et en
s’entretenant, ils jetaient souvent les
yeux du côté de la porte secrète. Elle
s’ouvrit enfin ; et, pour dire le reste
en peu de mots, la sultane parut avec
ses femmes et les dix noirs déguisés ;
elle appela Masoud ; et le sultan en
vit plus qu’il n’en fallait pour être
pleinement convaincu de sa honte et
de son malheur. « O Dieu ! s’écria-t-il,
quelle indignité ! quelle horreur !
l’épouse d’un souverain tel que moi,
peut-elle être capable de cette infamie ?
Après cela, quel prince osera
se vanter d’être parfaitement heureux ?
Ah ! mon frère, poursuivit-il en embrassant le roi de Tartarie, renonçons
tous deux au monde, la bonne
foi en est bannie ; s’il flatte d’un
côté, il trahit de l’autre. Abandonnons
nos états et tout l’éclat qui nous
environne. Allons dans des royaumes
étrangers traîner une vie obscure et
cacher notre infortune. » Schahzenan
n’approuvait pas cette résolution ;
mais il n’osa la combattre dans l’emportement
où il voyait Schahriar.
« Mon frère, lui dit-il, je n’ai pas
d’autre volonté que la vôtre ; je suis
prêt à vous suivre partout où il vous
plaira ; mais promettez-moi que nous
reviendrons, si nous pouvons rencontrer
quelqu’un qui soit plus malheureux
que nous. » « Je vous le promets,
répondit le sultan ; mais je
doute fort que nous trouvions personne
qui le puisse être. » « Je ne
suis pas de votre sentiment là-dessus,
répliqua le roi de Tartarie, peut-être
même ne voyagerons-nous pas longtemps. »
En disant cela, ils sortirent
secrètement du palais, et prirent un
autre chemin que celui par où ils étoient venus. Ils marchèrent tant
qu’ils eurent du jour assez pour se
conduire, et passèrent la première
nuit sous des arbres. S’étant levés dès
le point du jour, ils continuèrent
leur marche jusqu’à ce qu’ils arrivèrent
à une belle prairie sur le bord
de la mer, où il y avait, d’espace en
espace, de grands arbres fort touffus.
Ils s’assirent sous un de ces arbres
pour se délasser et y prendre le frais.
L’infidélité des princesses leurs femmes
fit le sujet de leur conversation.
Il n’y avait pas longtemps qu’ils
s’entretenaient, lorsqu’ils entendirent
assez près d’eux un bruit horrible
du côté de la mer, et un cri effroyable
qui les remplit de crainte.
Alors la mer s’ouvrit, et il s’en éleva
comme une grosse colonne noire qui
semblait s’aller perdre dans les nues.
Cet objet redoubla leur frayeur ; ils se
levèrent promptement, et montèrent
au haut de l’arbre qui leur parut le
plus propre à les cacher. Ils y furent
à peine montés, que regardant vers
l’endroit d’où le bruit partait et où la mer s’était entr’ouverte, ils remarquèrent
que la colonne noire s’avançait
vers le rivage en fendant l’eau ;
ils ne purent dans le moment démêler
ce que ce pouvait être, mais
ils en furent bientôt éclaircis.
C’était un de ces génies qui sont
malins, malfaisants, et ennemis mortels
des hommes. Il était noir et hideux,
avoit la forme d’un géant d’une
hauteur prodigieuse, et portait sur
sa tête une grande caisse de verre,
fermée à quatre serrures d’acier fin.
Il entra dans la prairie avec cette
charge, qu’il vint poser justement
au pied de l’arbre où étaient les deux
princes, qui, connaissant l’extrême
péril où ils se trouvaient, se crurent
perdus.
Cependant le génie s’assit auprès
de la caisse ; et l’ayant ouverte avec
quatre clefs qui étaient attachées à sa
ceinture, il en sortit aussitôt une dame
très-richement habillée, d’une
taille majestueuse et d’une beauté
parfaite. Le monstre la fit asseoir à
ses côtés ; et la regardant amoureusement : « Dame, dit-il, la plus accomplie
de toutes les dames qui sont
admirées pour leur beauté, charmante
personne, vous que j’ai enlevée
le jour de vos noces, et que
j’ai toujours aimée depuis si constamment,
vous voudrez bien que je
dorme quelques moments près de
vous ; le sommeil, dont je me sens
accablé, m’a fait venir en cet endroit
pour prendre un peu de repos. » En
disant cela, il laissa tomber sa grosse
tête sur les genoux de la dame ; ensuite
ayant allongé ses pieds qui s’étendaient
jusqu’à la mer, il ne tarda
pas à s’endormir, et il ronfla bientôt
de manière qu’il fit retentir le rivage.
La dame alors leva la vue par hasard,
et apercevant les princes au
haut de l’arbre, elle leur fit signe de
la main de descendre sans faire de
bruit. Leur frayeur fut extrême quand
ils se virent découverts. Ils supplièrent
la dame, par d’autres signes, de
les dispenser de lui obéir ; mais elle,
après avoir ôté doucement de dessus ses genoux la tête du génie, et l’avoir
posée légèrement à terre, se
leva, et leur dit d’un ton de voix bas,
mais animé : « Descendez, il faut
absolument que vous veniez à moi. »
Ils voulurent vainement lui faire comprendre
encore par leurs gestes qu’ils
craignaient le génie : « Descendez
donc, leur répliqua-t-elle sur le même
ton ; si vous ne vous hâtez de
m’obéir, je vais l’éveiller, et je lui demanderai
moi-même votre mort. »
Ces paroles intimidèrent tellement
les princes, qu’ils commencèrent à
descendre avec toutes les précautions
possibles pour ne pas éveiller le génie.
Lorsqu’ils furent en bas, la dame
les prit par la main ; et s’étant
un peu éloignée avec eux sous les arbres,
elle leur fit librement une proposition
très-vive ; ils la rejetèrent
d’abord ; mais elle les obligea, par
de nouvelles menaces, à l’accepter.
Après qu’elle eut obtenu d’eux ce
qu’elle souhaitait, ayant remarqué
qu’ils avoient chacun une bague au
doigt, elle les leur demanda. Sitôt qu’elle les eut entre les mains, elle
alla prendre une boîte du paquet où
était sa toilette ; elle en tira un fil garni
d’autres bagues de toutes sortes de
façons, et le leur montrant : « Savez-vous
bien, dit-elle, ce que signifient
ces joyaux ? » « Non, répondirent-ils ;
mais il ne tiendra qu’à vous de
nous l’apprendre. » « Ce sont, reprit-elle,
les bagues de tous les hommes
à qui j’ai fait part de mes faveurs. Il
y en a quatre-vingt-dix-huit bien
comptées, que je garde pour me souvenir
d’eux. Je vous ai demandé les
vôtres pour la même raison, et afin
d’avoir la centaine accomplie. Voilà
donc, continua-t-elle, cent amans que
j’ai eus jusqu’à ce jour, malgré la vigilance
et les précautions de ce vilain
génie qui ne me quitte pas. Il a beau
m’enfermer dans cette caisse de verre,
et me tenir cachée au fond de la
mer, je ne laisse pas de tromper ses
soins. Vous voyez par-là que quand
une femme a formé un projet, il n’y
a point de mari ni d’amant qui puisse
en empêcher l’exécution. Les hommes feraient mieux de ne pas contraindre
les femmes ; ce serait le
moyen de les rendre sages. » La dame
leur ayant parlé de la sorte, passa
leurs bagues dans le même fil où
étaient enfilées les autres. Elle s’assit
ensuite comme auparavant, souleva
la tête du génie, qui ne se réveilla
point, la remit sur ses genoux,
et fit signe aux princes de se retirer.
Ils reprirent le chemin par où ils
étaient venus ; et lorsqu’ils eurent
perdu de vue la dame et le génie,
Schahriar dit à Schahzenan : « Hé
bien ! mon frère, que pensez-vous
de l’aventure qui vient de nous arriver ?
Le génie n’a-t-il pas une maîtresse
bien fidèle ? Et ne convenez-vous
pas que rien n’est égal à la
malice des femmes ? » « Oui, mon
frère, répondit le roi de la Grande
Tartarie. Et vous devez aussi demeurer
d’accord que le génie est plus à
plaindre et plus malheureux que
nous. C’est pourquoi, puisque nous
avons trouvé ce que nous cherchions,
retournons dans nos états, et que cela ne nous empêche pas de nous marier.
Pour moi, je sais par quel moyen
je prétends que la foi qui m’est due,
me soit inviolablement conservée. Je
ne veux pas m’expliquer présentement
là-dessus ; mais vous en apprendrez
un jour des nouvelles, et je
suis sûr que vous suivrez mon exemple. »
Le sultan fut de l’avis de son
frère ; et continuant tous deux de
marcher, ils arrivèrent au camp sur
la fin de la nuit du troisième jour
qu’ils en étaient partis.
La nouvelle du retour du sultan
s’y étant répandue, les courtisans se
rendirent de grand matin devant
son pavillon. Il les fit entrer, les
reçut d’un air plus riant qu’à l’ordinaire,
et leur fit à tous des gratifications.
Après quoi, leur ayant déclaré
qu’il ne voulait pas aller plus
loin, il leur commanda de monter
à cheval, et il retourna bientôt à
son palais.
À peine fut-il arrivé, qu’il courut
à l’appartement de la sultane. Il
la fit lier devant lui, et la livra à son grand-visir, avec ordre de la faire
étrangler ; ce que ce ministre exécuta,
sans s’informer quel crime elle
avait commis. Le prince irrité n’en
demeura pas là ; il coupa la tête de
sa propre main à toutes les femmes
de la sultane. Après ce rigoureux
châtiment, persuadé qu’il n’y avait
pas une femme sage, pour prévenir
les infidélités de celles qu’il prendrait
à l’avenir, il résolut d’en épouser
une chaque nuit, et de la faire
étrangler le lendemain. S’étant imposé
cette loi cruelle, il jura qu’il
l’observerait immédiatement après
le départ du roi de Tartarie, qui
prit bientôt congé de lui, et se mit
en chemin chargé de présents magnifiques.
Schahzenan étant parti, Schahriar
ne manqua pas d’ordonner à son
grand-visir de lui amener la fille d’un
de ses généraux d’armée. Le visir
obéit. Le sultan coucha avec elle, et
le lendemain, en la lui remettant entre
les mains pour la faire mourir,
il lui commanda de lui en chercher une autre pour la nuit suivante.
Quelque répugnance qu’eût le visir
à exécuter de semblables ordres,
comme il devait au sultan son maître
une obéissance aveugle, il était
obligé de s’y soumettre. Il lui mena
donc la fille d’un officier subalterne,
qu’on fit aussi mourir le lendemain.
Après celle-là, ce fut la fille d’un
bourgeois de la capitale ; et enfin chaque
jour c’était une fille mariée, et
une femme morte.
Le bruit de cette inhumanité sans
exemple causa une consternation générale
dans la ville. On n’y entendait
que des cris et des lamentations.
Ici c’était un père en pleurs qui se
désespérait de la perte de sa fille ; et
là c’étaient de tendres mères, qui,
craignant pour les leurs la même destinée,
faisaient par avance retentir
l’air de leurs gémissements. Ainsi,
au lieu des louanges et des bénédictions
que le sultan s’était attirées jusqu’alors,
tous ses sujets ne faisaient
plus que des imprécations contre lui.
Le grand-visir, qui, comme on l’a déjà dit, était malgré lui le ministre
d’une si horrible injustice,
avait deux filles, dont l’aînée s’appelait
Scheherazade, et la cadette
Dinarzade. Cette dernière ne manquait
pas de mérite ; mais l’autre
avait un courage au-dessus de son
sexe, de l’esprit infiniment, avec
une pénétration admirable. Elle avait
beaucoup de lecture et une mémoire
si prodigieuse, que rien ne lui était
échappé de tout ce qu’elle avait lu.
Elle s’était heureusement appliquée
à la philosophie, à la médecine, à
l’histoire et aux arts ; et elle faisait
des vers mieux que les poètes les
plus célèbres de son temps. Outre
cela, elle était pourvue d’une beauté
extraordinaire ; et une vertu très-solide
couronnait toutes ses belles qualités.
Le visir aimait passionnément une
fille si digne de sa tendresse. Un
jour qu’ils s’entretenaient tous deux
ensemble, elle lui dit : « Mon père,
j’ai une grâce à vous demander ; je
vous supplie très-humblement de me
l’accorder. » « Je ne vous la refuserai pas, répondit-il, pourvu qu’elle
soit juste et raisonnable. » « Pour
juste, répliqua Scheherazade, elle
ne peut l’être davantage, et vous en
pouvez juger par le motif qui m’oblige
à vous la demander. J’ai dessein
d’arrêter le cours de cette barbarie
que le sultan exerce sur les
familles de cette ville. Je veux dissiper
la juste crainte que tant de mères
ont de perdre leurs filles d’une
manière si funeste. » « Votre intention
est fort louable, ma fille, dit le
visir ; mais le mal auquel vous voulez
remédier, me paraît sans remède.
Comment prétendez-vous
en venir à bout ? » « Mon père, repartit
Scheherazade, puisque par votre
entremise le sultan célèbre chaque
jour un nouveau mariage, je
vous conjure, par la tendre affection
que vous avez pour moi, de me
procurer l’honneur de sa couche. »
Le visir ne put entendre ce discours
sans horreur. « Ô Dieu ! interrompit-il
avec transport. Avez-vous perdu
l’esprit, ma fille ? Pouvez-vous me faire une prière si dangereuse ?
Vous savez que le sultan a fait serment
sur son âme de ne coucher
qu’une seule nuit avec la même femme
et de lui faire ôter la vie le lendemain,
et vous voulez que je lui
propose de vous épouser ? Songez-vous
bien à quoi vous expose votre
zèle indiscret ? » « Oui, mon père,
répondit cette vertueuse fille, je connais
tout le danger que je cours, et
il ne saurait m’épouvanter. Si je péris,
ma mort sera glorieuse ; et si je
réussis dans mon entreprise, je rendrai
à ma patrie un service important. »
« Non, non, dit le visir, quoi
que vous puissiez me représenter
pour m’intéresser à vous permettre
de vous jeter dans cet affreux péril,
ne vous imaginez pas que j’y consente.
Quand le sultan m’ordonnera
de vous enfoncer le poignard dans
le sein, hélas ! il faudra bien que je
lui obéisse. Quel triste emploi pour
un père ! Ah ! si vous ne craignez
point la mort, craignez du moins
de me causer la douleur mortelle de voir ma main teinte de votre
sang. » « Encore une fois, mon père,
dit Scheherazade, accordez-moi
la grâce que je vous demande. »
« Votre opiniâtreté, repartit le visir,
excite ma colère. Pourquoi vouloir
vous-même courir à votre perte ?
Qui ne prévoit pas la fin d’une
entreprise dangereuse, n’en saurait
sortir heureusement. Je crains qu’il
ne vous arrive ce qui arriva à l’âne,
qui était bien, et qui ne put s’y
tenir. » « Quel malheur arriva-t-il à
cet âne, reprit Scheherazade ? » « Je
vais vous le dire, répondit le visir ;
écoutez-moi :